Tierno Monénembo: « Dans tous les romans, les femmes sont des battantes » (Saharienne Indigo)

Détail de couverture de Saharienne Indigo © éditions du Seuil

Qu’ont en commun Véronique Bangoura, également appelée « la Comtesse », et Madame Corre, qui la presse de questions ? Ces deux femmes, régulièrement attablées dans l’un des cafés de la place Monge, remontent le fil de leurs vies. En leur compagnie, le lecteur s’aperçoit progressivement qu’elles ont toutes deux expérimenté le régime de Sékou Touré, en Guinée : tandis que la première a perdu ses parents dans le Camp Boiro, la seconde a perdu son mari lors d’une pendaison publique et a été contrainte de quitter le pays, alors même que l’on retenait son fils en Guinée. La Guinéenne Véronique Bangoura et la Française Madame Corre pleurent leur passé et recomposent les bribes d’une mémoire dispersée : la parole est aux femmes, c’est à elles qu’il revient d’écrire l’histoire – dans la fiction du moins. Interrogeant l’histoire collective, les mémoires individuelles, les puissances de figuration du récit, Tierno Monénembo livre avec Saharienne indigo une réflexion sur ce qu’écrire l’histoire veut dire, après les violences politiques. À Conakry, en janvier 2023, nous avons pu discuter ensemble de l’écriture de ce roman.

« Ce bruit jamais entendu auparavant… Ce corps qui s’effondre… Cette jeune fille qui plane en sautant du balcon… Ces souvenirs-là sont difficiles à supporter et le désordre avec lequel ils s’engouffraient dans ma mémoire les rendaient plus insupportables encore » (p. 41). Le récit commence comme un fait divers : Véronique Bangoura, 15 ans, vient de tuer son père. Elle est recueillie par une adolescente tout en étant persuadée que tout le monde connait son crime. Le récit suit un rythme tortueux pour revenir à la genèse du crime, interrogeant du même coup le poids de la mémoire et des traumatismes de l’histoire de la Guinée. Le lecteur est amené à remonter les traces du passé, pour ensuite venir interroger la mémoire de la Première République et de la présidence de Sékou Touré (1958-1984). Pourquoi avoir choisi un fait divers avec cette prédilection pour l’énigme, articulée à toute l’histoire de la Guinée ?

Comment je l’ai trouvée, cette histoire, je ne sais pas. J’avais en face de moi le défi de raconter une page de l’histoire de la Guinée relativement connue puisque les journaux et les historiens l’ont suffisamment traitée, mais je voulais le faire cette fois-ci de manière intime, à travers la vie d’une jeune fille, bien personnifiée, qui a un itinéraire à elle, Véronique Bangoura. Ce n’est pas elle, la détenue, ce n’est pas elle, la prisonnière : elle est née dans le camp, en prison. On apprend finalement qu’elle a tué en réalité le meurtrier de son propre père biologique, qui l’avait ensuite adoptée parce qu’elle était née dans le camp et que lui-même n’avait pas d’enfant avec son épouse. Je me suis dit qu’il fallait du recul pour raconter cette histoire de façon un peu détachée et d’avoir surtout la perspective nécessaire pour que les faits soient racontés dans leur totalité, un peu comme quelqu’un qui se perche au sommet d’une colline pour voir le village, pour voir un panorama. C’est créer un panorama. La construction de cette histoire me permet d’avoir la perspective nécessaire pour raconter l’histoire récente de la Guinée. C’est venu sans que j’y pense vraiment, c’est venu au fil de l’écriture. L’acte de créer fait un peu penser à la création du monde par Dieu : les personnages échappent au créateur, des personnages arrivent souvent sans frapper à la porte, ils s’installent, ils s’imposent et finalement ils dictent la suite du roman. C’est un peu ce qui est arrivé à Madame Corre, qui n’était pas du tout prévue et qui finit par devenir comme un personnage principal bis. C’est elle qui déclenche la parole de Véronique Bangoura. C’est presque une de ses doublures.

Ce sont d’ailleurs deux femmes meurtries par la dictature, qui se cherchent et se parlent tout au long du roman depuis un café de la rue Mouffetard : « Nous venons de la même déchirure. Vous êtes l’autre versant de ma montagne, l’autre version de mon histoire. Il existe des parentés plus solides que celle des gènes. Parfois, votre présence me perturbe, je vous regarde et je me dis : « Mais qui nous a créées, celle-là et moi ? Le Bon Dieu ou bien Sékou Touré » ? » (p. 252) Ce sont des trajectoire de vies transfigurées par le Camp Boiro. Vous dites également que les despotes ont « le sens de l’intrigue » (p. 253) : ils tentent d’égaler Dieu en façonnant des trajectoires individuelles.

Sur plusieurs générations et même sur plusieurs nationalités. Madame Corre a quelque chose à voir avec le Camp Boiro, elle a vécu quelque chose d’inoubliable : son mari a été pendu, on lui a arraché son fils. Ce qui est vrai, j’ai eu un professeur d’histoire naturelle, Madame Soumah, dont le mari était le directeur de la centrale électrique de Conakry, il était ingénieur-électricien, il a été pris, exécuté. Elle a été expulsée, ils ont retenu ses enfants parce que les blanches ne devaient pas repartir avec les enfants. Tout est vrai.

C’est la première fois que vous revenez à l’histoire guinéenne, et à l’histoire de la Première République aussi frontalement. Les Crapauds brousse se situaient dans un État d’Afrique qui n’était pas nommé et l’allégorie pouvait recouvrir plusieurs États. Ici, les lieux sont précisément nommés. Les personnages renvoient à des existences et des situations réelles : Diallo, ministre des finances ensuite enfermé (p. 182) ; le colonel Fodé Soumah, revenant veiller sur ses crimes passés ; Jean-Pierre Bangoura dont la seule trace de son existence repose sur une photo que peu de personnes peuvent désormais reconnaître (p. 190). Pourquoi avez-vous choisi d’aborder cette histoire ouvertement en ce moment et d’affronter que vous parlez de l’histoire de la Guinée depuis toujours ?

Tout était là, dans mon ventre, sous ma bouche ou sous ma plume mais je n’étais pas encore prêt psychologiquement à en parler. Maintenant je suis prêt parce que la douleur s’atténue un peu avec le temps. Le fait de l’avoir écrit, d’ailleurs, fait que je la supporte davantage, cette sordide histoire. Elle a toujours été là, elle a toujours été présente dans mes autres romans : même dans Les Crapauds brousse, même dans Les Écailles du ciel, même en exil, les pendus sont toujours là. Dans une réalité qui se passe à Lyon, le pont des pendus est là en alternance avec les cafés de Lyon. Ce roman était là, il est présent dans tout ce que j’ai écrit, pratiquement.

L’homme inquiétant à la saharienne indigo, qui donne son titre au roman, suit le personnage de la meurtrière, persuadée qu’elle le voit partout : est-ce un symbole plus général de l’œil du régime ?

Oui, la dictature c’est le flic. La dictature est un œil, l’œil qui voit tout, l’œil qui observe tout, l’œil qui est dans votre salle de bain, même dans vos rêves. La dictature doit tout voir, rien ne doit lui être caché. Sauf qu’il faut préciser une chose : ce n’est pas mon titre ! C’est Le Seuil qui l’a proposé, j’avais donné comme titre Les vies et les morts de Véronique Bangoura mais on m’a dit que c’était trop long. Je n’aime pas du tout ce titre, il correspond mal avec l’histoire. Mais c’est un personnage pivot et c’est aussi le représentant du régime : ce sont quand même des professionnels, ils savent ce qu’ils font. Quand j’ai dit que ça n’avait rien à voir avec le roman, on m’a dit que La Chartreuse de Parme n’avait rien à voir avec le roman de Stendhal !

Votre roman est aussi une réflexion plus générale sur les noms qu’on a, sur les identités, au fil de nos vies. Dans Saharienne indigo, vos personnages ne cessent de changer de noms, comme des masques. « Autant de noms, autant de rôles », dit Véronique Bangoura, ces noms « Je les porte avec arrogance » (p. 193) ; « notre identité est mouvante : nous allons toutes les deux sans cesse d’un personnage à l’autre » (p. 181). Le soin de se reconstruire après la violence politique se porte-t-il vers la fabulation, le récit de soi ? Se faire personnage de roman en un sens ? 

C’est un être démultiplié en quelque sorte, non pas par choix ni par sa volonté, mais de par le contexte. C’est un pays en dérive et tous les personnages sont à la dérive. Les personnages ne sont pas forcément méchants, ce ne sont pas forcément des putes ou des truands mais ils sont obligés de l’être. Alfadio n’est pas un salopard, c’est un gosse qui a mal tourné. C’est le roman de mon pays en dérive.

Aujourd’hui où l’aéroport de Conakry a été rebaptisé « Ahmed Sékou Touré », il est difficile d’avoir une mémoire apaisée de la Première République en Guinée. Les victimes du Camp Boiro peinent à faire reconnaître les violences du régime. Beaucoup de passages racontent avec précision les modes de torture dans le Camp (p. 193). Il y a aussi un enjeu de transmission dans l’écriture du roman aujourd’hui en Guinée, tandis qu’il n’y a jamais eu de réflexion étatique sur la période de Sékou Touré.

Au contraire, ils sont en train de le célébrer tranquillement, dans l’indifférence générale parce que ce qui caractérise l’élite guinéenne, c’est l’apathie. J’ai essayé de le dire, mais je suis le seul. L’aéroport porte son nom et il n’y a rien sur les victimes du Camp Boiro. Ils sont en train de faire un procès sur les victimes des massacres de 2009 mais les crimes sont dix fois plus nombreux et plus graves dans tous les sens du terme concernant cette période. C’est terrible.

Le récit raconte des traumas qui circulent sur plusieurs générations. Ils sont cachés, tus, pendant toute la première partie du roman. On ne découvre que progressivement la réalité de la prison politique. Le lecteur est mis dans la même position que les jeunes générations pour qui la mémoire n’est pas transmise – je pense notamment au personnage de Dian Charles-André. Vous citez Primo Levi pour parler de cette période (p. 198-199), en faisant un parallèle avec la Shoah.

Les gens s’en moquent des choses importantes, c’est la survie qui préoccupe tout le monde ici, même les élites. Et c’est très grave car le rôle des élites, c’est de soigner et de s’occuper la mémoire collective. C’est tout le pays qui a à reconstruire son passé. Sans la mémoire, il n’y a pas de passé. L’histoire, c’est ce qui a été raconté, ce ne sont pas les faits en tant que tel qui font l’histoire, s’il n’y a pas de récit, il n’y a pas d’histoire. L’histoire est morte. La définition classique de l’épopée, c’est l’intervention de l’aède. Quand il n’y a pas d’intervention de l’aède, il n’y a pas d’épopée. Si on ne raconte pas, il n’y a pas d’histoire. Dès qu’on se tait il n’y a pas d’histoire. C’est ce qui arrive ici.

On suit également les tribulations des jeunes, dans les bars, des magouilles et des débrouilles : Atou et ses copines. Ces jeunes filles très débrouillardes sont récurrentes dans vos œuvres, souvent à la première personne du singulier, en assumant un je très féminin : celle à l’étoile au front, qui ressemblait beaucoup à la Nedjma de Kateb Yacine était déjà présente dans Bled. Comment avez-vous construit ce personnage ?

Ce sont de battantes ! Véronique Bangoura est une battante, elle ne baisse jamais les bras, elle continue, elle traîne son mari dans une chaise roulante mais elle continue encore. Dans tous les romans, les femmes sont des battantes.

Tierno Monénembo, Saharienne Indigo, éditions du Seuil, juin 2022, 336 p., 20 €