Andrea Zanzotto: L’éclatement coagulé du style (Haïkus pour une saison)

Andrea Zanzotto (DR)

Étant une inconditionnelle de l’œuvre d’Andrea Zanzotto (1921-2011), je m’étais rendue un jour d’hiver de 2019 à Pieve de Soligo, village natal du poète dans la province du Veneto. Cherchant sur place où il avait habité, je me rendais compte que personne ne se souvenait de lui. Seul le pharmacien du centre-ville où Zanzotto passait pour consulter le baromètre, se rappelait de la maison paternelle (désormais une façade donnant sur une ruine) et pouvait me fournir quelques indications sur la demeure du poète au bord du village.

Après quelques pérégrinations, je me suis arrêtée devant une maison à jardin qui aurait pu être la sienne. La vue sur les Dolomites était barrée par un nouveau complexe de logements, amputant la vision sur la montagne, point d’ancrage des rêves et méditations poétiques d’AZ. Une femme, accroupie sous une haie et travaillant la terre, me confirmait que c’était bien la maison du poète mais que son étude était désormais fermée à clé, l’héritage littéraire sous contrôle d’un professeur d’université. M’ayant invitée toutefois à venir jusqu’à la terrasse, elle est revenue avec un dossier dont elle a retiré des feuilles en anglais et un extrait de presse d’un journal américain. Je ne saisissais pas tout de suite ce qu’elle faisait. J’ai compris après qu’elle m’avait montré le manuscrit des Haiku for a Season.

Entre 1982 et 1984, Andrea Zanzotto traverse une grave crise psychique qui doit être soignée à l’hôpital et le poussa à entrer en analyse plurale. « À mi-chemin de l’épuisement et de la passivité », Zanzotto avait l’impression que son chemin était barré, son impulsion créatrice bloquée. Il craignait d’être frappé par la stérilité ou l’aphasie, comme ce fut le cas chez Ezra Pound. À propos de cette expérience Zanzotto disait : « un lourd manque de confiance m’assiégeait… je me sentais menacé par le sentiment d’une irréalité du tout et par une stérile panthophobie ». C’est pendant ces séjours hospitaliers que surgissent des « grumeaux », qu’il consigne aussitôt, pour assurer le contact avec sa psyché : « Ce fut comme un moment très sombre, comme si j’avais été plongé dans un marécage limoneux, et, d’ailleurs, dans un égout, et les mots ― en très petit nombre, au début semblable à des crampes verbales ― sortaient de ma bouche comme autant de bulles. Je gargarisais un flux de fragments et de variations, retours et repentirs, avec des hybridations linguistiques » (in Marzio Breda, « L’Alchimiste du mot », postface à Haïkus pour une saison). C’est par cette voie proto-sensorielle et viscérale, intimement liée au corps biologique, que les haïkus se fraient un chemin et naissent à la forme. Ils sont propulsés à la surface du corps comme des sons-formes sous une « dictée » (« diktat ») proche de l’écriture automatique.

Les haïkus jaillissent initialement en anglais, langue que l’auteur, d’expression italienne, disait ne maîtriser que « superficiellement ». Ce phénomène intéressant de poésie surgissant dans une langue autre que la langue maternelle, ne m’étonne pas. Il se produit pendant une période de crise où le poète ne voyait plus comment continuer à naviguer poétiquement dans sa langue natale. Son recours à une langue étrangère (l’anglais) et une tradition poétique étrangère à la civilisation occidentale (japonaise) lui ont permis une possibilité de survie psychique et la reconstitution de son souffle vital. Les haïkus ont donc eu en premier lieu une fonction thérapeutique, qu’ils dépassent cependant largement puisqu’il s’agit de formulations poétiques très travaillées.

Les Haïkus pour une saison sont en réalité des « pseudo-haïkus » (17 syllabes réparties sur 3 vers, dont 2 pentasyllabiques alternées à 1 heptasyllabe) qui s’inspirent librement de la forme japonaise. Philippe Di Meo spécifie, dans son excellente postface « Filer la brume », que Zanzotto retient avant tout la concision et la temporalité du haïku japonais. Une concision qui peut se lire dans des formes-pensées explorant le réel à travers un langage ultra-économique déployé dans un anglais scintillant (malgré les réserves du poète.), où l’accent est porté sur la dimension phonico-rythmique. Et une temporalité qui s’annonce dans le titre Haïkus pour une saison, lequel évoque la saison la plus puissante, celle du printemps.

Écrits en anglais, les Haïkus posent dès l’abord la question de la traduction. Marzio Breda rapporte que Zanzotto tente d’auto-traduire ses haïkus en italien une quinzaine d’années après leur écriture. Bien conscient des enjeux, Zanzotto s’angoisse devant les problèmes d’une telle traduction/trahison, surtout lors de la transposition phonico-rythmique de l’anglais à l’italien (ce qu’il nommait « le nuage phonique de sa poésie »).

Nous nous trouvons en d’autres termes devant un texte de nature tout à fait particulière, dont Philippe di Meo et les éditions La Barque présentent une version trilingue. La disposition des poèmes sur la page présente d’abord la traduction française, suivie des versions anglaise et italienne en caractères plus petits. La présentation trilingue des poèmes sur une seule page rend manifeste la spécificité des trois langues, leurs rapprochements, mais aussi leurs écarts lexicaux, syntaxiques et phonico-rythmiques. C’est un geste éditorial courageux de déployer les traductions de cette façon et d’afficher ainsi le potentiel créatif de chaque langue. Je peux m’imaginer que le défi du traducteur (des traducteurs en réalité : AZ vers l’italien, et ensuite Di Meo vers le français) a été de taille. Une mission presqu’impossible, vu les nombreuses contraintes et la différence entre l’anglais et les deux langues romanes. Lors du premier transfert en italien (par AZ), et du deuxième vers le français (lequel se base avant tout sur la version italienne), la perte phonico-rythmique des haïkus est irrémédiable, et cela malgré les ingénieuses trouvailles lexicales et les finesses stylistiques de la traduction :

Buts et désirs tout juste ressentis

violet des pensées

derrière des regards et des regards,

déconcertés regards, lorsque mai se nie

 

Aims and wishes faintly felt

violet of pansies

under eyes and eyes

dazzled eyes, when May denies

 

Mete et desideri appena sentiti,

Violetti di pansé

Dietro sguardi e sguardi

Sconcertati sguardi, quando maggio si nega

Ne partageant pas le parti-pris que la « traduction » poétique serait une « trahison », ce point de vue vaut en revanche pour la traduction de haïkus. Et je comprends l’angoisse de Zanzotto lors de la traduction de ses propres vers en italien. Il était convaincu que l’italien ne saurait jamais rendre les formes idiomatiques et coagulées de l’anglais. C’est pourquoi d’ailleurs l’accueil des haïkus en occident fut surtout l’affaire de poètes euro-américains, comme Pound, Williams, Aiken, Stevens ou les Imagistes.

Philippe Di Meo spécifie que la version première des Haïkus fut en réalité déjà duelle (en anglais et en italien), et qu’elle était donc dès l’abord marquée par une césure. Dès lors, la présente édition des Haïkus pour une saison / Haiku for a Season / Haiku per una stagione se caractérise par deux césures : une première entre l’anglais et l’italien, et une seconde entre l’italien et le français. Or, cette présentation trilingue des Haïkus active une lecture hautement dynamique, du haut vers le bas et inversement, qui traverse les trois langues et leurs spécificités expressives. La disposition des poèmes et le mode de lecture qui en découle, permettent de transcender les césures par une nouvelle « connectivité » générée entre les textes. Les hiatus deviennent productifs. C’est un des grands mérites de l’essai de Di Meo de le souligner.

La tentative de générer de la connectivité (et donc de dépasser la césure) est une problématique importante chez AZ qui marque également sa thématique, son style et la composition de ses recueils. Thématiquement, les Haïkus sismographient des fluctuations météorologiques d’une psyché troublée. On y repère un mouvement de circularité qui se déplace de l’extérieur vers l’intérieur, et dont l’enjeu est de nouer les tangences entre le paysage et le moi.  Mais, plus qu’ailleurs, et en raison notamment d’une approche neutre du réel où le « je » est délibérément tenu à distance, cette circularité dans Haïkus pour une saison est très fluide. Plus qu’une césure, donc, on y lit un flux de proto-sensations jaillies depuis un printemps changeant et évanescent.

Le dépassement de la césure se retrouve également au niveau d’un style à la fois éclaté (fait d’explosions et de déploiements) et coagulé. La cohérence stylistique est renforcée par l’approche plurielle du réel, à la fois analytique et synthétique, mêlant l’instantané et l’éternel, le concret et l’abstrait, le circonstanciel et le structurel. Finalement, la même question traverse la composition du recueil qui, au premier abord, ne semble présenter que des fragments déliés à formes-pensées effilochées se succédant sans lien apparent. Mais à y regarder de plus près, le lecteur voit que ces fragments forment des brumes et nuées, des organismes liés qui renvoient à la thématique du printemps évanescent et à l’éclatement coagulé du style. Et ainsi, ces fragments, dissipés à première vue, forment une cohérence compositionnelle.

Bref, Haïkus pour une saison est un recueil qui a quelque chose de déroutant. Cette déroute ne provient pas tant de la surprise devant la version anglaise, unique et atypique, mais d’une incompréhension des enjeux poétiques. De ce point de vue, les trois excellentes postfaces sont nécessaires à l’orientation de la lecture. Chacune approfondit à sa façon la signification et la portée des poèmes (la fertilité des Haïkus contient les germes de l’œuvre ultérieure). Il faut donc passer par elles (voire passer en premier lieu par elles). À travers les Haïkus, l’œuvre frôle l’abîme et renaît. Il s’agit de poèmes requérant une seconde lecture qui, elle, mettra en valeur leur force et leur beauté :

Derniers coquelicots, finement hémorragiques

disciples d’autres détresses, d’autres pensées ―

riches de vertus, d’humilités

 

Last poppies, thinly hemorrhagic

following other thoughts, distresses

rich in virtues, humblenesses

 

Ultimi papaveri, soavemente emorragici

seguaci di altri pensieri, tensioni

ricchi di virtù ed umilità

Les éditions La Barque ont également publié un bref essai d’AZ sur Camille Corot, intitulé Vers, dans le paysage. Ce texte a été écrit en 1994 à l’invitation du Musée des Beaux-Arts de Reims lors d’une exposition sur le paysage. Lire Vers, dans le paysage en parallèle avec les Haïkus ou, inversement, lire les Haïkus à la lumière de cet essai, éclaire respectivement les deux textes. Ici comme ailleurs, Zanzotto se révèle excellent essayiste, animant sa lecture de Corot de ses propres recherches formelles et thématiques autour des tangences entre l’intime et le cosmique. Écrit dans un style à la fois éloquent, poétique et précis, il se focalise sur les rapports homme-nature et nature-nature. En quelques pages et à sa façon toute caractéristique, il parvient à capter la spécificité de l’art du paysage chez Corot, décrivant comment la passion et le premier choc émotionnel devant la nature (ici, le plus souvent, des scènes de campagne française) se traduisent par un flux de désir qui installe une fusion entre intérieur et extérieur : « La Saulaie. Ce dernier tableau représente un lambeau de campagne française, des paysans (petites taches) au travail, les saules bien disposés, précis, les maisonnettes parmi la verdure, et, au milieu, pour couper le plan horizontal, un ruisseau coule, où la lumière se réverbère, fixant ainsi l’ensemble de la construction qui résume et synthétise une typologie enracinée. Les caressant, les contrastant, le grand amour, qui inclut la réalité tout entière, scintille jusque dans ses moindres détails. On y retrouve, peut-être, des atmosphères italiennes, tout aussi chaleureuses, filtrées à travers un paysage, tout à découvrir, toujours nouveau dans ses stimulations, qui, dans sa vue directe, est fertile en surprises ».

 

Zanzotto spécifie comment Corot, par son approche miniaturiste, fait jaillir une nature autocréatrice qui transfigure le lieu représenté en un espace « auratique », où l’Être affleure comme un diamant. Pour AZ, les paysages de Corot présentent une entente effective avec le monde, qui devient une expérience à vivre. Vers, dans le paysage est un texte bref et délicieux qui va droit au but de son propos. Il s’agit également d’un hommage du poète à son père (peintre, dessinateur et miniaturiste qui adorait Corot), dont la sensibilité et l’imaginaire ont marqué à jamais l’âme du fils.

Andrea Zanzotto, Haïkus pour une saison, traduit par Philippe Di Meo, et suivi de « Sur les haïkus », par Andrea Zanzotto ; « L’Alchimiste du mot », par Marzio Breda ; et « Filer la brume » par Philippe Di Meo, La Barque, 2021, 127 p., 21 €
Andrea Zanzotto, Vers, dans le paysage [Corot], traduit par Philippe Di Meo, La Barque, 2022, 31 p., 9 €