Stéphane Dufoix : « Beaucoup de gens refusent l’idée que nous serions encore colonisateurs, racistes etc. Pourtant, nous le sommes mais d’une façon qu’il faut expliquer » (Décolonial)

Décolonial © éditions Anamosa

Décidément, la collection « Le Mot est faible » chez Anamosa s’impose comme l’indispensable boîte à outils pour penser le temps présent, une nécessité critique qui ne peut que s’imposer à la lecture de chacun des titres parus. Après Universalisme de Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau publié l’an passé paraît ces jours-ci un autre essai magistral et tout aussi important : Décolonial de Stéphane Dufoix. Le professeur de sociologie s’interroge ici sur l’usage des mots « décolonial » et « décolonialisme » dans le débat public, la manière dont ils se monétisent et se démonétisent pour rejoindre des lignes de fracture politique et intellectuelle majeures de notre contemporain. Dans cet essai d’un engagement académique, questionnant l’ethnocentrisme, s’affirme le désir d’un nouveau dialogue critique, résolument décentré. Autant de pistes de réflexions que Diacritik esquisse avec son auteur le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur les origines de votre percutant essai, Décolonial qui vient de paraître chez Anamosa. Si, professeur de sociologie à l’Université Paris Nanterre, vous avez depuis de nombreuses années pour domaines de recherche privilégiés la sociologie historique des concepts ainsi que l’épistémologie des sciences sociales, qu’est-ce qui vous a particulièrement poussé à écrire aujourd’hui sur le décolonial ? Vous évoquez à l’entame de votre réflexion votre participation à un débat télévisé suite à la vive polémique qui, en février 2021, a vu la ministre de la recherche d’alors, Frédérique Vidal, lancer une charge virulente contre ce qu’elle a cru bon de désigner comme « islamo-gauchisme ». En quoi ce débat vous a-t-il conduit à écrire sur ce fantasme droitier autour du décolonial qui devient le synonyme de wokisme ou encore de communautarisme ? En quoi une mise au point lexicale et conceptuelle s’imposait selon vous ?

Quand on se met à travailler sur un sujet spécifique, il est toujours difficile de parler d’une seule origine. Cependant, il est évident que la recherche que je mène à l’heure actuelle sur les possibilités d’écriture d’une histoire mondiale de la sociologie a joué un rôle décisif. Dans le cadre de cette enquête, j’avais identifié l’importance du groupe Colonialité/Modernité – constitué aux Etats-Unis à la fin des années 1990 par des universitaires majoritairement latino-américain.e.s – pour l’élaboration d’un projet académique mettant en cause l’ethnocentrisme des sciences humaines et sociales occidentales et appelant à mettre en œuvre une perspective « décoloniale » afin de prendre en compte l’existence d’une diversité de savoirs possibles. L’émergence en France, à partir de la moitié des années 2010, du substantif « décolonialisme » et de l’adjectif « décolonial.e » m’a progressivement amené à réfléchir aux liens entre les deux usages. Comment tenter d’expliquer qu’il n’était presque exclusivement utilisé en France que pour décrire des actions, des mouvements, des acteurs ou bien des idées qui mettraient en péril tout à la fois l’universalisme de la science et les « valeurs de la République » ? Cette interrogation rejoignait un ancien travail sur l’émergence et les usages du terme communautarisme. Petit à petit, cette réflexion sur cette réception suspecte du mot décolonial a commencé à prendre sens dans le cadre plus large de ma recherche. Le débat télévisé auquel vous faites référence m’a aidé à encore mieux comprendre certains ressorts de ces attaques anti-décoloniales qui non seulement contribuent à rendre invisibles – en les détournant – des cadres théoriques importants pour les sciences humaines et sociales contemporaines, mais réduisent également l’universalisme à l’exception française, s’inscrivant en cela dans une histoire néo-républicaine déjà vieille de plus de trente ans. Il semblait donc important de prendre position – en assumant une posture d’engagement académique – et d’appeler à une remise en ordre des enjeux politiques, intellectuels et scientifiques de ces débats. Parler de remise en ordre ne signifie pas du tout s’arroger un droit à la vérité. Il s’agit simplement de venir démontrer les ressorts à l’œuvre dans certaines logiques de dénonciation, et notamment dans le maniement des termes. Décolonialisme n’est pas évidemment le substantif correspondant à l’adjectif décolonial. Il le devient lorsqu’il s’agit d’éviter de discuter théorie et argumentation épistémologique pour se contenter de dénigrer une idéologie qui tout à la fois ne mérite pas qu’on s’y intéresse mais qui est malgré tout jugée trop dangereuse pour qu’on n’en parle pas !

Pour en venir au cœur de vos interrogations, Décolonial opère sans attendre une distinction entre décolonialisme et décolonial. Selon vous, « décolonialisme » n’est pas uniquement le synonyme de décolonial car, pour nombre d’éditorialistes, le décolonialisme ne renvoie pas à l’expression d’une recherche en sciences sociales mais à son épouvantail médiatique et idéologique omniprésent dans les discours politiques d’extrême droite comme ceux d’Eric Ciotti ou d’Eric Zemmour se prétendant défenseurs des valeurs républicaines. Afin d’illustrer votre propos, vous prenez notamment pour exemple le désormais célèbre Observatoire du décolonialisme à l’origine de la problématique tribune « Le « décolonialisme », une stratégie hégémonique : l’appel de 80 intellectuels ». Pourquoi ces 80 intellectuels et plus largement l’extrême droite considèrent-ils le décolonialisme comme un péril pour l’Université ? Quelles sont les raisons exactes d’une telle peur qui a pu culminer notamment dans le « colloque » organisé en Sorbonne en janvier 2022 par Blanquer juste avant sa chute ? Qu’est-ce que ces Républicains ont tant à craindre : une perte de leur hégémonie culturelle au sens de Gramsci ? L’offensive n’est-elle pas plutôt politique que strictement conceptuelle ?

L’offensive que vous évoquez peut être considérée de deux manières différentes sur le plan temporel. On peut y voir un développement récent, essentiellement à partir de 2016, qui se concentre assez précisément sur la « pensée décoloniale » et le « décolonialisme » pour reprendre les termes de celles et ceux qui y voient une menace. La menace en question est celle que ferait peser un nombre croissant d’universitaires sur l’autonomie et la neutralité de la recherche en France, mais elle concerne également un danger qui y est étroitement associé mais dont la portée est encore plus grande : celui de la progressive mainmise sur l’enseignement supérieur et la recherche par des idéologues n’ayant d’autre but que d’affaiblir la République et l’identité française en brandissant les drapeaux du genre, de la race, de l’ethnicité, de la religion ou de la sexualité afin de miner les « valeurs de la République » et son indifférence aux différences. Entendu de cette manière, et qu’il s’agisse d’intersectionnalité, d’écriture inclusive, de revendications d’autonomie régionale ou linguistique, de lutte contre les discriminations de toutes sortes, ou encore d’appels à une autre écriture de l’histoire française ou mondiale, le « décolonialisme » est alors un virus, une maladie qui se répand, qui tend la main aux terroristes par l’intermédiaire des universitaires « islamo-gauchistes » et qui représente un risque mortel pour l’identité française ainsi que pour les valeurs de l’Occident. Sous des dehors de critique académique, ces attaques doivent être comprises comme éminemment politiques, d’une part parce qu’elles réduisent au pur militantisme – et donc à la non scientificité – des travaux présentant la particularité d’être en même temps scientifiques et politiques, et d’autre part parce que les arguments présentés à l’encontre de ces travaux sont eux-mêmes largement politiques en ce qu’ils opposent un modèle républicain français à un modèle multiculturaliste américain ou bien encore un occidentalisme presque forcené face à un Sud global revanchard et fondamentalement anti-occidental et anti-Lumières. Cependant, si ce tropisme politique prend ici une forme assez nouvelle par sa focalisation sur le monde de la recherche, la défense de la République indivisible contre les forces visant à la fracturer, la fragmenter en tribus identitaires, la dissoudre dans l’acide de la tyrannie des minorités, ne remonte pas à hier. Elle s’inscrit tout à fait dans la logique qui s’est installée en France à partir de 1989 autour d’une néo-républicanisation du discours politique et intellectuel. Aux attaques contre le « communautarisme » dans les années 1990 font aujourd’hui écho les anathèmes contre le « décolonialisme » ou le « wokisme ». Le moment géopolitique est différent, la configuration intellectuelle et politique également, mais les ressorts sont identiques.

Contre l’usage éditorialiste sinon polémique du terme « décolonialisme », vous prenez soin de préciser ce que, pour votre part, il s’agit d’entendre par « décolonial » : vous affirmez ainsi que le décolonial est « un courant de pensée académique en faveur de la reconnaissance des différences et de la révision des récits eurocentrés ou androcentrés ». Il s’agit, dites-vous encore, d’une « attaque contre la persistance de discriminations systémiques ». D’évidence, le décolonial tel que vous l’exposez avec force est à chercher du côté du progressisme tandis que le décolonialisme éditorialiste se place manifestement du côté de la droite réactionnaire : est-ce pour cette raison que, d’emblée, vous vous définissez comme « un chercheur engagé » ?

Votre question est compliquée car elle touche à des points très sensibles à l’heure actuelle.  Bien entendu, il n’est pas possible de s’appuyer sur ce que serait le « vrai » sens d’un terme car ses définitions sont faites de ses différents usages et de l’importance que certains d’entre eux prennent selon les lieux et les moments. L’usage académique de décolonial – en espagnol et en anglais – émerge au cours des années 1990, de manière bien antérieure à ce qui se passe en France où la majeure partie des usages intellectuels ne font aucune référence à ces travaux et stigmatisent comme « décolonialisme » – sous-entendu idéologique – toute action ou pensée qui aurait tendance à dénoncer le « racisme systémique » en France, la persistance des discriminations quelles qu’elles soient, la critique de l’historiographie de l’identité française. Vu du côté de la lutte contre les discriminations, ou bien encore de la critique de l’hégémonie des récits occidentaux, le décolonial apparaît en effet comme progressiste. En France, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays européens par exemple, la dénonciation intellectuelle, politique et journalistique (en tout cas dans les magazines les plus à droite et/ou les plus républicanistes : Causeur, L’Express, Le Point, Marianne…) assimile la critique décoloniale à la critique de la pensée des Lumières et la voit donc comme réactionnaire. Le plus important me paraît de souligner les processus à l’œuvre et de faire comprendre en particulier ce qui s’est joué – et se joue encore – dans cette collusion politico-intellectuallo-journalistique contre la pensée décoloniale et dans l’idée selon laquelle il était nécessaire de distinguer le bon grain de l’ivraie pour séparer les « vrai.e.s » universitaires des « idéologues » venant dévoyer le débat scientifique.

Ma revendication d’un « engagement académique » s’appuie sur un argument particulier : non seulement la recherche n’est pas neutre dans le choix des objets, des méthodes, de la position occupée par le chercheur ou la chercheuse, mais certains sujets, parfois plus que d’autres, nécessitent également une prise de position en raison même de la perspective académique choisie. Envisager d’écrire une histoire mondiale de la sociologie irréductible à la sociologie occidentale implique de facto une critique assumée du récit universalisant de l’histoire de la sociologie. Telle que je l’envisage, la sociologie critique – et les sciences humaines et sociales critiques en général – s’efforcent d’offrir des modes de transformation du monde social existant au travers de la mise à jour de certains processus qui tendent au contraire à assurer sa pérennisation, et en particulier la reconduction des inégalités et des hégémonies.

Ce que vous ne manquez pas de souligner également, c’est combien les attaques contre le décolonial se nourrissent finalement de ce que le décolonial dénonce, à savoir les récits centrés sur l’occident, dont la légitimité scientifique ne serait à chercher que du côté des savoirs nés en Occident. En quoi ces attaques ne tiennent non pas seulement en compte la circulation des idées mais, de fait, la refuse ? En quoi finalement ne s’agit-il pas d’un impérialisme intellectuel hérité directement d’un esprit colonialiste ou plus directement nationaliste et suprémaciste ?

Les contradictions des attaques anti-décoloniales abondent. Je me contenterai d’en citer deux. Il est difficilement cohérent de considérer dans un seul et même temps que la « pensée décoloniale » ainsi dénoncée émane des « campus américains » tout en lui reprochant de s’attaquer aux fondements mêmes de l’histoire et de la civilisation occidentale. Par ailleurs, comment peut-on tout à la fois défendre ou « oser l’universalisme » pour reprendre les termes de Nathalie Heinich, et y voir une démarche aussi bien scientifique que politique (non seulement républicaniste mais également « française) alors même que cette possibilité d’une démarche académique et politique est refusée aux auteurs désignés comme « multiculturaliste » ou « décoloniaux » au prétexte que cette association entre science et politique ne relèverait pas des principes de la science. Il est évident que cette défense du lien entre universalisme scientifique – bien caché derrière une mauvaise compréhension de la « neutralité axiologique » du sociologue allemand Max Weber – et universalisme politique républicaniste est en soi un récit particulier qui, entre autres, voit d’un mauvais œil ce qui est pourtant, sur le plan empirique, l’un des éléments les plus importants de la production du savoir scientifique, à savoir la circulation internationale des idées, des auteurs et autrices, des théories etc. Or, la non-circulation des idées, ou la dénonciation des idées vues comme émanant d’ailleurs, de l’étranger, fait également partie de ce processus. En effet, en tout cas dans le cas présent, le refus de considérer l’importance académique des travaux décoloniaux – refus qui va de pair avec le fait de les transformer en simples idéologies qui prennent le nom de décolonialisme ou de wokisme – revient également à défendre une exceptionnalité française considérée comme menacée, par la mondialisation, par ce qui est présenté comme étant de la « repentance » ou de la tyrannie des minorités.

Pour en revenir à l’objet même de vos travaux, vous indiquez combien le décolonial doit s’entendre comme une manière de contre-histoire de la modernité en mettant en exergue combien la modernité n’a pas encore été suffisamment été interrogée dans ses fondements épistémiques. Ceux-ci seraient notamment ethnocentrés : il s’agit alors, dites-vous, de décoloniser les savoirs pour décoloniser également les femmes et les hommes. Est-ce en cela que, à la suite de Walter Mignolo, vous appelez avec force à une « désobéissance épistémique » ?

La philosophie des sciences, ou bien l’épistémologie si l’on tient à distinguer les deux, s’est avant tout mise en place en Europe occidentale puis, plus tardivement, en Amérique du nord. Il en résulte que les discussions sur la définition de la science, de ses méthodes et de ses principes, se sont très longtemps uniquement appuyées sur des exemples relevant des sciences dites « dures » – les sciences dites historiques ou sociales ayant cherché à faire valoir leur spécificité scientifique à partir de la fin du XIXe siècle – mais de surcroît des sciences dures occidentales. Les évolutions constructivistes du XXe siècle dans le domaine de l’histoire des sciences ou des science studies (sous la plume de Ludwik Fleck, Thomas Kuhn, Steven Shapin ou encore Simon Shaffer) n’ont pas fondamentalement modifié la donne. L’immense majorité des histoires de la physique, des mathématiques ou de la médecine demeure encore occidentale.

Le lien entre science et modernité est historiquement très fort puisque le raisonnement scientifique a largement été mis au service de la distinction entre moderne et primitif, entre civilisé et traditionnel, la croyance en la science servant par ailleurs à reléguer dans la superstition toute forme de savoir non scientifique. Étroitement associée à la défense d’un universalisme moderne, la science ainsi considérée peut difficilement être remise en question sauf à mettre en cause la croyance même en l’universalisme, C’est au nom de cette imposition scientifique à l’encontre d’autres formes de savoirs que le sémiologue argentin Walter Mignolo appelait il y a une vingtaine d’années à la « désobéissance épistémique », c’est-à-dire à un refus de l’universalisme abstrait. Toutefois, dans l’approche décoloniale, ce refus fonctionne comme une opposition à une forme hégémonique d’universalisme et non à l’idée d’une universalité pensée différemment, par exemple sous une forme plurielle.

Dans cette patiente entreprise de décolonisation des savoirs, vous avez une formule particulièrement marquante qui vaut pour un programme d’action intellectuelle d’envergure : vous appelez ainsi de vos vœux à « une ouverture du canon » : que faut-il entendre par là ? S’agit-il d’induire que tout savoir est situé et que tout universalisme se donne comme une illusion herméneutique ?

La référence au canon est double. Tout d’abord, il est indispensable de faire comprendre que le canon est cet ensemble d’ouvrages, d’auteurs et autrices, mais aussi de théories et de concepts qui est enseigné, mais aussi cité comme constituant le cœur d’une discipline. Son efficacité est d’autant plus grande qu’il n’est pas explicitement présenté comme le produit d’une histoire d’inclusions et d’évictions, mais comme un corpus naturel. La reconnaissance de l’historicité du canon doit être le premier pas vers une transformation de l’enseignement des sciences humaines et sociales, en particulier pour venir distinguer l’histoire de la discipline d’un côté et l’histoire des théories de l’autre. En effet, toute production de savoir est située et en aucun cas universelle. Seule l’universalisation tente – et réussit sous certains conditions – de détacher le savoir produit des formes sociales et intellectuelles de son élaboration. En second lieu, ce canon peut et doit certainement être réfléchi autrement. Il ne s’agit en aucun cas de le faire disparaître, mais plutôt d’inciter à une interrogation autant individuelle que collective sur les auteurs et autrices que nous enseignons. En ce qui me concerne – mais on peut bien entendu penser autrement – ouvrir le canon signifierait modifier en profondeur les manuels de sociologie par exemple pour que la sociologie de la famille, ou de la ville, ou du religieux etc., ne se contente pas de prendre en compte des enquêtes occidentales, mais aussi en provenance des mondes latino-américaines, arabes, africains, est-européens ou encore asiatiques. Il en est de même pour les théories sociologiques ou anthropologiques générales.

Ma dernière question voudrait porter sur la forte proposition sur laquelle se clôt votre essai. En effet, vous appelez à la décolonie, à savoir, dites-vous, à la provincialisation de l’hégémonie épistémique qui tire sa force d’être jusqu’à présent un impensé même de tous nos discours. Qu’appelez-vous « provincialiser » ?

Merci de mettre l’accent sur cette action de provincialiser, dont la référence la plus commune renvoie au titre d’un ouvrage de l’historien indien Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe (parution originale 2000, traduction française aux Éditions Amsterdam, 2009). Il s’agit alors de montrer la tension entre l’idéal universaliste du savoir européen et le caractère situé de ce dernier. La défense de l’universalisme s’appuie soit sur la déliaison entre la production du savoir et ses conditions sociales de production, soit sur la synecdoque qui, en rapprochant l’universel d’un pays, d’une langue ou d’une « époque » donné.e.s (la langue française pour Rivarol ; les « Lumières »), laisse entendre une correspondance parfaite entre les deux. Ce faisant, elle désociologise, déshistoricise et déspatialise l’élaboration du savoir en question. La provincialisation est une opération à la fois épistémologique et politique consistant à redonner son nom – et mêmes ses noms puisqu’il n’en existe pas qu’un – au processus historique de fabrication d’un savoir se voulant universel et donc non provincial. Il s’ensuit que « provincialiser » consiste bien moins à relativiser – comme on l’a souvent écrit à propos de Chakrabarty – qu’à historiciser et spatialiser et qu’il n’est nullement question de penser contre l’Occident en soi mais contre la pensée eurocentrique.

Aujourd’hui, l’usage du terme décolonisation fait peur dans de nombreux milieux politiques, intellectuels et universitaires, notamment quand il s’agit de décoloniser l’université ou les savoirs. Beaucoup de gens refusent l’idée que nous serions encore colonisateurs, racistes, sexistes etc. Pourtant, nous le sommes, mais d’une façon qu’il est nécessaire d’expliquer. Certain.e.s le sont explicitement, mais la plupart d’entre nous le sont sans le savoir vraiment. Nos esprits ont été façonnés – par notre socialisation primaire, par l’école, par la littérature et la fiction de façon générale, par les médias et leur traitement de l’information – à la valorisation de la « Grande France » civilisatrice, à l’infériorité sociale et culturelle des migrants, à la place réduite des femmes dans la société par rapport à celle des hommes. La décolonisation des savoirs à laquelle je fais référence ne signifie pas qu’elle a été colonisée, mais bel et bien que la colonialité touche autant le pays colonisateur que le territoire colonisé, tout comme la population de chacun des deux. Se « décoloniser » sur le plan du savoir implique donc de tenter de se départir des structures mentales héritées de différentes formes – très souvent entrecroisées – de domination. L’état de « décolonie » correspondrait à un idéal de reconnaissance du caractère fondamental de l’hégémonie épistémique et à un engagement pour le faire diminuer, par la traduction, par le débat, par l’enseignement de perspectives non européennes, et par un travail de réflexion sur les futures catégories de l’entendement dans les sciences sociales de manière à pouvoir articuler, sans choisir entre eux, la quête d’une forme d’universalité scientifique et la prise en compte des particularités des formes sociales à étudier.

Stéphane Dufoix, Décolonial, Anamosa, « Le Mot est faible », janvier 2023, 104 p., 9 €