Les Mains dans les poches : Marie Vingtras, Blizzard

Un premier roman comme un coup de force : telle serait la formule exacte qui vient à l’esprit pour qualifier le stupéfiant Blizzard de Marie Vingtras, déconcertant de maîtrise, qui vient de paraître en poche chez Points. Alors qu’une tempête terrible se déchaîne en Alaska, Bess, échouée dans cette terre hostile, sort en plein blizzard avec un petit garçon. Elle lâche la main de l’enfant. Il disparaît au cœur d’une nature chaotique et sauvage. Le roman peut alors commencer, qui fait se mêler, se briser et s’inquiéter les voix des différents protagonistes. Indéniablement la puissance d’évocation de Marie Vingtras regarde du côté de la littérature et du cinéma américains mais n’en prend pas moins les accents d’un Laurent Mauvignier pour peindre le désarroi des êtres qu’elle met en scène. Roman frénétique mais aussi roman écologique où l’Alaska domine et écrase les passions.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre puissant premier roman, Blizzard qui vient de paraître à L’Olivier. Comment vous est venu le désir de raconter l’histoire de Bess qui, en Alaska un jour où le blizzard souffle comme rarement, décide contre toute attente de sortir avec le petit Thomas avant de le perdre au cœur de la tempête ? Ce récit est-il né d’une scène précise ou d’une image que vous aviez à l’esprit ou peut-être encore d’un souvenir particulier ?

Les premiers mots du livre me sont venus alors que je marchais dans la rue, sans penser à rien de particulier et encore moins à commencer l’écriture d’un livre. Un peu par jeu, je me suis demandé dans quelles circonstances il était possible de perdre quelqu’un sans le retrouver immédiatement. Quel élément extérieur peut être assez puissant pour que cet acte anodin, lâcher la main d’un enfant, puisse s’avérer aussi lourd de conséquences ? De fil en aiguille le blizzard s’est imposé et avec lui, comme une évidence, le Grand Nord américain.

Dans Blizzard, au cœur d’une intrigue aux accents policiers, ce qui frappe immédiatement, c’est la puissance d’incarnation de vos personnages, à commencer par Bess, qui s’impose comme l’héroïne du roman. Ne possédant pas toute sa tête, Elizabeth Morgensen, dite Bess, offre de fait au récit un cheminement tortueux qu’inattendu. En quoi vous importait-il de faire d’un personnage aussi singulier, celui d’une laissée-pour-compte de la société américaine, le centre même de votre récit ?

Bess porte d’emblée la responsabilité de la perte de cet enfant en plein blizzard, perte qui peut paraître totalement irrationnelle mais qui correspond en réalité au mode de fonctionnement erratique qu’elle a adopté. Elle joue effectivement un rôle central puisque c’est elle qui, par cet acte, contraint les autres à bouger à leur tour et à révéler ce qu’ils sont. En construisant son personnage, j’avais en tête les héroïnes de films américains, Thelma et Louise par exemple, avec ce basculement que la violence de la société américaine peut provoquer sur les femmes. Bess aurait pu être une américaine de la classe moyenne, rangée, mariée, avec des enfants, mais elle a bifurqué en optant pour l’errance, les petits boulots, bien loin du rêve américain. 

Ce qui confère à la narration de Blizzard son caractère remarquable provient sans nul doute de son usage du monologue. S’il s’inspire manifestement à la fois du roman américain notamment de Faulkner mais aussi de la manière dont en use un romancier français comme Laurent Mauvignier, l’art du monologue que vous déployez diffère en ce que, chez vous, il renvoie à un émiettement des vies. Les existences des uns et des autres sont brisées, elles sont détruites par des événements qui les ont émiettées : elles ne peuvent plus être dites que de manière parcellaire, en autant de points de vues éclatés.
Diriez-vous ainsi que cette narration en forme de polylogue, à savoir de monologues conjugués, vous permet narrativement d’évoquer des vies bancales comme celle de Bess qui confie que « Personne n’a compris qu’à l’intérieur de moi il manquait bien un morceau, qu’un trou dans la chair laissait s’échapper mon souffle » ? Pourrait-on ainsi parler du polylogue de Blizzard comme de cette « mosaïque compacte que chaque individu venait parfaire sans que personne puisse contempler le résultat dans sa globalité » que vous évoquez encore ?

Le terme d’émiettement est très juste. Le récit de Bess se délite, elle peine à formuler l’essentiel, tandis que Benedict ne fait que ressasser son incompréhension, la manière dont il a été balloté, contre son gré, par les évènements. Bien que je n’apprécie pas trop la qualification de « roman choral », le choix de ces monologues successifs s’est imposé comme une forme assez rassurante d’écriture puisque la structure du roman était, de cette manière, déjà définie. Faulkner effectivement mais aussi Trailerpark de Russell Banks ou  Le testament à l’anglaise de Jonathan Coe ont été des révélateurs de cette forme d’écriture. Le monologue est un exercice intime, il ne peut pas y avoir de véritable mensonge, c’est la vérité nue de chacun qui est exprimée et qui échappe aux autres. De ce point de vue, c’est effectivement un patchwork de vies qui se compose, avec ses liens et ses accrocs.

Cependant, si l’art des monologues que déploie Blizzard souligne, en creux, combien chez chaque personnage, « une pièce manque à l’appel », le polylogue finit progressivement par se rassembler, par faire sens et les histoires de se recouper entre elles pour finir par retrouver la pièce manquante en quelque sorte, « même si ce n’était pas tout à fait ce à quoi je m’attendais », précise Benedict. L’étau narratif se resserre ainsi autour des protagonistes qui ne cessent de voir leurs routes se croiser puis converger. Comment avez-vous ainsi concrètement composé cette implacable mécanique narrative et ses différents recoupements, d’une vie l’autre ? S’agissait-il, pour vous, par ces voix qui culminent dans un drame sans retour d’insuffler une puissance digne d’une tragédie antique ?

En commençant à écrire Blizzard, je ne savais pas exactement ou j’allais, seuls les personnages étaient là. J’écris à la main et ça déclenche chez moi une forme d’écriture automatique, presque inconsciente, je ne sais pas toujours où le fait de me mettre à écrire sur une page blanche va me mener. L’histoire s’est tout de même construite petit à petit autour du fait central que constituait la disparition à laquelle chaque personnage a été confronté. Finalement, malgré des parcours et des histoires radicalement différentes, ils sont liés par la culpabilité, par le poids qui pèse sur leurs épaules et qui régit le cours de leur vie. Coupables par action, coupables par omission ou non coupables, cette idée de faute perpétuelle me fascine. 

Un des points remarquables de Blizzard concerne la question de la disparition qui paraît être au cœur des vies brisées de chacun des personnages. Chaque personnage n’est pas uniquement un être de fuite, qui se dérobe à sa vie et cherche à l’oublier : comme le dit si bien Bess, chaque personnage désir être « un être de passage, telle une comète, puis disparaître, toujours repartir, toujours sur la route. » De Freeman à Cole en passant par Thomas, chacun voudrait disparaître sans laisser de traces. Mais si le roman fait de la disparition le synonyme même de la liberté du sujet, ce même sujet ne cesse d’éprouver la disparition comme une promesse impossible. Diriez-vous ainsi que Blizzard dit à la fois le désir de la disparition comme horizon de l’existence et son échec sans cesse constaté, et que la liberté se donne donc comme une illusion ?

C’est particulièrement vrai s’agissant de Bess ou de Thomas qui ont choisi de fuir même si cette fuite ne leur apporte aucun réconfort. Ils ne savent rien faire d’autre qu’avancer au gré de leurs divagations, sans s’attarder, sans observer réellement ce qui les entoure. Finalement, alors que l’Alaska paraît être une promesse de liberté, aucun d’entre eux n’est jamais libre. 

Venons-en à présent au rôle que joue la nature au cœur de Blizzard : situer votre roman au cœur de l’Alaska, dans une tempête de neige d’une violence inouïe, ne vous sert pas uniquement à construire un oppressant huis clos à ciel ouvert. La nature ne se réduit pas chez vous à un simple décor mais devient un actant à part entière de l’histoire. Derrière le déchaînement des éléments transparait un roman écologique qui, de la nature la plus hostile, sait donner l’éloge le plus aimant. La nature sauvage y est une source d’émerveillement comme pour Thomas qui « voulait des images nouvelles, des paysages jamais vus auparavant, pour offrir à son esprit un succédané du premier plaisir, quelque chose qui pourrait remplir l’espace libre avec tant de force que le reste, le sombre ». Est-ce que, devant la nature qui se montre supérieure aux hommes, sans merci pour eux, vous recherchiez ce même sentiment d’émerveillement ? Diriez-vous que Blizzard est porté par un souci écologique ?

Comment ne pas être préoccupé par l’écologie ? L’Alaska qui, vue de France, me paraît être la contrée sauvage par excellence n’est pas épargnée par l’homme. Thomas, bien qu’admirateur d’Henry Thoreau et sensible à la beauté de la nature, néglige le fait que son père exploitait une scierie et que ses ancêtres avaient été assez présomptueux pour s’installer sur une terre aussi isolée et hostile en prétendant la dompter. Le seul moment où la nature échappe à l’homme c’est lorsqu’elle déclenche des catastrophes naturelles dont il se croyait protégé : inondations, tremblements de terre, ouragans…et blizzards évidemment.

Revenons à présent si vous le voulez bien, porté par la question du monologue évoquée plus haut, aux influences qui ont pu déterminer l’écriture de Blizzard. A l’évidence, comme nous le suggérions plus haut, si votre roman s’inspire notamment d’un Faulkner qui aurait troqué les états du Sud pour le Grand Nord, son inspiration puise au plus profond de la littérature américaine. On ne peut manquer de penser au Russell Banks d’Affliction où se tramait à l’échelle d’une petite ville perdue un drame sans retour. On pense également à l’art du roman noir qui, chez Ellroy notamment, n’use de sa trame dramatique que pour révéler la part intime la plus dérobée de chacun. Est-ce que ces auteurs ont eu une quelconque influence sur vous ? Est-ce en hommage à cette littérature américaine que vous avez choisi d’établir aux États-Unis le paysage de votre histoire ?

Je dois beaucoup à la littérature américaine. Plus jeune j’avais une vision sans doute un peu caricaturale de la littérature française que je trouvais très académique, normée, la beauté des phrases plutôt que l’histoire. Or, j’avais envie de raconter des histoires. Faulkner, Fante, Banks ont été mes premières lectures américaines avant que je ne découvre les grands espaces de Cormac McCarthy et de Ken Kesey ou encore les terres de désolation de Ron Rash. Placer l’intrigue de Blizzard en Alaska avec des personnages purement américains était paradoxalement pour moi plus naturel que de la situer en France. 

A ces influences romanesques ne manquent pas de s’ajouter d’évidentes résonances filmiques qui innervent l’ensemble de votre roman. Comment, vous lisant, ne pas penser à des scènes comme sorties de la course poursuite finale de Shining de Kubrick ou encore les scènes de neige et givre qui recouvre le drame familial de The Ice Storm d’Ang Lee ? Au-delà de ces références, quelles sont celles qui ont pu jouer un rôle dans la narration de Blizzard ? Si, notamment racontant la guerre du Vietnam Freeman le fait « comme s’il s’agissait d’un film », précise le texte, ne peut-on pas dire plus largement que Blizzard voit son récit emporté par une puissance cinématographique ?

À la littérature américaine s’est superposé évidemment le cinéma nord-américain dans la construction de mon imaginaire. Stanley Kubrick, Michael Cimino, les frères Coen mais aussi les québécois Jean-Marc Vallée et Denis Villeneuve ont indirectement nourri Blizzard par les ambiances de leurs films, l’esthétique des images, les personnages féminins – je pense en particulier à Fargo ou à la série Sharp Objects – forts ou vacillants, dans une Amérique qui s’avère être tout sauf idyllique.

Marie Vingtras, Blizzard, éditions Points, janvier 2023, 192 p., 7 € 50