« Ceux qui nous ont côtoyés nous ont aussi traversés » : Sabine Huynh (Elvis à la radio)

Sabine Huynh © Anne Collongues

Sabine Huynh a écrit un livre magnifique et d’une grande générosité. D’une écriture aussi élégante et douce que rigoureuse et opiniâtre, l’autrice parvient à capturer ce qui, dans une vie humaine, tient de l’indicible. Elle saisit cette part mystérieuse de nous-mêmes qui, malgré les périls d’une biographie, comporte la possibilité d’un choix, d’un acquiescement, d’une création. Elvis à la radio est une expérience de littérature dans sa dimension la plus essentielle : quelque chose comme une façon de bricoler avec l’invivable.

L’autrice déploie un geste autobiographique par lequel elle emporte la singularité tragique d’une enfance, d’une adolescence et d’une douloureuse émancipation. Elle nous livre une épaisseur hétérogène composée d’intensités, d’affects et de sensations, de trous et de noirs que ponctuent quelques souvenirs incertains. Matière inorganisable, oubliée, refoulée, qu’aucun récit ne saurait saisir tant, à vrai dire, la mémoire s’impose d’abord comme un manque : des trames et des trames se tissent à partir de presque rien, de quelques souvenirs infimes et douteux qui me prendraient moins d’une demi-heure à raconter si je devais essayer d’en faire part à l’oral […].

Ce n’est pas la moindre des réussites de Sabine Huynh que d’avoir su manifester dans une expression limpide ces lambeaux mnésiques, à peine figurables tant ils sont enracinés dans un vécu traumatique. Objets ambigus, tout autant acquis à la cause de la fiction que de la véracité d’un vécu, ces morceaux de temps constituent la matière première du livre, comme une quantité aussi meuble, insistante et informe que le sable d’un espace désertique dont l’auteure se saisit pour éveiller quelque chose en nous.

Au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture du livre, l’autrice nous invite à considérer son histoire comme un moyen de saisir autre chose, de plus précieux qu’une simple succession de faits, de plus universel qu’un ensemble de circonstances. Dans des pages bouleversantes, avec une authenticité désarmante, Sabine Huynh met en fonction l’exemplarité dramatique de son parcours, l’impossibilité de se saisir soi-même dans un récit, pour nous interpeller sur les ressorts hasardeux de toute identité. Ainsi, l’autrice écrit Ceux qui nous ont côtoyés nous ont aussi traversés et ils continuent à parler, à crier en nous, par-delà leur absence. Je suis eux, je suis autre, les autres, que je ne connais pas vraiment, tout en sachant que sans eux je ne serais rien et n’écrirais rien ; ou encore : on nous demande constamment d’être quelqu’un, quelqu’une, de facilement définissable, alors qu’au fond nous savons bien que nous sommes compliqués, hybrides et changeants : notre moi tissé de fils de couleurs et de textures différentes s’avère être le fruit de métissages et de rencontres ; au final, il ne correspond à rien de connu et ne rentre dans aucune case.

Pour prêter un contour à cette altérité aux multiples visages, par le détour de laquelle on finit, au terme d’un cheminement imprévisible, par comprendre un peu comment se sentir soi-même, Sabine Huynh s’efforce de saisir la teneur du temps. L’écriture ici est mise en scène comme l’outil adéquat pour explorer et agencer les différentes temporalités d’une vie. Avec une grande fluidité qu’on devine acquise au prix d’un très long labeur, elle tisse le présent de son écriture aux bribes de ses souvenirs, nous entraîne dans une archéologie hasardeuse où finissent par se mêler dans un même mouvement naissance à soi-même et découverte de l’écriture.

Sabine Huynh fabrique ainsi, avec une sorte de virtuosité discrète, une trame de temps qui, in fine, emporte l’essentiel. La très grande réussite du livre tient à ce noyau d’un être humain que parvient à capter l’autrice. Ce noyau, c’est bien entendu un vide – autre nom de l’indicible évoqué précédemment ; un vide entendu par Sabine Huynh comme la possibilité d’une liberté et, in fine, d’une création de soi ; un vide dont la littérature est à la fois le visage, le mode d’emploi et l’instrument.

Il y aurait beaucoup à écrire et analyser à propos de ce livre à la fois si évident et complexe. Nous pourrions relever d’autres qualités encore, comme l’utilisation de la typographie, l’entrelacement du texte et des citations ; nous pourrions longuement évoquer les différents thèmes qu’aborde l’autrice et avec quelle finesse d’analyse, forgée au feu de sa propre expérience, elle s’en saisit (immigration vietnamienne en France, maternité, féminité, sexualité ou encore exercice de la traduction).

Néanmoins, dans ce foisonnement d’une si constante intelligence, je vous invite à découvrir comment le chaos d’une enfance malheureuse s’organise en littérature par le moyen miraculeux d’un manuel de lecture, comment une simple logique d’assonances peut concurrencer la réalité et nous – si j’ose dire – sauver la vie : liste de vocabulaire : le chandail – l’épouvantail – la laine – la haine – une chaise – la craie – un quai – je vais – je fais – je sais – je me tais.

Sabine Huynh, Elvis à la radio, Éditions Maurice Nadeau, octobre 2022, 316 p., 22 €