Frédérique Guétat-Liviani : L’écriture du deuil (Il ne faudra plus attendre un train)

Il ne faudra plus attendre un train se compose de trois parties : « si c’était le cas », « (passe) » et « il ne faudra plus attendre un train ». Chaque partie est cohérente et différente des autres, il faut alors chercher ce qui les lie. La mère, dans sa présence comme dans ses absences, la vie et la mort, dans leur perception la plus immédiate et quotidienne, sont les sujets qui émergent distinctement de la lecture.

Les textes de la première partie et de la dernière ne dépassent jamais une page. À la différence de la forme de ses poèmes dans des recueils comme Prières de. (2012) ou Le premier arrondissement (2013), le texte justifié prend tout l’espace de la page. Les mots sont détachés en groupes par des blancs qui aèrent les poèmes plus qu’ils ne les hachent, remplacent la ponctuation absente ; ils insistent sur les mots, montrent une volonté d’appuyer sur leur importance.  L’image de couverture, une création de l’auteure, entre en harmonie avec la dissémination des mots sur les pages : des boucles et des friselis blancs et bleutés emplissent la couverture, forment une volute autour des noms de famille, sur un fond d’un doux gris, mélancolique mais rendu vivant par les festons formés par les franges.

La première partie, « si c’était le cas », retrace, texte après texte, anecdote après anecdote, les moments où Frédérique Guétat-Liviani va voir ma. « ma », c’est sa mère, Yolande Liviani, à qui l’on doit Les Trimardeurs (1980), témoignage puissant réédité en 2016. Atteinte par la maladie d’Alzheimer, elle oublie des mots qu’elle a pourtant employés : « si c’était le cas je serais         la première au courant » assure-t-elle avec une certaine logique. Elle perd ses souvenirs. Les proches disparaissent de sa mémoire, reviennent de manière fluctuante, jusqu’à ce qu’elle retourne à une période antérieure à la naissance de ses enfants, perdant ainsi, tout aussi logiquement, le lien avec tous ses descendants non encore advenus. Mais plus que la perte, ces courts textes témoignent de la forte personnalité de ma : bien qu’elle soit devenue dépendante à certains égards, « mes pieds dépendent         encore de moi », rétorque-t-elle. Et quand elle semble ne plus pouvoir décliner sa propre identité, c’est pour mieux affirmer sa liberté, sa résistance à l’interrogatoire, ultime retranchement quand on a tout perdu :

« je suis           elle hésite        je suis  libre    je ne vous le dirai pas ».

La deuxième partie du recueil, « (passe) », se constitue de textes très courts au statut incertain : souvenirs fugaces, récits de rêves, textes automatiques ? Scènes de films, réplique odieuse, notations de choses vues : voilà pour ce qui ressemble à des souvenirs, ou à des notes pour les fixer. Mais quelques petits textes ont clairement une qualité onirique : le retour de tous les chats connus par-delà leur mort, de mystérieux organes surnuméraires… Ces textes divers tournent alternativement autour de deux thèmes : les nouveau-nés, la mort. Progressivement, de manière inattendue, cette partie vient relier la naissance et le décès, les deux extrémités d’une vie. Cette partie est placée de manière emblématique sous l’exergue d’une citation de Ceija Stojka, peintre rom rescapée d’Auschwitz.

La troisième partie, « il ne faudra plus attendre un train », rend compte de la période douloureuse qui entoure la mort de la mère. La citation en exergue est du réalisateur Andreï Tarkovski, sur le sentiment du déjà-vu. Le titre, Il ne faudra plus attendre un train, ce sont les mots que ma auraient pu prononcer, une phrase pour une période livrée aux attentats, où quelque chose d’aussi innocent qu’attendre un train devient dangereux. Pour survivre, il faut savoir retenir les leçons du présent, et même faire assaut de prudence. Les notes sur la condition animale sont pleinement en accord avec un autre recueil de Frédérique Guétat-Liviani, espèce (2017), dédié à un militant antispéciste. Les incidents du quotidien alternent avec les « signes avant-coureurs » de la fin, et avec les démarches pour l’enterrement, teintées par le sens de l’absurde, où la poète parvient à montrer une certaine drôlerie. Tout renvoie finalement à la présence déterminante des « noms défunts » dans la vie.

Avec ce recueil, Frédérique Guétat-Liviani s’inscrit dans la lignée d’Annie Ernaux, qui avec Je ne suis pas sortie de ma nuit (1997), rendait compte du délabrement graduel et inexorable des facultés de sa mère atteinte d’Alzheimer. Annie Ernaux se reposait elle aussi sur les notes qu’elle prenait quotidiennement à l’époque, consignant les paroles maternelles et des faits menus, à la résonance bouleversante. Elle s’imposait cependant de parler d’une mère contre laquelle elle s’était construite et qu’elle avait décrite de manière terrible dans Une femme (1988). Et, finalement, dans la situation pathétique de sa mère diminuée et confuse, elle montrait une attention et une compassion qu’elle n’avait encore jamais eues pour elle. Tout au contraire, Il ne faudra plus attendre un train montre par petites touches, à travers chaque texte, tout l’amour que la poète porte à sa mère, tout ce qu’elle lui a apporté en termes de valeurs, d’intégrité et de courage. Si les rapports avec la mère sont extrêmement différents, les deux livres expriment tous deux une douleur insupportable, le chagrin essentiel de la perte de la mère :

« la dernière locutrice de ma             langue première         s’éteint ».

Le recueil de Frédérique Guétat-Liviani apparaît comme nécessaire à la personne elle-même, comme fille et comme créatrice. Il est tout aussi nécessaire pour ses lecteurs, dans l’expression de la condition humaine dans les situations extrêmes de la maladie, de la dépendance, de l’amnésie et de la fin de vie. Le souvenir, fixé et mis en forme par l’écriture, permet de vaincre l’oubli et de garder vivants nos disparus. Comme tous les écrivains, la poète remplit sa propre mission fondamentale avec ce recueil.

Frédérique Guétat-Liviani, Il ne faudra plus attendre un train, éditions LansKine, avril 2022, 78 p., 14 €