Jeanne Dielman : le manque et le supplément

JEANNE DIELMAN, 23 QUAI DU COMMERCE, 1080 BRUXELLES de Chantal Akerman, 1975 © Paradise Films - Unité Trois / DR

Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) de Chantal Akerman vient d’être élu meilleur film de tous les temps — classement « Les 100 meilleurs films de l’histoire » dévoilé le 1er décembre par la revue britannique de cinéma Sight and Sound. À cette occasion, Benoît Peeters nous fait l’amitié d’un texte, accompagné de cette note introductive : « Cet article est paru pour la première fois il y a quarante ans dans le volume collectif (dirigé par Jacqueline Aubenas) Chantal Akerman, Actes du Colloque de Bruxelles, Ateliers des Arts, Cahier n° 1, 1982. Même si le texte est à bien des égards daté, je n’ai corrigé que des détails ».

Je voudrais commencer en paraphrasant Maurice Blanchot, plus précisément ces pages du Livre à venir où il analyse Le Voyeur d’Alain Robbe-Grillet. Reprenant les mots de Blanchot, je demanderai pour ma part : « D’où vient la lumière qui règne dans un film comme Jeanne Dielman ? Une lumière ? Plutôt une clarté, mais une clarté surprenante qui pénètre tout, dissipe toutes les ombres, détruit toute épaisseur, réduit toute chose et tout être à la minceur d’une surface rayonnante. »

Les deux œuvres me semblent en effet avoir été victimes d’une erreur d’interprétation du même type – et sécréter la même force de fascination. On a loué Jeanne Dielman pour son réalisme, on a parlé de la vérité des gestes, de l’exemplaire monstration de la vie quotidienne et que sais-je encore, de même que dans les années cinquante, on avait loué ou attaqué Robbe-Grillet pour le réalisme de ses romans. (Blanchot avait été le premier, dans cet article que je paraphrasais, à montrer que ne triomphait, dans un livre comme Le Voyeur, que « l’apparence de la description la plus objective », le livre tirant sa véritable force de quelque chose qui excédait – et même contredisait totalement – ce réalisme simulé.)

Jeanne Dielman n’est pas seulement un film non-réaliste (comme en témoigne, entre autres, le choix d’une actrice aussi « distanciée » que Delphine Seyrig et la rigueur calculée de chacun des cadrages), c’est, plus encore, un film véritablement anti-réaliste. Et il serait intéressant d’analyser tout ce qui fait de Jeanne Dielman, à force d’hyper ou d’ultra-réalisme, une formidable machine de guerre anti-naturaliste. Le travail sur la durée démonte ainsi ce qui dans le cinéma traditionnel se donne comme réalisme, alors qu’il ne s’agit que de l’agencement plus ou moins réussi d’un certain nombre d’effets de réel, la conformation de l’œuvre à un tissu de codes mis au point depuis longtemps.

Ce n’est pourtant pas sous cet angle que j’ai envie d’aborder Jeanne Dielman, mais bien d’un point de vue un peu différent. Il existe en effet deux stratégies principales pour combattre le réalisme et le film de Chantal Akerman les met en œuvre l’une et l’autre. La première – que je viens d’évoquer en quelques mots – consiste à miner le réalisme par un travail de l’excès : l’œuvre en fait trop, elle est trop construite, trop élaborée pour être tout à fait crédible ; en un mot, « c’est trop beau pour être vrai ». Et l’on pourrait analyser dans cet esprit, outre le jeu des acteurs, les visibles symétries à partir desquelles s’organisent l’image et le récit, venant contrer l’imbécile idéologie du « mal fichu donc authentique » qui aujourd’hui encore domine en plus d’un lieu.

L’autre méthode – que je vais aborder maintenant – est d’un fonctionnement plus subtil et peut-être plus passionnant. Il s’agit d’une stratégie fondée non sur un surplus mais au contraire sur un manque. À la manière de ce qui se passe dans Le Voyeur (ou dans ce remarquable film de Raoul Ruiz intitulé L’Hypothèse du tableau volé), la fiction s’y organise autour d’un point vide, d’une faille, d’une tache aveugle qui bientôt polarise le regard et casse le réalisme en défaisant l’apparente continuité narrative. À la suite de Jean Ricardou (« La révolution textuelle », Esprit 1974-12, p. 940-941), j’appellerai cette stratégie celle de « la mise à l’ombre ».

Dans Jeanne Dielman, c’est en effet à partir d’un certain nombre de manques dans le récit que s’inaugure le travail de la fiction. La monstration en temps réel – on l’aura sans doute remarqué – est loin de s’appliquer de manière uniforme à tous les moments du film. Elle est réservée à certaines séquences, s’articulant pour le reste à tout ce qui n’est pas montré. Les fameuses scènes en temps réel – épluchages et vaisselle – ne sont compréhensibles qu’à les rapporter à toutes les ellipses du récit, d’où provient leur pouvoir de fascination.

JEANNE DIELMAN, 23 QUAI DU COMMERCE, 1080 BRUXELLES de Chantal Akerman, 1975 © Paradise Films – Unité Trois / DR

Ainsi de ces sorties nocturnes de Jeanne et de son fils, dont rien ne nous dira jamais en quel endroit il se rendent ni ce qu’ils vont y faire – manques où s’engouffre dès lors notre désir de savoir, en une sorte de suspense minimal. Ainsi surtout, bien sûr, de ces scènes explicitement omises que sont les deux séances de prostitution – séances dont on ne tiendra pas pour rien qu’elles soient communément dénommées « passes », puisque c’est précisément cela que fait le film : les passer. La fiction pousse la rigueur jusqu’à souligner la mise à l’ombre qu’elle accomplit, la scène absente étant chaque fois encadrée de deux plans d’un couloir dont on ne négligera pas qu’il soit sombre, que la lumière tarde à s’y rétablir, comme si l’image elle-même tenait à souligner la béance qui vient de s’ouvrir au sein du film.

Alliant à ce moment suspense et pulsion scopique, le désir du spectateur le fait immédiatement se transporter derrière la porte, non pour savoir ce qui s’y passe, car il n’est pas difficile de le comprendre et tel plan sur les billets glissés dans la soupière est là pour l’indiquer à l’étourdi, mais plutôt pour savoir « comment ça se passe », ce que le film ne peut en aucun cas montrer, puisque s’il occulte l’une et l’autre de ces scènes, c’est précisément pour que l’écart entre la première et la seconde ne se puisse mesurer que par les traces déposées dans la suite de la fiction.

Ces deux séquences omises vont dès lors devenir quelque chose comme l’inconscient du film au sens où l’entendait Lacan : « L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. » Formule que Lacan prolongeait par ces mots qui ne sont pas pour nous déplaire : « Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs » (Jacques Lacan, Écrits I, Points, p. 14). Sitôt la seconde passe, cette vérité ne cessera effectivement plus de s’écrire, se donnant à lire un peu partout, illuminant le film de cette étrange clarté évoquée au début de ce texte.

Jeanne Dielman bascule à partir de cette jouissance qu’à la suite de Lacan je dirai inter-dite, puisque ce n’est qu’entre deux portes qu’elle a pu se dire, c’est-à-dire ne pas se montrer, se glissant seulement dans les interstices de tout ce qui va se dire, puisque dès lors le film ne raconte plus rien d’autre, la jouissance censurée envahissant peu à peu toutes les scènes par une sorte de retour du refoulé, à la manière, une fois encore, de ce meurtre que Mathias, le héros du Voyeur, s’appliquait tant à dissimuler qu’il contaminait l’ensemble de son récit.

Nous sommes maintenant en mesure de le montrer, deux temporalités distinctes s’affrontent dans Jeanne Dielman. La première – que l’on pourrait dire objective et que je qualifierai de temporalité externe – découpe le film en trois journées qui sont celles du calendrier. Elle repose sur le compte précis des heures et des jours, la conformation aux horaires implicites sur lesquels se trouve réglé l’emploi du temps de Jeanne. Des cartons viennent, à l’intérieur du film, insister sur ces partages, indiquant respectivement « fin de la première journée » et « fin de la deuxième journée ».

La seconde est la temporalité interne de la fiction. Elle s’organise autour des trois scènes de prostitution, la deuxième constituant le pivot d’un rigoureux axe de symétrie à partir duquel le film va basculer. Considérée sous cet angle, la fiction n’est plus constituée que de deux jours, le jour A et le jour B, et d’une sorte de supplément qui sera le moment du meurtre. L’affrontement de ces deux systèmes temporels se laisse facilement résumer sous la forme d’une figure.

C’est à l’intérieur de cette seconde temporalité que peut devenir lisible le travail de la fiction, celui qui ne cessera d’inscrire l’écart calculé du jour B par rapport au jour A, travaillant à dérégler ce qui dans un premier temps s’était donné comme parfaitement normé. (Cette structure était déjà celle de Saute ma ville, le premier court métrage de Chantal Akerman, qui constitue de ce point de vue une sorte d’esquisse de Jeanne Dielman, esquisse encore imparfaite, ne représentant que le second temps, celui de la désagrégation du quotidien, le premier, supposé connu, demeurant implicite).

À partir de la deuxième passe où la jouissance se fait jour pour la première fois, c’est en effet le dérèglement qui prend le dessus. Le récit devient celui d’une longue suite de cafouillages où tout manque à son temps et à sa place, en réponse à ce trop plein, cet inadmissible supplément qui vient d’apparaître dans la vie de Jeanne. Le premier symptôme de la désagrégation est sans doute le couvercle de la soupière qui reste posé sur la table, signalant par une métaphore parfaite la béance du personnage et de la fiction.

Dès lors, la liste est longue, depuis les pommes de terre brûlées et le sac vide jusqu’au décalage horaire du lendemain matin, quand Jeanne sort bien trop tôt pour faire ses courses et ne rencontre que les volets des magasins encore fermés. Souvenons aussi des coups de sonnettes répétés de la voisine, du café versé et reversé d’un récipient dans l’autre avant d’être finalement jeté. Dans cette longue série de gestes quotidiens désajustés, chaque ratage est le symptôme de l’impossible excès représenté par la jouissance. De tous ces actes manqués, le plus exemplaire est sans doute celui qui s’attache au bouton perdu de la veste du fils, bouton dont nous devinons avant Jeanne que rien jamais ne pourra le remplacer tant son absence est symétrique du surplus qui s’est introduit dans la fiction.

L’excès ne pourra dès lors se résoudre que par un autre débordement. À la passe censurée avait correspondu la jouissance. À la passe visible et à l’irrépressible montée d’un nouvel orgasme ne pourra correspondre que le meurtre. Un prêté pour un rendu, c’est aussi simple que ça. Le surplus ne peut être résolu que par l’élimination de celui qui l’a provoqué. À la jouissance comme petite mort succède le meurtre comme réplique à la jouissance. Mort de l’homme mais aussi bien de la fiction, puisqu’en cet instant c’est le film lui-même qui s’apprête à s’achever, signant de ce coup de ciseaux vengeur quelque chose comme son propre arrêt de mort, le meurtre ne débouchant que sur l’attente infinie de Jeanne en l’interminable dernier plan du film.

Dès lors, on le voit, le film, loin d’être cette description de trois journées d’une ménagère à laquelle la rumeur avait voulu le réduire, retrouve exemplairement la logique la plus générale du récit, même s’il déplace le lieu où cette logique vient s’appliquer. La fiction classique se laisse fréquemment résumer en trois temps dans lesquels on n’aura guère de mal à reconnaître les principales étapes de Jeanne Dielman : venant briser la monotonie initiale, une perturbation met en route le récit, le film s’efforçant vainement de rétablir la structure d’ordre du début.

JEANNE DIELMAN, 23 QUAI DU COMMERCE, 1080 BRUXELLES de Chantal Akerman, 1975 © Paradise Films – Unité Trois / DR

Le travail de Chantal Akerman serait en ce sens bien moins différent qu’on aurait pu le croire de celui d’un Alfred Hitchcock qui déclarait : « Ce qui m’intéresse, c’est l’homme ordinaire plongé dans une situation exceptionnelle. » Ce qu’illustre à merveille un film comme La Mort aux trousses (North by Northwest) où Roger Thornill, le personnage interprété par Cary Grant, voit sa vie bouleversée par les dangers qu’il doit affronter. Ce qu’illustre également, aussi paradoxal que cela puisse paraître, un film comme Jeanne Dielman où le personnage incarné par Delphine Seyrig voit son quotidien se désagréger après le choc de la jouissance.

De telles homologies posent davantage de questions qu’elles n’apportent de réponses. Dès lors qu’il met en œuvre un récit, un film est sans doute amené, quelle que soit son esthétique, à passer par un certain nombre de points fixes. L’affrontement de l’ordre et du désordre, du quotidien et de l’exceptionnel, est peut-être constitutif de l’acte narratif, l’écart entre ces deux instances étant le détour obligé dont la fiction se sert pour capter le regard du spectateur, le film s’efforçant pour sa part de dissimuler par tous les moyens cette identité fondamentale. Car ceci, comme Kipling ne le disait pas, c’est toujours la même histoire.