Autophobie for everybody

Phobes en série
L’usage du suffixe « phobe » atteint des fréquences stratosphériques. On a parfois l’impression que s’y concentre toute la tournerie pavlovienne de l’époque, avec ses « clashs » ineptes quémandant la part d’audience. L’emploi effréné de ce suffixe ne mériterait qu’un éclat de rire s’il ne dénotait pas un appauvrissement du langage et de l’esprit critique confinant au psittacisme. Pour ceux à qui il tient lieu de pensée, d’organe publicitaire, il sert à (dis)qualifier tout ce qui nuance leurs assertions, n’épouse pas leurs dogmes, heurte leurs préjugés, contrarie leurs intérêts, tout ce qui les empêche de barboter dans la hargne satisfaite et prosélyte, d’exacerber, en somme, les « peurs irrationnelles » (phobies) qu’ils prétendent combattre. Le suffixe déchaîné m’apparaît comme un des symptômes les plus frappants d’une déperdition de l’honnêteté intellectuelle. (Il y a des gens dont on se demande si la première pensée au saut du lit ne serait pas de se dire : bon, il faut que je trouve de nouveaux phobes aujourd’hui ; et d’ouvrir leur compte twitter où, cependant, désormais, il leur sera peu loisible d’exprimer leur ElonMuskophobie, sous peine d’exclusion du réseau).

Ztds
En conséquence, mais sans illusions sur la portée d’une telle mesure, je prescris l’instauration pour tout un chacun de cures régulières d’autophobie. (Zones temporaires de désincrustation de soi). Chacun, en effet, peu importent ses origines, genres, dilections et orientations de toutes sortes, nationalités, confessions, animaux domestiques préférés, devrait se soumettre, après les cinq fruits et légumes par jour, au devoir d’autophobie : s’exercer à ne plus supporter ses propres opinions, penchants, prises de position. Envisager (au moins) leur fausseté, leur hypocrisie, leur inanité, voire leur nature criminogène. Et pourquoi pas en rigoler un bon coup. C’est beaucoup demander mais il convient d’être exigeant.

Ces cures pourront se faire sous forme de stages, d’ateliers, de modules, d’insurrections silencieuses et personnelles, de cérémonies d’initiation à l’auto-scepticisme, le tout, on s’en doute, dans une optique inclusive et innovante. Elles devront impérativement se dérouler sous le patronage de ces phrases de Louis Althusser (François Matheron nous prévient dans sa précieuse présentation du texte : nous avons à faire ici à une facette peu connue du philosophe, celle de « maître du burlesque ») : « Pour éclairer le lecteur, c’est-à-dire pour lui rendre la tâche plus difficile, on a adopté un ordre d’exposition conforme, du moins dans sa disposition, à l’ordre géométrique, emprunté au seul philosophe qui soit : Spinoza. Cet ordre a fait ses preuves. Il a rendu pratiquement inintelligible la pensée de son auteur, et du même coup a produit dans l’histoire des effets théoriques (Montesquieu, Marx etc.) et politiques (antireligieux, révolutionnaires) considérables. C’est parce qu’il faut choisir entre l’effet d’intelligibilité et l’efficace théorico-historique, que l’auteur a délibérément choisi cet ordre d’exposition inintelligible, mais efficace (on ne peut courir deux lèvres, pardon, deux lièvres à la fois.) Si d’aventure le lecteur avait le sentiment de comprendre, qu’il soit rassuré : il n’aura rien compris, car il n’y a rien à comprendre. » (« Sur le transfert et le contre-transfert», dans Écrits sur la psychanalyse, Imec/Stock, 1993).

Sur l’importante question du caractère obligatoire ou basé sur le volontariat de ces séances, on ne peut que suivre Althusser, qui, dans le même texte, écrit avec une vraie sagesse : « Nous appellerons Cas 1 le premier cas et Cas 2 le second cas. » Connaissant les limites du volontariat, j’opte pour le Cas 1.

Mobilités
Afin de diversifier l’offre d’élargissement des consciences, des périodes de mobilité socio-culturelle en immersion seront prescrites. Exemples : un professeur de Siences-Po rejoindra pour une période de six mois les équipes de nettoyage de l’hôtel Ibis le plus éloigné de chez lui sur la ligne RER ; tel député gentrifié à mort et prônant les vertus de la ghettoïsation à bas salaire se verra attribué un bail de trois ans dans un studio rez-de-chaussée insalubre rue des Ormes épicentre du trafic de crack avec interdiction de twitter six fois par jour des messages d’indignation pointant le fascisme d’État ; une porte-parole des instances devra s’exprimer hors éléments de langage durant un quart d’heure sur, disons, les liens possibles entre l’intervention militaire de la France en Lybie et l’attribution de la  coupe du monde de football au Qatar ; tel titulaire de la prescription signera un CDD chez Amazon et devra se coltiner l’emballage des produits culturels pendant un an (oui, c’est cruel). Quant à moi, il n’y a pas de raison que j’y échappe, je me condamne à fermer ma gueule pendant tout un mois, afin d’épouser les vues de ceux qui ne supportent pas mes chroniques ou ne leur trouvent aucun intérêt (je me demande s’il n’y a pas un peu d’auto-favoritisme dans cette mesure très clémente :  ma chronique, frêle esquif accueilli avec mansuétude par le docte équipage de Diacritik, est… mensuelle).

Et puis ? Et puis, nous retournerons tous à nos niches, rêvant vaguement d’un monde où quelque chose qui ressemblerait à l’intelligence referait surface ; un monde où les uns cesseraient de cracher sur les autres depuis leur triste petite parcelle de « vérité » vociférante.

Que la paix soit avec vous.