Voyager c’est attendre

@ Jean2Pascal

Tout seul, il étire ses rayons dans le ciel bleu-gris, le soleil. Il y a des gens qui parlent et des gens qui ne parlent pas, des gens qui marchent, et des gens qui font exprès de ne rien faire. La rue sent le fût vide, la cigarette, les rats. L’été a rempli la ville de groupes de gens qui parlaient fort, qui filmaient tout, qui cassaient les verres, vidaient les supermarchés et remplissaient les bus. Depuis, les pavés qui entourent le port sont : noirs. La ville semble : vide.

À la terrasse du café, le patron est assis comme un client. Quelqu’un s’avance sournoisement vers lui et appuie sa main sur la chaise comme si c’était une canne. « T’inquiète Boss, je suis calme aujourd’hui » il dit dans un demi sourire auquel il manque des dents. Dans le silence il continue « Allez quoi Boss, dis-moi quelque chose quoi ! Jette-moi un peu de soleil dans le cœur ! » Soufflé par cette dernière phrase, le patron remue sur sa chaise et fait un signe au serveur, resté debout comme un serveur. Puis il dit, en dessinant sur la table des murs avec ses mains : « Café. L’alcool tu oublies. »

Désormais assis face à face, ils restent quelques minutes à parler de tout ce qui ne va pas. Le soleil continue de monter dans le ciel et libère les gens de leurs manteaux. Quand le patron se lève la discussion est terminée. L’autre doit retourner d’où il vient, ni vraiment obéissant, ni vraiment désobéissant comme dit le patron : « S’il avait obéi, je l’aurais pris sous mon aile et aujourd’hui il serait à ma place. S’il avait désobéi, je l’aurais viré et il n’aurait jamais rien connu ni de nous, ni de lui-même. C’est Dieu qui s’en charge. La moitié d’un homme ! Et comme Dieu n’en a rien à foutre de lui alors il le laisse mourir ! »

Le patron se rassoit comme un client. Il plisse les yeux pour indiquer qu’il reprend le fil de ses pensées, le serveur plisse les yeux pour montrer qu’il est en train de se faire une opinion. Le soleil commence sa descente. L’autre marche lentement, comme s’il remontait le fil de sa vie. Ses cheveux sont blancs et longs et son visage est blanc et long. Ses ongles sont sales, ses habits sont : usés. Comme il a tout entendu, il pleure tellement qu’on pourrait croire qu’il va tomber.

Le patron fait tourner la chevalière autour de son doigt. Il boit un verre qui a la saveur de la vérité. Tout l’été il a couru après les frigoristes et les clients qui partaient avec ses verres. Ses robinets à bière coulaient du matin au soir. Comme personne n’avait sommeil il a vidé ses stocks d’alcool et de glaçons, et quand tout le monde dormait sur la plage, il devait courir les supermarchés pour tout remplacer, le patron. Tout l’été, son bar a été plein de gens qui écoutaient ses discours avec admiration, les yeux grands ouverts, lui reconnaissant des qualités rares. Le serveur a servi des verres plus forts que d’habitude, plus grands que d’habitude, plus chers. Et tous sortaient de là avec la bonne humeur des sorties de bars, à la même heure où sortait le journal, dans lequel tous les jours ça n’arrêtait pas de mourir.

Le soleil finit dans un grand calme, avec beaucoup de petits silences. Le serveur range la terrasse et boit quelque chose avant de dire à demain. Il ne reste plus que le patron sur sa chaise, et une table, et une chaise vide en face. Quand quelqu’un ose passer devant lui, il plisse des yeux et distribue les questions auxquelles on ne sait pas répondre comme :

« Et vous ! Qu’est-ce que vous faites parmi les gens ? »

@ Jean2Pascal