Martin Saint Hilaire : un voyage sentimental (L’Expe(r)dition, ou Les Aventures d’un marin de qualité)

Livre polymorphe, L’Expe(r)dition se présente comme la chronique d’une exploration, un récit de voyage, la mise en abyme d’un récit de voyage, un traité de navigation, une confession intime (épistolaire). Il est question de l’exploration de V.J. Béring qui découvrit le point de rupture territorial entre la Sibérie orientale et l’Alaska, là où l’Est et l’Ouest se séparent en se retrouvant.

Le Détroit de Béring résonne comme une formule apprise à l’école primaire : on se souvient tous de nos cartes du monde sur le mur de la classe, du fameux passage qui sépare l’Est et l’Ouest. Comme Gibraltar, Béring est le nom propre d’une géographie passée dans notre univers mental, comme la séparation de la terre et des cieux dans la Bible, les deux mains de La Création d’Adam, à la Chapelle Sixtine. Où il y avait unité, il y a désormais disjonction, les frontières se précisent, arbitraires, et le désir d’appropriation des Empires suivra (guerres, conquêtes).

Un avis au lecteur nous prévient qu’il s’agit de l’exposition de faits relatés dans un désordre historique assumé, que les hypothèses interprétatives (sont) chimériques. Par conséquent, notre crédulité sera mise à l’épreuve pour déterminer s’il s’agit d’un récit véridique ou d’une fiction de chronique. La narration de voyage constitue un genre littéraire en soi, qui s’ouvre à l’infini comme un voilier perdu dans la brume, une hallucination. Ce flou, ou cette brume, est tempéré ici par un dispositif à travers lequel l’auteur (réel ou supposé fictif), Martin Saint Hilaire, lui-même à l’origine de la mise en scène de sa disparition, apparaît comme un auteur fantôme de l’époque des Lumières.

Nous avançons dans la lecture d’une aventure biographique et géographique, vers une terre vierge à conquérir. Comme certains ont pu rêver, enfants, des exploits du capitaine Cook ou de l’épopée maritime de Christophe Colomb vers l’Amérique, nous partons vers le Grand Nord où l’Amérique et l’Asie se rejoignent.

Tout récit de voyage en mer contient sa part de romanesque : comment vérifier la véracité d’un événement fugace (la chose a eu lieu, puis la brume est venue l’effacer) ?

Dans toute chronique historique, il y a une part de rêverie et de fiction latente, mais s’il ne s’agit pas ici de la vie des Rois de France, réduite au faste ou au récit des batailles. L’exploration d’un continent se traduit plutôt par des étapes concrètes, et parfois des projections issues de l’imaginaire. Les lettres de correspondance et le récit des fiançailles secrètes avec Hildegarde, la future épouse de l’explorateur, expriment une intense nostalgie, le fameux syndrome d’Ulysse voulant que le navigateur soit celui qui part (inéluctablement) et qui dans le même temps regrette d’avoir quitté les siens.

On suivra donc le parcours historique, géographique, et mental, de Vitus Jonassen Béring, né en 1681 au Danemark, qui mêla son exploration à son intimité amoureuse : Nous serons réunis, comme la terre d’Amérique et de Sibérie l’ont été la preuve que mon voyage révélera au monde, nous en sommes l’incarnation humaine. Les grands récits de voyage sont fondateurs, du Capitaine Cook qui cartographia l’Australie, à Bougainville qui réalisa le premier tour du monde, ces récits font rêver, certes, mais on sait qu’ils incarnent également la suprématie de l’homme Blanc sur la planète. Finalement, cela n’a pas beaucoup changé : entre l’Amérique et la Russie, les hommes ont toujours voulu gagner du terrain dans une logique coloniale, impérialiste, afin de soumettre, évangéliser, infantiliser les populations locales : les Anglais en Inde, les Espagnols au Mexique, les Français à Tahiti, en Indochine, en Afrique du nord.

Il éprouvait le sentiment de ne plus partager la foi trompeuse qui disculpe les déchirements de l’Ancien du Nouveau Monde, et conduit au mépris meurtrier des hommes rouges, nous précise l’auteur, Saint Hilaire. Ou n’est-ce pas Yves Boudier derrière la plume de Martin qui suit le compas de Béring sur une carte à la fois réelle et imaginaire, afin de reconstruire et remonter, sur la pendule du temps, un parcours merveilleux entre fable et légende ?

Martin Saint Hilaire, L’Expe(r)dition ou Les Aventures d’un marin de qualité, édition établie par Yves Boudier, éditions La rumeur libre, 2022, 176 p., 19 €