« Non, Jean Teulé n’est pas mort ! » (on aimerait que ce soit vrai)

Jean Teulé © Rita Scaglia / éditions Dargaud

Le 27 janvier 2009, pour son édition « Papiers à bulles » sur Mediapart, Dominique Bry interviewait Jean Teulé qui publiait alors Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps dont il signait le scénario, avec Florence Cestac au dessin, album centré sur l’histoire du dessinateur Charlie Schlingo. En hommage au dessinateur et auteur, dont on a appris le décès aujourd’hui, à l’âge de 69 ans, nous republions cet entretien.

Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps, album dont vous êtes le scénariste raconte l’histoire du dessinateur Charlie Schlingo. Quel a été le point de départ de cette aventure, la collaboration avec Florence Cestac? Et votre rapport personnel au sujet, à Schlingo?

C’est en fait une assez longue histoire avec Florence (Cestac). Florence, je l’ai connue quand j’ai commencé à faire de la bédé ; il y a une trentaine d’années qu’on est copains. À un moment donné, elle était complètement effondrée, elle avait été quittée par l’homme de sa vie, effondrée au point de vouloir se foutre en l’air. Et je lui ai dit, tu es dessinatrice de bédé, plutôt que de te foutre en l’air, raconte ce qui t’arrive, cela va sûrement intéresser d’autres femmes qui vivent ces situations et après tout la bédé est souvent dans ces domaines-là. Total, non seulement elle ne s’est pas foutue en l’air mais elle a fait son album Le Démon de midi et elle m’a demandé d’écrire la préface, l’album a rencontré un grand succès, on était donc d’autant plus content de nous. À chacun de ses livres, j’écrivais les préfaces, à sa demande. Et régulièrement elle me demandait de lui écrire un scénario. Mais je n’avais jamais fait ça. J’avais des idées, des bouts d’idées mais rien que je trouve suffisamment convaincant et je me disais que quitte à faire un retour à la bande dessinée, il fallait que ce soit sur un truc vraiment costaud.

Et puis un jour j’ai lu son livre qui venait de sortir, La Véritable Histoire de Futuropolis, où elle racontait la vie des dessinateurs de l’époque, l’histoire de cette maison d’édition et elle parle, à un moment donné, de Charlie Schlingo qu’ils avaient édité. Et dans une bulle elle dit, « Ah, celui-là, il y aurait de quoi en faire un album », ou un roman, je ne sais plus, sans doute un album. Et là je l’ai appelée en lui disant : « Mais voilà ! C’est ça l’idée ! ». Elle a dit « on n’a qu’à le faire ». Et pouf ! On a raccroché, ça a pris une minute et demie, et le lendemain j’ai commencé à bosser sur Schlingo. Qui était un copain à Florence, qui était un copain à moi. J’ai commencé à appeler tous les autres dessinateurs qui l’avaient bien connu, en leur demandant de me raconter des histoires sur Schlingo. Ce qui est formidable avec Charlie Schlingo, c’est que quiconque l’a croisé une demie heure dans sa vie a une anecdote à raconter, c’est hallucinant, la vie de ce mec ! Et j’ai voulu le traiter comme lorsque je fais un roman sur Villon, Verlaine ou Montespan, c’est-à-dire avec le même sérieux, la documentation. J’ai rencontré ses dessinateurs de bédé, les copains de son groupe de musique, les Silver d’argent, des copains de bagarre, les mecs du bistrot, ses parents. Et au bout d’un moment, j’ai eu l’impression d’avoir assez de matériel, j’ai essayé de mettre tout ça en ordre et de raconter la vie de ce mec pratiquement de sa naissance – on commence quand il a deux ans – jusqu’à sa mort. Voilà, c’est comme ça que ça s’est passé…

Vous avez eu des contacts avec ses parents, par exemple ?

On est allé voir ses parents, oui, qui je trouve, ont un comportement très classe parce qu’on ne les ménage pas tout à fait et on craignait qu’ils interdisent le livre. Et ils ont été particulièrement élégants.

J’ai lu la bédé plusieurs fois et j’en ai parlé avec Philippe Ostermann, on était d’accord, c’est une bédé vraiment sensible et qui prend aux tripes…

C’est exactement ce dont j’avais envie, oui. Tout comme quand je disais à Florence, mais raconte ton histoire, après tout, on n’est pas limité dans la bande dessinée, on peut parler de tous les sujets. Et sur Je voudrais me suicider, j’avais envie d’entendre ce que j’avais entendu quand j’avais écrit Villon, les gens qui me disaient qu’ils avaient par moment été touchés, par moment été horrifiés, qu’ils n’en pouvaient plus. Que ça passe par tous les sentiments. J’avais envie que dans cet album les gens rient de ses énormités, qu’ils soient choqués par ses comportements, qu’ils soient touchés par ce petit bonhomme qui était extrêmement attachant, que ça troue un peu le cœur à la fin. Et j’étais content parce qu’il y a des dessinateurs de bédé, qui étaient amis avec Charlie, qui m’ont envoyé des mails ou appelé en me disant qu’ils avaient fini le livre en larmes. Et moi j’aime bien qu’on puisse avoir ce type de sensations sur un album de bande dessinée. C’est pour ça aussi que j’aimais bien notre association avec Florence, parce que si j’avais mis cet album en images, comme ce que je faisais avant, cela aurait été trop. Le scénario est quand même plutôt raide et le dessin de Florence arrondit les angles, met une bonhomie là-dedans, même quand elle dessine des scènes de bagarre. Et je me disais que ce mélange entre le genre de scénario que j’allais écrire et le genre de dessin de Florence allait faire une espèce de magma où il aurait un peu de tout, de l’émotion, du rire. J’avais envie que ce soit un livre plein.

C’est un livre plein et surtout sans concession. La personne et le personnage de Charlie Schlingo s’y prêtaient sûrement. C’est une vie sans concession. La vie ne lui a rien concédé, d’ailleurs…

Exactement. C’est pile ça. En gros la vie de Charlie Schlingo, c’est un môme qui choppe la polio, qui passe toute son enfance couché dans un lit, ça fait cliché, mais pour le coup, c’est vraiment un lit de douleurs. Dans les années 50-60, se faire redresser une jambe, se la faire allonger, c’étaient des souffrances moyenâgeuses, avec des armatures en fer, comme le dessine Florence… Il en a chié, il avait mal, mal, tellement mal que le seul truc qui lui faisait du bien – bien plus que les tranquillisants qu’on lui faisait avaler – c’est quand sa grand-mère, qu’il appelait « Goro-Goro », a commencé à lui apporter des petits formats, des comics, genre Tartine Mariolle, Mandrake, Fantôme du Bengale, et surtout Popeye… Il a commencé à plonger sa tête là-dedans et pendant qu’il lisait ça, il me le disait souvent, il n’avait plus mal. Et c’est un type pour qui, du coup, quand il a grandi, tout ce qui était synonyme de réalité voulait dire souffrance. Et il me racontait aussi que quand il était môme et qu’il avait autant mal, il se disait que c’était cette vie-là qu’il voulait vivre, ce qu’il lisait, celle des héros de bandes dessinées, une vie à la Popeye. Et c’est ce qu’il a vécu d’ailleurs, parce que, même physiquement, il s’est mis à ressembler à Popeye. Quand il voulait faire des trucs avec les autres mômes de son âge, à cause de sa guibole, il ne pouvait pas faire grand-chose, alors il s’est mis à marcher sur les mains et à tout faire sur les mains.

Il y a un autre truc, que je n’ai pas pu raconter dans l’album, parce qu’il n’y avait pas la place, mais il me disait, et ça me faisait rire, qu’il jouait même au foot avec ses potes sur les mains. Et il mettait des buts à coups de poings dans le ballon. Et c’était le seul footballeur où dès que la balle touchait un de ses pieds l’arbitre sifflait coup franc ! Il y avait faute de pied ! Et lui il gueulait, disait « c’était un genou, c’était un genou ! ». Et toute la vie de Schlingo, c’est comme ça, c’est à l’envers, il refusait la réalité, il ne comprenait pas d’ailleurs les gens qui n’aimaient pas la bande dessinée. Une personne qui lui disait ne pas aimer la bande dessinée devenait pour lui très suspecte, il ne pouvait pas le concevoir. La réalité n’avait aucun intérêt ni aucun sens, il n’en voulait pas. Il voulait vivre une vie de bande dessinée.

Et c’était le seul auteur de bande dessinée – j’en parle beaucoup avec des dessinateurs de mon âge – dont on disait qu’il était autant personnage de bédé qu’auteur. Et moi souvent je lui disais, « mais Charlie, je ne sais pas où tu vis, tu vis dans une bédé, on a l’impression que tu t’es échappé d’une case, quand tu parles, moi je vois des bulles », et c’était vraiment ça. Même dans la vie, quand il allait dans un café et qu’il voulait taper sur la gueule de connards, il filait toujours en disant « Dame nature, les sauvages ! », il n’avait que des expressions de vieilles bédés, « ah ! sabre de bois ! ». Et moi je n’ai jamais rencontré un humain qui dise « ah ! sabre de bois ! ».

Il inventait des expressions « corniflure », « gaspature », « misérablure ». Et dans ses bédés aussi, ce qui était marrant, c’est qu’il mettait rarement vlam, bang, boum, si quelqu’un cognait à la porte, il mettait « il cogne la lourde ». Si un mec mettait un coup de poing sur la gueule d’un autre, il écrivait « sonne la tronche », « sonne le groin », « pilonne la hure ». Il s’était vraiment créé un monde. On dit souvent de lui que c’est l’auteur qui a créé l’odeur dans la bande dessinée. Comme quand il était môme – et ça s’est vraiment passé comme ça, les parents contestent un petit peu, ils couinent un peu là-dessus, mais bon… Charlie me l’a bien dit et ils ne disent pas tout à fait non, les parents – quand des amis arrivaient à la maison, lui devait aller sous la table, les parents lui demandaient d’éviter de trop se montrer aux amis. Ce qui fait que le premier contact qu’il a eu avec d’autres humains, c’était leurs odeurs, les odeurs de leurs pieds, des genoux, de je ne sais pas quoi… Et après tous ses héros se sont appelés Tamponn DesTartinn, Cocotte Du Nougat, Schlingue Des Genoux et que lui-même a pris ce pseudonyme de Charlie Schlingo.

C’est un mec qui s’était inventé un monde, quoi. Il refusait la réalité, il avait trop souffert, il disait, « je ne vivrai jamais là-dedans, je vivrai dans une bande dessinée ». Et d’ailleurs, sa mort, c’est ça qui est formidable, un dessinateur de bédé humoristique qui meurt sur une chute, tuée par la Méchanceté, ça c’est…

Je ne vais pas dire que ce sont mes deux passages préférés, mais c’est vrai que cette scène… et le point d’orgue, celle où la Méchanceté entre dans les cafés, elle fait tous les cafés depuis la mort de Charlie…

Oui, c’est génial et touchant… elle est morte il y a trois quatre mois, la Méchanceté et de la mort de Charlie à la sienne, cette chienne, avec la nana qui l’avait récupérée, à chaque fois qu’elle était dans la rue, elle entrait dans tous les cafés, tous ! Comme si elle le cherchait. Ou elle était tellement habituée à aller au bistrot ! Ceci dit, c’est une chienne qui a vécu 17 ans et une chienne qui picolait aussi, comme quoi, finalement, ce n’est pas si mauvais que ça…

Il y a ce côté sombre de Charlie Schlingo, que l’on comprend mieux quand on sait tout ce qu’il avait enduré, mais aussi ce côté destructeur…

Oui, c’était vraiment un mec qui se jetait sous les camions, comme je l’ai raconté. Vous marchiez avec lui, vous discutiez et c’était un mec, quand vous le contredisiez, il vous disait que vous le faisiez chier, que si vous n’étiez pas d’accord, il allait se jeter sous un camion, et ce con, il le faisait, il allait face au camion, il levait les bras et il se laissait tomber en arrière pendant que le camion avançait à toute blinde. Lui était couché sur le dos, le camion faisait des zigzags pour l’éviter, lui se remettait debout et continuait à rigoler… Et vous, vous étiez contre le mur en lui disant d’arrêter. Il faisait des trucs de fou.

Je l’ai vu aussi faire un truc que je n’ai jamais vu personne faire : il faisait souvent des sauts périlleux mais quand il retombait, il mettait les bras le long de son corps, ce qui fait qu’il tombait la tête en avant vers le sol, c’est au dernier moment qu’il sortait ses bras, les mettait sur le sol pour faire amortisseur. Il avait des bras d’une puissance phénoménale. Et nous, à chaque fois, on pensait qu’il allait s’exploser le crâne. Et d’ailleurs, quand il est allé à l’enterrement de Choron, il avait une canne et, comme on le raconte dans la bédé, c’était l’ancienne copine de Choron qui lui a filé la canne de Choron en se disant que cela lui ferait plaisir et lui avait les deux cannes et a voulu faire un saut périlleux. Sauf que là il était en fin de vie, il n’avait plus du tout la même force qu’avant et il s’est cassé l’épaule… C’était ça la vie de ce mec.

L’album, je l’ai pris comme l’histoire vraie de Charlie Schlingo, je pense que c’est le cas…

Ah oui, oui…

Choron, c’était une vraie amitié ?

Ah oui, oui, il adorait Choron, ils ont eu des scènes mémorables, comme celle qu’on raconte, il a vraiment accroché Choron à un porte-manteau pour se faire payer, il a vraiment voulu lui foutre son bureau sur la gueule mais ils s’entendaient extrêmement bien à la fin de sa vie. D’ailleurs ils sont morts à peu de temps d’intervalle, la mort de Choron l’a bouleversé, ça lui a fait un truc terrible. Choron est mort en janvier 2005 et Charlie en juin. Ils avaient monté Gros Dada ensemble ; c’étaient deux pochetrons, ils étaient toujours sur les tables des restos en train de faire des conneries avec leurs bites, et tout… Je ne sais pas si vous avez vu le film Choron dernière ?

Non, pas encore…

Et bien il y a une scène dans le film où il y a Choron et Schlingo. Pitoyables, tous les deux à la fin de leur vie. Choron sort la bite de Schlingo et la sienne aussi et les deux glands se font des bisous. Un truc un peu hallucinant. C’était le monde dingue dans lequel vivait ce type.

Par rapport à la bande dessinée. Schlingo adorait la bédé, elle lui a permis d’oublier sa douleur ; en revanche la bédé ne le lui a pas tellement rendu…

Non, c’est un mec qui n’avait vraiment aucun succès, ses livres se vendaient à une centaine d’exemplaires, ou cinq cents, mettons, mais les 500 qui lisaient Schlingo en étaient dingues, ils l’idolâtraient. Mais c’était tellement spécial, ce qu’il faisait, c’était la crétinerie poussée tellement loin que le public est passé à côté. Il avait du succès aux Abbesses ou à Montmartre, c’était une sorte d’Amélie Poulain sous acides.

Et ce dont je suis aussi très content, c’est que grâce à notre album, L’Association va republier des livres de Schlingo, dont les premiers, qui sont les meilleurs. Il n’y en avait plus en librairie. Le seul qu’on trouvait encore était son dernier, au titre génial, Patron, une cuite s’il vous plait, mais là il était vraiment cramé, le Charlie, et la bédé n’est pas très intéressante. Mais le titre est génial et il arrivait vraiment dans les bistros comme ça, en tapant sur le comptoir et en gueulant « Patron ! une cuite, s’il vous plait ». Et moi j’entendais ça comme s’il s’adressait à un bon dieu pour lui dire « je veux une vie de fou, je ne veux pas de la réalité ». Patron une cuite s’il vous plait, c’est ça, c’est, je veux une vie de délire et rien d’autre.

Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps © Florence Cestac, Jean Teulé éditions Dargaud


C’est comme la phrase qui sert de titre à l’album, Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps, elle est authentique, elle aussi…

Oui, et quand je l’appelais ou ses potes, et qu’on lui demandait comment il allait, il répondait, je voudrais me suicider, mais j’ai pas le temps. Et dans cet album, je l’avais dit à Florence, je voulais qu’il n’y ait aucun mot off, pas un mot de nous, pas une ligne, je ne voulais rien et même pour le titre, pas de, je dis n’importe quoi, La Vie de Charlie Schlingo ou Salut Charlie !, même pour le titre, je voulais une expression de Charlie. Ce qui fait que même le titre, ce n’est pas une phrase de nous, c’est une phrase de lui. Et pareil, je l’avais demandé à Florence et elle était d’accord, je ne voulais qu’il n’y ait ni ma bibliographie ni la sienne, que la seule à figurer soit celle de Charlie. Je ne voulais pas non plus de petite phrase en exergue, genre, à notre copain, ou un truc comme ça, je voulais qu’on n’ajoute rien, que tout l’album soit sur lui, même la page de garde, c’est sa lettre au Père Noël. Et même cette lettre est prémonitoire, il réclame au Père Noël un Tintin, il lui dit le titre, On a marché sur la lune. Et c’est ça la vie de Schlingo, il a marché sur la lune. Et les dernières pages de garde se terminent par « je pense que j’ai été sage » et je trouve que l’album va bien entre ces deux morceaux de sa lettre au Père Noël.

Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps © Florence Cestac, Jean Teulé éditions Dargaud

Et comment avez-vous travaillé avec Florence ? Enfermés pendant des jours et des jours ?

De mon côté, j’écrivais le scénario, je lui faisais un découpage, avec les cases, avec l’emplacement des bulles, je lui envoyais les pages avec tout, il n’y avait plus à dessiner dedans. Et elle, au fur et à mesure, me renvoyait les pages scannées… et c’était un bonheur ! un bonheur ! Je trouve ça touchant d’écrire : « Schlingo entre dans un bistro, il sourit à une fille, le patron… etc. » et recevoir la page mise en image, exactement comme vous imaginiez que ça pouvait l’être, c’était un bonheur ! Je me suis extrêmement bien entendu avec Florence, on était dans une vraie complicité, on tirait tous les deux dans le même sens. On a eu des rapports très respectueux, très attentionnés, cela a vraiment été un régal, ce boulot. Et en plus, là j’ai l’impression, d’après les premiers échos, que les gens ont l’air de vraiment accrocher à ce livre, d’être touchés. C’est un tel plaisir.

Ce qui me fait extrêmement plaisir aussi, c’est qu’à Angoulême ils ont décidé de donner un prix Charlie Schlingo…

Oui, le prix Gros Nez…

Le prix Gros Nez Charlie Schlingo, oui, pour la bédé la plus branque de l’année, la plus schlinguesque, et je trouve ça vraiment bien. Parce que Schlingo n’a jamais eu aucun prix, rien, que dalle. Bon, alors, maintenant évidemment, ça ne lui sert à rien là où il est, il s’en branle, mais je trouve ça bien quand même qu’il y ait un prix Schlingo, qu’il y ait une bédé qui raconte la vie de ce mec, que l’Association réédite ce type.

Oui, parce que vous le disiez, aujourd’hui il ne reste plus grand-chose du travail de Charlie Schlingo…

Tout se trouvait chez les soldeurs. D’ailleurs il le disait : « je suis le roi de la lose, le dieu des invendus ». Tout ça a disparu.

Et puis il manque de descendants aujourd’hui, de trucs un peu foutraques…

Non, effectivement, il n’y a pas grand-chose. Pas de descendants. Mais il n’avait pas de prédécesseurs non plus d’ailleurs. C’était un cas. Atypique. Je n’ai eu ce sentiment qu’avec deux mecs dans ma vie, Choron et lui, le genre de personnages comme on n’en rencontre pas dix dans une vie : cette conscience d’être avec un personnage, un mec inouï.

Je reviens sur le prix Gros Nez, le prix Charlie Schlingo : Florence Cestac est dans ce registre, si on devait l’estampiller…

Exactement. Et ce que je dis souvent, c’est que je ne sais pas si Charlie aurait été content du scénario mais je suis certain qu’il aurait été content des dessins. Il aimait beaucoup, vraiment beaucoup les dessins de Florence. Ils ont été nourris au même lait. Tous les deux étaient des cinglés de Popeye et des bédés de cette époque-là, ils pouvaient passer des heures à parler de Popeye. Et du coup je suis absolument certain que le fait que ce soit Florence qui dessine et qui raconte sa vie en images, ça lui aurait forcément plu. Alors que moi je faisais une bédé, ça étonnait les gens, qui ne pouvait pas être plus éloignée de Schlingo, mais on n’en avait rien à branler et on était potes. C’est ce qui est très différent de la littérature : les écrivains marchent par écoles, ils ne supportent que les écrivains qui écrivent comme eux.

Les auteurs de bédés que je rencontre sont dans l’échange, il y a une camaraderie, effectivement.

Oui, et il y a quelque chose qui me surprend, parce que cela fait dix-neuf ans que je ne fais plus de bédé, et j’avais oublié ça, mais je vois qu’avec cet album, on a beaucoup de réactions de dessinateurs de bédés, qui nous envoient des mails vraiment adorables, enthousiastes. Ça leur fait plaisir que ce livre existe. Et je n’ai pas le sentiment que l’équivalent pourrait se produire en littérature. C’est un milieu beaucoup plus dur, beaucoup plus méchant. C’est égoïste, sans doute, la littérature. Et là de voir Berbérian, Philippe Druillet, Philippe Bertrand, et j’en oublie des flopées, LeFred-Thouron, qui nous font des renvois pour dire à quel point ils sont contents de ce livre, je trouve cela vraiment très agréable. Larcenet aussi. Alors que je ne le connais même pas. Leurs réactions, je les ressens comme une absence de jalousie.

J’ai interviewé Yann Lindingre, le scénariste de Chez Francisque et on parlait de bédés au sens large. On a évoqué Charlie Schlingo et lui aussi aimait son travail. C’est comme s’il n’y avait pas de rivalité en bédé, il y en a très certainement, mais pas de rivalité affichée…

En tout cas, je suis surpris par ces réactions d’auteurs plus jeunes que moi. Je craignais un peu qu’on m’accuse de venir de la littérature pour venir faire de la bédé et pas du tout. J’en suis surpris et très heureux.

J’ai lu dans les Inrocks que l’album Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps participait d’un nouveau genre, la bédé qui se regarde elle-même.

Oui, j’ai lu ça aussi. Et je n’en savais rien du tout, je n’en lisais plus, de la bédé. C’est peut-être une de ses évolutions, je ne sais pas. En tout cas, c’est sans doute une des premières fois que deux auteurs de bédé racontent dans un album la vie d’un troisième auteur de bédé. Mais c’est vrai que la bédé est peu utilisée, même au cinéma. Il y a des quantités de films où le héros est un écrivain. Mais des dessinateurs de bédé ?

Je me souviens d’un film avec Montand, un film de Sautet où Romy Schneider vivait avec un dessinateur de bédé, César et Rosalie, mais c’est très, très rare.

Beaucoup de critiques parlent de la bédé qui aimerait se sortir de son « statut d’adolescente des arts ». Vous en pensez quoi ?

La bande dessinée se met à adapter des romans. J’ai, par exemple, trois romans qui vont être adaptés en bande dessinée. Je, François Villon par Luigi Critone, Le Montespan par Philippe Bertrand – d’ailleurs demain, je vais voir ses vingt premières pages – Le Magasin des suicides par une jeune dessinatrice, ce sera pratiquement son premier album, Domitille Collardey et Olivier Ka. La bande dessinée s’ouvre à des choses qu’elle ne faisait pas avant, va chercher des romans pour les adapter. Il y a eu des exemples évidemment sur des romans du XIXe siècle mais elle se met aux romans actuels, comme le cinéma le fait. Et je trouve ça très touchant aussi.

Ultime question : vous envisagez un retour à la bande dessinée ?

Non, tout ça, c’est fini. Ça s’est terminé en 90, je crois, ils avaient voulu me faire plaisir à Angoulême et ils m’avaient donné un prix spécial du jury pour contribution exceptionnelle au renouvellement du genre de la bande dessinée. Putain ! Quand ils m’ont donné ça, j’ai cru que j’étais mort ! Ça fait prix posthume… Ils m’avaient filé ça, je me rappelle, un samedi, et à l’époque j’étais marié, et en rentrant le dimanche soir, j’ai dit à ma femme que j’arrêtais la bédé, que je ne dessinerais plus jamais de ma vie. Et le lundi matin, j’ai foutu tous les tubes de peinture, les crayons, etc., à la poubelle, et je n’ai effectivement plus jamais fait un dessin.

C’était le début de L’Assiette anglaise, ça s’est arrêté comme ça. Mais je suis resté pote avec les dessinateurs, avec Druillet, Bilal, et je suis très content de venir refaire un petit tour là-dedans, mais je ne dessinerai plus d’album, c’est fini.

J’ai une idée pour le titre de cette interview, « Non, Jean Teulé n’est pas mort ! »

Voilà ! (Rires)