Lectures transversales 59: Yu Hua, 1986

© Julien de Kerviler

« Il regarda la scie très longtemps à la lumière du soleil avant de la reposer. Les mains sur les genoux, il demeura assis un bon moment, comme s’il faisait une pause. Puis il entreprit de gratter avec la scie les saletés incrustées dans les crevasses de ses pieds. Quand celles-ci furent extraites, il les réinséra dans les crevasses avec ses doigts. Il renouvela l’opération plusieurs fois, le plus tranquillement du monde. Enfin, il posa la scie sur un genou, leva la tête pour jeter un coup d’œil alentour et poussa aussitôt un grand cri : « Amputation des pieds ! » La peau fut entamée dans un hurlement furieux ; elle s’ouvrit, d’abord exsangue, puis elle prit une couleur vermeille, et ensuite le sang perla. Après avoir tranché la chair, les dents de la scie atteignirent l’os. Il arrêta de scier et un sourire de satisfaction se dessina sur son visage. Puis ses deux mains commencèrent un élégant mouvement de va-et-vient, et un bruit de frottement se fit encore entendre. Mais, peu après, son visage se tordit à nouveau et il se remit à hurler. La sueur coulait à grosses gouttes de son front et il soufflait comme un bœuf. Les va-et-vient de ses mains étaient de plus en plus lents, ses cris s’étaient mués en une sorte de plainte qui allait en faiblissant. Ensuite ses mains, lâchant prise, retombèrent, et la scie dégringola sur le sol avec un son argentin. Sa tête s’affaissa également, sa bouche laissant toujours échapper cette plainte étouffée. Il resta assis dans cette position très longtemps avant de redresser la tête et de ramasser la scie qui gisait à terre. Il reposa celle-ci sur son genou, mais il attendit avant de continuer. Puis il sembla se rendre compte soudain de quelque chose. Ses lèvres rougies par le sang se mirent à frémir, comme si de nouveau elles esquissaient un sourire. Il posa la scie sur son autre genou, puis il cria une seconde fois : Amputation des pieds ! » »

Yu Hua, 1986 (1987), traduit du chinois par Jacqueline Guyvallet, Éditions Actes Sud, 2006, pp. 52-53 [acheté à Pékin].

© Julien de Kerviler