Damon Galgut : Une promesse trouble – et troublante

Damon Galgut, La Promesse (détail couverture © éditions de l'Olivier)

Depuis bien des années, l’Afrique du Sud donne à la littérature mondiale des romanciers d’envergure. Nous avons lu et aimé ceux qu’entraînent dans leur sillage John Maxwell Coetzee ou Nadine Gordimer. Nous n’avions jamais découvert jusqu’à aujourd’hui Damon Galgut, ce natif de Pretoria. Nous venons de réparer l’oubli en question avec La Promesse, Booker Prize 2021, un copieux roman de 300 pages s’étendant sur trois décennies à cheval sur deux siècles et évoquant le déclin d’une famille protestante et blanche. Le roman pourrait se résumer à une succession de funérailles puisqu’il rapporte les décès successifs de Ma et de Pa, c’est-à-dire de Rachel et de Manie, parents respectés, mais encore d’Anton et d’Astrid, deux de leurs trois enfants.

En chaque cas, une note plus ou moins baroque marque la disparition de la personne. Ainsi de Rachel qui, en pleine maladie, s’est convertie au judaïsme. Mais c’est, plus vrai encore de Manie qui, devenu vieux et se trouvant quelque peu perdu dans la vie sociale, choisit de se retirer dans la réserve de reptiles qu’il a constituée et qui l’a d’ailleurs enrichi. Or, ce qui devait arriver va se produire : Manie meurt de la piqûre que lui inflige l’un des pensionnaires de sa « réserve », consternant la famille entière. Il y va donc de tout un burlesque que le récit veille cependant à ne pas souligner.

Si l’épisode Ma et l’épisode Pa font une bonne moitié du volume, ils n’occultent pas pour autant le motif qui va traverser le roman entier et qui tient à la promesse faite à Salomé, la domestique noire de toujours, de lui faire don de la maison assez délabrée où celle-ci demeure avec son fils Lukas. Or, cette promesse faite par le chef de famille n’a pas été vraiment entérinée. Salomé elle-même n’y croit plus guère. Qui y croit encore d’ailleurs, sinon Amor, la fille cadette de la famille ? Mais c’est une fille étrange, qui, hors de son pays comme plus tard à Durban, soigne des malades du sida, est vraisemblablement lesbienne et se révèle inaccessible aux siens téléphoniquement pendant de longues périodes, ne revenant guère au veld familial qu’à l’occasion des enterrements. Ce qui n’est pas peu, il est vrai…

Mais n’omettons pas de parler des sœur et frère d’Amor, soit Astrid et Anton qui vont l’un et l’autre disparaître. Dans le premier cas, le mal viendra de ce qu’Astrid trompe son mari tout en se confessant vaille que vaille à un prêtre d’obédience catholique. Toutefois c’est surtout sa luxueuse voiture qui la perdra : à la sortie d’un centre commercial, elle est emmenée par un malfrat qui va finalement l’assassiner. Quant à Anton, aîné des enfants, il se voudrait romancier mais n’a guère écrit au long de sa vie que quelques pages, se laissant surtout entraîner dans une logique auto-destructrice qui passe entre autres par l’alcoolisme. Son amie est Désirée qui se livre à des séances de méditation en groupe qu’anime un certain Moti qu’elle entraîne bientôt chez elle et qu’Anton baptise Mowgli par dérision. Ainsi qu’on peut le voir, la famille et la propriété qu’elle occupe sont en voie de décomposition. Et ce n’est sans doute pas Salomé qui va sauver ce qui fut une propriété dynamique et rapportant gros. Mais la déréliction guette cette dernière désormais et ce n’est pas la victoire des Springboks sur les All Blacks telle qu’on peut la suivre sur les écrans de télé qui changera le cours des choses en faveur d’une l’implantation européenne fort ancienne.

Le charme de La Promesse ne tient pas à quelque moquerie ou ironie facile mais verse bien plus volontiers dans une réelle émotion suscitée par plusieurs des personnages depuis le vieux Manie jusqu’à la jeune Amor. Et pourtant la famille semble bien avoir beaucoup perdu de ce qui faisait son unité originelle. On assiste en texte à sa dislocation, dislocation traduite par ce qui fait l’aération et l’espacement du fil narratif. Soit l’exemple de ce passage pris au hasard comme il en est beaucoup d’autres dans le roman. La scène croise les répliques assez vides des deux sœurs, chaque passage à la ligne comptant pour une intervention :

« Tu devrais te préparer, s’impatiente Astrid. Tu ne peux pas garder cet uniforme.
Me préparer à quoi ?
Astrid ne trouve pas de réponse, ce qui l’agace.
Où étais-tu ? Tout le monde te cherchait.
Sur la butte.
Tu sais que tu n’as pas le droit d’y aller seule. Et qu’est-ce que tu fais ici ? Dans sa chambre ?
Rien, je regarde.
Tu regardes quoi ?
Je ne sais pas. » (p. 33)

L’aération du texte ainsi obtenue convient par excellence à des nœuds de relations très distendus qui vont dans le sens d’un bavardage peu construit et quelque peu vain. Ce qui nous vaut un récit qui est tout ensemble alerte et languissant. Au lecteur d’y trouver sa vérité stylistique et rythmique. Pour notre part , nous dirons en tout cas que La Promesse est un roman qui se lit de manière fort plaisante, nous entraînant dans son flux.

Damon Galgut, La Promesse, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Hélène Papot, éditions de l’Olivier, mars 2022, 304 p., 23 €