Nous parlons souvent de la « langue de bois » des hommes politiques pour désigner le discours vide et verbeux, celui de l’esquive et du non-dit. L’utilisation répétée de concepts issus de la philosophie politique comme « l’intérêt général », « la volonté générale », « le peuple » ou encore la « souveraineté » (Geoffroy de Lagasnerie, La conscience politique, 2019) crée un décalage avec la réalité vécue : nos vies dépendent de la politique, mais nous ressentons qu’en politique, les discours ne parlent pas de nos vies. De telles abstractions apparaissent alors comme un voile jeté sur la réalité des rapports sociaux. Quelle est donc la place de ce type de langages, de concepts, de valeurs, dans les luttes pour la transformation sociale ? Dans ses discours, la gauche doit-elle appréhender ces concepts comme un obstacle pour saisir les violences de la société ou au contraire se les réapproprier pour fonder un imaginaire politique mobilisateur ?
Dans l’Idéologie allemande (1846), Marx et Engels se positionnaient contre le « côté mystificateur » (Karl Marx, Le Capital, 1867) de la dialectique hégélienne et sa dimension spéculative (Hegel part de l’Esprit pour expliquer la Nature). Marx veut délivrer les hommes « des élucubrations, des idées, des dogmes, des êtres imaginaires sous le joug desquels ils dépérissent », ce qui revient à « se révolter contre la domination des idées ». Car, dans le système hégélien, les représentations, les concepts et les pensées produisent le monde matériel des hommes et leurs rapports réels. Selon Marx, c’est l’inverse : « l’idéal n’est rien d’autre que le matériel traduit et transposé dans la tête humaine. »
Ainsi, le matérialisme de Marx conçoit l’homme non pas sous la figure de l’Esprit ou de la conscience mais « en chair et en os », c’est-à-dire dans son activité sensible, dans son processus de vie matériel ; s’ouvre alors la possibilité d’un savoir réel, basé sur la description de l’activité pratique des hommes. Les chimères de la pure spéculation sont chassées de la philosophie politique : désormais, celle-ci aborde l’homme dans son développement réel, empiriquement constatable dans des conditions sociales déterminées. La philosophie abandonne ainsi son autonomie (le domaine de la pensée pure) et développe un lien étroit avec la science économique. Car, comme l’écrit Marx, « l’organisation sociale et l’État sont toujours le résultat du processus vital d’individus (…) non pas tels qu’ils peuvent apparaître dans leur propre imagination ou dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont réellement, tels qu’ils travaillent et produisent matériellement. » Le matérialisme de Marx opère donc un renversement épistémologique (qui est aussi éminemment politique) par rapport à l’idéalisme hégélien : c’est en modifiant leur production et leur commerce matériels que les hommes transforment leur pensée et les produits de celle-ci (la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de « l’idéologie »). L’activité réelle des hommes se manifeste dans leurs rapports socio-économiques et c’est ainsi qu’elle transforme les institutions, le monde idéel.
Le langage de la politique, lorsqu’il s’autonomise au point de former cette « phraséaologie » combattue par Marx, produit donc des « fictions » pour reprendre l’expression de Geoffroy de Lagasnerie dans La conscience politique (2019). Le caractère fictif de certaines catégories comme les « concitoyens », le « peuple », la « communauté », ou la « souveraineté populaire » vient de ce qu’elles appartiennent à un espace discursif autonomisé et sans véritable signification sociologique – celui de la politique. Or, selon Lagasnerie, réemployer de tels concepts dans les théories politiques revient à « perpétuer une perception mythologique des faits et une manière mystificatrice de parler des institutions ». Car adopter un vocabulaire à part lorsque nous parlons politique, c’est tourner le dos, soudainement, aux pratiques scientifiques d’objectivation des comportements, et donc invisibiliser les logiques de domination inhérentes à nos rapports sociaux : « Tout se passe comme si une sorte de magie était à l’oeuvre dans le monde et que lorsque la « politique » apparaît, le « social » disparaît. Comme si, à ce moment-là, tout changeait : nous ne serions plus des individus dotés de caractéristiques sociales et animés par des intérêts mais des citoyens ou des êtres raisonnables au sein d’un peuple. » Ainsi, la reproduction des narrations de la théorie politique traditionnelle est nocive du point de vue des luttes : cet « idéalisme naïf » nous empêche de comprendre la logique réelle des institutions et donc de les transformer vers plus de justice.
Contre une « théorie de la performativité » reconduisant les catégories abstraites de la politique, Lagasnerie veut bâtir une théorie critique et démystificatrice, c’est-à-dire « forger un concept de politique immanent à ce qui apparaît dans le champ social ». Dès lors, la philosophie politique s’émancipe des signifiants vides et façonne son lien étroit avec la sociologie : dire le vrai en politique équivaut à fonder nos pratiques discursives sur une « compréhension sociologique du monde ».
Être matérialiste – c’est-à-dire de gauche – revient à établir la validité de nos catégories sur leur capacité à décrire un rapport social concret. D’où la supériorité des analyses en termes de « classes sociales » sur celles qui font intervenir le « peuple », par exemple, et camouflent ainsi la particularité des luttes. Car, comme l’écrit Marx, l’émancipation des hommes se réalise « dans le monde réel et avec des moyens réels ». Nos combats politiques sont ceux des transformations sociales objectives, d’où le lien essentiel et à promouvoir entre les sciences sociales et les théories politiques de la gauche.