Avec Brûlées, Ariadna Castellarnau avait écrit un monde de l’entre-deux, de l’indétermination du sens, une sorte de chaos très étrange. C’est ce monde que l’on retrouve dans L’obscurité est un lieu – monde, donc, obscur, constitué non de frontières mais de leurs chevauchements, de dimensions différentes qui se recouvrent, se traversent, s’échangent.
L’auteure insiste sur les éléments réalistes, d’une matérialité quotidienne, banale : telle nourriture, telle voiture, telle chaise… Elle ancre les nouvelles qui constituent le livre dans des situations ordinaires ou les présente sous un angle qui les fait paraître comme allant de soi. Même lorsque le récit concerne un garçon-sirène, exhibé par ses parents dans une sorte de parc d’attraction fait maison, les éléments sont agencés pour que la situation ne paraisse pas, somme toute, être si incroyable que ça : on fait la queue, on prend des photos, on boit de la bière, on mange de la pizza, on achète des souvenirs, le garçon-sirène que l’on est venu voir n’étant qu’un élément d’une sortie qui ressemble à beaucoup d’autres. Chaque nouvelle commence comme un récit plutôt réaliste, lié à un contexte social et psychique suffisamment suggéré pour que l’on comprenne qu’il s’agit d’un contexte violent, pénible, impliquant l’exploitation, des tensions, des conflits : conflits au sein des familles, exploitation d’êtres humains, le décès d’un enfant…
L’obscurité est un lieu n’est pourtant pas un livre « réaliste », le fantastique étant le genre dans lequel on pourrait le classer. Il est vrai que le genre fantastique nécessite une forme de réalisme, les éléments fantastiques apparaissant et se manifestant au sein d’un monde qui pourrait être quotidien, reconnaissable comme tel. L’auteure maîtrise tous les codes du fantastique mais elle les utilise, de manière variée, pour créer des récits qui les font servir à autre chose qu’une simple reproduction de codes littéraires connus. En lisant le livre, on peut être attentif à la façon dont les éléments fantastiques s’infiltrent dans le « réel », à la façon dont ils l’envahissent et le remplacent. On peut être aussi attentif à la façon dont ce « réel » existe, est d’abord présenté.
Les éléments réalistes du livre sont indéterminés, étant plus de l’ordre de l’évocation que de la définition. La première nouvelle, qui donne son titre au recueil, installe dans une action qui a déjà commencé, à l’intérieur d’une situation qui demeurera, justement, obscure. Le père est appelé « le Suédois », on ne sait précisément pourquoi, sinon parce que ses cheveux sont blonds, « d’un blond qu’on dirait d’un autre pays » mais lequel ?, on ne sait pas. Pas plus que l’on ne sait précisément dans quel pays se déroule le récit ni pourquoi c’est la blondeur du personnage qui le caractérise. Les relations entre les personnages sont tendues, liées à une violence sourde que l’on devine, une violence possible que l’on pressent terrible sans que rien ne soit précisé. Il faut se cacher, fuir un danger – lequel ? Dans le deuxième récit, « Calypso », il en va de même. On devine un trafic d’êtres humains, de filles jeunes ou très jeunes, d’enfants, sans que l’on connaisse précisément la nature de ce trafic : prostitution, sans doute, mise à disposition de corps pour des violences peut-être extrêmes… Le récit déroule un environnement commun mais vague : une route, un parc d’attraction, des lieux sans nom, sans indication géographique, une destination incertaine.
Chaque nouvelle du recueil peut insister sur des éléments réalistes tout en les maintenant dans une indétermination qui contourne la clarté du sens, de l’action, des relations. Aucune contextualisation précise n’accompagne ce que nous lisons et qui est constitué d’indices, de signes, plus que d’affirmations claires et éclairantes, le format court de la nouvelle permettant de s’en tenir à cette indétermination. C’est le reél qui déjà, en lui-même, n’est pas clair, relève de l’énigme, est traversé d’un sens suspendu, en lui-même obscur. Le réel n’est pas habité immédiatement d’une dimension fantastique mais est défini par un flottement et une obscurité. Son sens n’est pas circonscrit, fixé, défini. Il n’est pas une dimension qui s’oppose au fantastique sans en être non plus immédiatement la préfiguration. Il est suffisamment poreux pour pouvoir inclure d’autres dimensions, d’autres significations, d’autres possibilités qui s’actualisent sous la forme du fantastique qui n’est pas, ici, l’autre du réel mais qui en est une autre possibilité, celui-ci étant déjà, en lui-même, suffisamment vague pour pouvoir l’inclure. Le réel et le fantastique sont plus des variations d’un même tissu opaque, obscur, indéterminé, que deux dimensions différentes qui se heurtent.
Dans L’obscurité est un lieu, les conflits sont omniprésents, le monde est un monde violent, qu’il s’agisse de rapports de force dans lesquels les plus faibles sont dominés, écrasés, ou de conflits psychiques. La mort rôde, la haine est là, les coups, les meurtres, la volonté d’écraser ou de supprimer, sont omniprésents, au moins comme des possibilités. On exploite, on méprise, on a peur, on voudrait voir disparaître. La beauté est l’envers d’une monstruosité, la gentillesse est le masque d’une haine, d’une menace. Tel geste d’amour est un geste de folie. On peut lire dans ce recueil les éléments d’une critique sociale, un point de vue critique à l’égard d’une logique généralisée de l’exploitation, de la soumission de l’autre à ses propres désirs, à ses propres intérêts, une logique de la négation de l’autre, de sa vie, de sa nature humaine ou simplement vivante. Tout est réduit à la marchandise, à l’objet, à une source de profit ou de satisfaction égoïste. Ce réel n’est pas n’importe quel réel, c’est le nôtre, celui du capitalisme néolibéral, de la société néolibérale déshumanisante et mortifère où l’humain et la nature sont des objets de jouissance à condition d’entrer de force dans une mécanique matérielle et psychique qui les détruit.
Cependant, si les texte articulent non pas une critique directe, explicite de ce réel mais seulement les signes ou indices de celle-ci, ce n’est pas par une impuissance critique mais du fait d’une volonté générale de demeurer dans l’indéterminé, d’écrire par indices, avec des signes obscurs. Si Ariadna Castellarnau avait choisi d’écrire un texte réaliste, dénonçant de manière réaliste et claire ce qui définit notre réel aujourd’hui, le décrivant et l’analysant, proposant des solutions réalistes, elle aurait situé son livre dans un régime du sens – et du monde – clair, plein, reconnaissable, selon une rationalité appauvrissante, réductrice. Au contraire, si ni le réel ni sa critique ne sont « clairs », c’est que ce régime est précisément ce qui doit être évité pour maintenir le sens dans un flottement, pour que le monde « réel » demeure dans une obscurité constitutive.
On pourrait penser que, par rapport à la réalité violente, horrible, le fantastique surgit comme une sorte de solution, de résolution. Il n’en est rien. Le statut de ce qui dans ce livre relève du fantastique pourrait être compris à partir de l’hallucination, du rêve, du délire qui s’offriraient, face à une situation trop douloureuse, face à un réel insurmontable rationnellement, comme des solutions pour un psychisme subissant une crise trop forte, trop grande pour lui. L’hallucination, la fuite dans un imaginaire délirant seraient ce que l’esprit met en place comme barrière protectrice face à ce qui menace de le détruire. Cependant, dans L’obscurité est un lieu, ce n’est pas toujours le cas, le fantastique pouvant surgir en lui-même comme une cristallisation sans résolution des conflits, des menaces, comme un point d’orgue qui ne résout rien, voire comme leur réalisation. Là encore, l’auteure n’impose aucune signification, aucune position définitive, définitoire, claire. Le statut du fantastique, comme celui du réel, demeure indéterminé, échappe à un régime du sens univoque, réducteur : le sens demeure flottant, indéterminé, obscur, puisque c’est cette obscurité qui est le centre du livre, puisque le livre est le lieu même de cette obscurité.
Le fantastique est moins ce qui surgit dans le réel, distinct de lui, que ce qui le prolonge, l’exacerbe, en révèle la nature en soi déjà énigmatique. Il est une autre face du tissu du réel. Ou moins une autre face que le développement, la généralisation de traces, de taches, qui étaient là, qui l’imprégnaient. Le sens obscur qui habite le monde se prolonge dans le fantastique, inclut la possibilité de celui-ci. Dans L’obscurité est un lieu, le réel est déjà traversé par les signes du fantastique à l’œuvre : un silence étrange, un regard tout aussi étrange, un comportement très énigmatique, difficilement compréhensible, une impassibilité du corps et du visage sont déjà porteurs d’autre chose que de l’évidence de la réalité, que de ce que les réseaux communs du sens peuvent rendre immédiatement clair. Dans ces nouvelles d’Ariadna Castellarnau, ces signes du fantastique à l’œuvre dans le réel ne sont pas en contradiction avec celui-ci, différents de lui, ils s’y insèrent comme dans leur monde, comme dans un monde qui, du fait de son étrangeté, de l’absence de signes et de sens clairs et distincts, inclut par nature ce qui, en le faisant basculer, en le faisant, exploser, le réalise pourtant d’une autre manière.
C’est cette porosité du réel et du fantastique qui est composée à travers les nouvelles de ce recueil. Ariadna Castellarnau élargit les dimensions du réel, le rendant irréel, elle le vide de ce qui nous le fait apparaître comme réel, comme une série d’évidences, comme signifiant – pour l’ouvrir à un mélange de dimensions non pas opposées mais imbriquées les unes dans les autres, flottant l’une à la surface de l’autre. Un autre régime du signe et du sens est promu, un régime de l’obscurité – l’existence d’un monde qui est notre monde et qui est pour nous, pourtant, un monde d’énigmes, de signes fantomatiques, de possibilités impensables.
Ariadna Castellarnau, L’obscurité est un lieu, traduit de l’espagnol par Guillaume Contré, éditions de l’Ogre, mai 2022, 190 p., 18 €