Brûlées, d’Ariadna Castellarnau, peut se lire comme une dystopie mais aux contours flous, une dystopie atopique en quelque sorte. Il n’est pas question de régime politique particulier ni d’époque clairement située – seulement d’un « mal » qui s’étend et gagne chaque être, chaque lieu, chaque chose. Les vies, le monde deviennent ce mal, le sont devenus, le deviendront. Dans cette progression du « mal », le monde n’est pas un cosmos, l’univers au contraire se désarticule, perd les significations. L’ordre que nous pensions percevoir en lui, les habitudes que nous appréhendions comme une nature : tout a basculé dans un autre monde détruit et destructeur, absurde, fragmenté. Dans cette destruction du monde, le monde devient une énigme à écrire et à interroger.
Rien n’est expliqué dans Brûlées, Ariadna Castellarnau ne fournissant aucune clef, aucune explication qui viendrait redonner un sens à ce qui apparaît comme n’en ayant pas, même lorsque des indices semblent rendre possible la reconstitution du puzzle. Au contraire, le puzzle demeure inachevé car inachevable, faux puzzle sans doute, constitué de pièces manquantes : monde de fragments qui ne s’ajustent pas, définitivement.
Le monde est en proie à un « mal ». Depuis l’émergence de ce mal, l’ordre habituel et reconnu s’écroule : les saisons se dérèglent, les animaux meurent, désertent ou semblent se suicider, les rapports sociaux, de filiation, se défont, les valeurs n’ont plus cours, les hiérarchies se désagrègent, l’humanité n’a plus le même sens et paraît même ne plus en avoir du tout. C’est comme si la nature « mauvaise » à l’œuvre chez Sade avait émergé dans le monde et l’avait envahi : tout devient soumis à un principe de destruction, le monde tombe en ruine. Toutes les médiations, tous les filtres que nous utilisons – morale, famille, travail, lois, culture, institutions, etc. – pour créer des cadres à l’intérieur desquels et par lesquels faire tenir le monde, tout cela s’érode et s’écroule. Dans le livre d’Ariadna Castellarnau, demeure le monde informe, celui que nous ne voyons pas et ne pensons pas, celui qui est fui : un monde sans signification, sans logique précise, sans ordre ni destination, sans centre – un monde qui n’est pas de l’homme ou pour l’homme.
On pourrait lire dans la dystopie inventée par l’auteur une critique de notre monde actuel, sa propre image en négatif, sa recréation dans un imaginaire mettant au jour ses conséquences réelles qui sont celles d’un anti jardin d’Eden : une humanité réduite aux besoins, préoccupée des seules questions de survie ou ayant abandonné cette préoccupation, préférant mourir, une humanité au sein de laquelle règnent l’égoïsme et le souci matériel, habitée d’affects mauvais – une humanité dont le temps est celui de la catastrophe. On pourrait lire dans Brûlées la mise en scène fictionnelle de ce que le néolibéralisme et les politiques racistes à l’égard des réfugié.e.s réservent à l’humanité. Peut-être.
Mais il semble qu’il s’agit d’autre chose. Dans le roman d’Ariadna Castellarnau, s’il y a bien un « avant » et un « après », l’avant n’est jamais précisé ni les circonstances du passage. De fait, ce sont tous les liens de causalité qui sont effacés, le monde de ce roman étant un monde sans relations de causalité, les choses advenant comme sans logique, ou en tout cas selon une logique qui n’est jamais explicitée : ce qui advient se met à exister sans explication précise, sans enchaînement clair des causes et effets – l’émergence et le développement du « mal » n’étant pas plus rapportés à « notre » monde actuel qu’à une autre cause dont la fiction nous dirait le secret. Rien n’est dit, rien n’est expliqué. Ce qui advient n’existe que comme un fragment surgi au sein d’un monde fait de fragments sans relations (« Je ne suis même pas entière. Aucun de nous n’est entier. Nous sommes en morceaux »), ou dont les relations ne sont pas saisies, fugitives, évanouissantes, quasi inexistantes.
Le roman, d’ailleurs, ne suit pas un ordre chronologique classique, attendu. Il commence immédiatement au sein de ce monde inconnu, sans introduction qui permettrait au lecteur d’en comprendre l’origine, l’intention, le sens. Dès le début, nous sommes déjà dans ce monde, sans être pris par la main par une logique rationalisante, même exotique. Nous y entrons sans passage, ce monde surgissant autour de nous sans raison. Nous y trouvons immédiatement des références qui ne sont jamais explicitées : le « mal », « Rita », « l’homme », les « bûchers », un couple qui décide de se laisser mourir de faim, une pénurie généralisée, des pillards, les « Prieurs », des cités dont la population entière brûle tous ses biens, etc. Commencer ce livre est comme venir au monde, comme un enfantement, ce qui est d’ailleurs le thème du premier chapitre : nous venons au monde d’un coup et nous recevons le monde d’un coup, sans préparation et sans comprendre rien de sa cohérence ou de son incohérence. Le livre d’Ariadna Castellarnau demeure au niveau de cette venue au monde, à ce moment le plus étrange où rien n’a de sens, où tout est nouveau, sans équivalent, sans identité, sans raison rationnelle.
Les divers chapitres qui constituent le livre ne se suivent pas selon une chronologie qui constituerait un enchaînement causal. Des personnages apparaissent et disparaissent, certains reviennent parfois d’un chapitre à l’autre ou se croisent mais à des époques et dans des situations différentes, chacun des personnages étant dans ce cas plus un écho de lui-même qu’une identité évoluant à travers le temps. Il n’y a pas d’évolution, de progression, plutôt des séries de disruptions et d’apparitions, le temps n’étant plus ce qui nous donne une logique du monde, étant plutôt le temps illogique, brisé, d’un monde lui-même illogique et brisé, « hors de ses gonds » comme l’écrivait Shakespeare.
Le temps de la mémoire est caractérisé de la même façon : on a oublié le monde d’avant, les personnages ne sont pas certains de leur passé, ils n’en possèdent pas clairement le souvenir qui leur permettrait de s’y référer comme à leur passé, d’y trouver l’appui d’une identité. Les personnages sont aussi des « morceaux », psychiquement, parfois physiquement, psychologiquement traversés de secousses, d’états incohérents qui ne sont jamais expliqués – étant sous une forme encore humaine ce qu’est le monde en général de cette fiction.
Dans Brûlées, tout est arrangé pour que rien ne soit cohérent ou clair, expliqué, réductible à quelques énoncés rationnels et rassurants. Le monde y est laissé à son étrangeté, et le lecteur à son inquiétude, à une interrogation fondamentale. C’est le roman de ce monde qu’écrit Ariadna Castellarnau. La langue est ici organisée autour d’un centre qui n’est jamais dit, jamais évident, un centre qui peut-être n’existe pas mais qui conditionne l’ensemble d’une énonciation alors appuyée sur un secret qui se dérobe, un vide qui échappe à la langue et qui est le monde lui-même dans son étrangeté, dressé dans son absence de sens, affirmant sa propre incohérence comme sa propre vie, sa contingence la plus banale mais qui atteint dans ce roman le degré supérieur d’une affirmation de la vie du monde – un monde que nous ne voyons pas, que la fiction révèle, et qui est « notre » monde, celui que nous ignorons, que nous nous dissimulons, mais celui que la littérature laisse vivre puisqu’elle vit elle-même de la vie de ce monde.
Ariadna Castellarnau, Brûlées, traduit de l’espagnol par Guillaume Contré, éditions de l’Ogre, avril 2018, 176 p., 18 € — Lire un extrait