Karl Marx au service de l’écologie

© Jean-Philippe Cazier

« Fin du monde, fin du mois : même combat ! » scande la jeunesse engagée dans les  mobilisations pour le climat. Ce slogan bien ficelé révèle un malaise théorique, une difficulté philosophique : la compatibilité entre l’amélioration du niveau de vie et la protection de la planète. Alors que la révolte des Gilets Jaunes a mis en lumière le possible antagonisme entre la préservation du climat et l’intérêt des classes populaires, la gauche se questionne : comment concevoir une articulation convaincante entre écologie politique et amélioration des conditions matérielles des classes laborieuses ?

Au-delà du questionnement purement spéculatif, il s’agit de faire converger les luttes sans artifice rhétorique. Il s’agit de nous émanciper des formules habiles pour penser, avec honnêteté,  les fondements d’une telle conciliation. Et cette exigence est loin d’être nouvelle : elle s’inscrit pleinement dans l’histoire des contestations du système capitaliste, tout particulièrement chez Karl Marx.

Ériger Marx en pionnier de la pensée écosocialiste peut surprendre à plusieurs égards : à différentes phases de son histoire, le socialisme n’a pas affronté le modèle productiviste ; il s’est contenté d’en produire une version humanisée. Dans les Manuscrits de 1844, le jeune Marx, alors âgé de 26 ans, adopte – contre Malthus, notamment – une position favorable à l’accroissement des forces productives humaines, au progrès technique : il estime que, même si la population se multiplie, l’humanité aura les ressources suffisantes à condition de poursuivre les progrès technique et industriel. Dans cet écrit, le paradigme productiviste est maintenu puisque l’homme se réalise en objectivant la nature. Le système capitaliste n’est donc pas rejeté par Marx du fait que l’homme s’y approprie la nature mais précisément parce que cette appropriation passe par l’aliénation du travailleur, rendu étranger à ses outils de travail, à la nature, et donc à son être générique. Dans cette perspective, Marx ne pose aucune limite explicite au progrès des forces de production, à la domination exercée par l’homme sur la nature. Le communisme de Marx n’est pas une expérience de la frugalité : il se conçoit dans la continuation de la productivité capitaliste, s’appuyant sur le développement des forces productives. Mais tout cela sans dépossession du travailleur, sans l’aliénation capitaliste. Dès lors, s’il est vrai que Marx défend, dans les Manuscrits de 1844, l’appartenance de l’être humain à la nature en dépeignant l’homme comme un « être naturel », c’est-à-dire comme un être qui dépend de ses conditions naturelles d’existence, ceci n’est pas suffisant pour y voir l’élaboration d’une critique écologiste : le naturalisme de Marx demeure incontestablement productiviste, et donc peu soucieux de la préservation de la planète.

Toutefois, la trajectoire postérieure de Karl Marx laisse entrevoir un « changement de paradigme » pour reprendre l’analyse de Frank Fischbach, spécialiste de la philosophie allemande lors de son Cours magistral à la Sorbonne intitulé « Marx et la nature ». Marx abandonnerait peu à peu le productivisme pour penser la ruine des forces de la nature sous le capitalisme. Empruntant aux sciences thermodynamiques (et en particulier à William Grove dans The Correlation of the Physical Force, 1855) la notion de « force » pour bâtir son concept de « force de travail », Marx se met à concevoir le parallèle entre épuisement de la vie organique des travailleurs et épuisement des ressources naturelles de la Terre. Dans le livre I du Capital, il écrit : « Si à l’origine la grande industrie et l’agriculture se distinguent par ce que la première dévaste et ruine davantage la force de travail, donc la force naturelle de l’homme, et l’autre, plus directement, la force naturelle de la terre, elles finissent, en se développant, par se donner la main. » La force naturelle de l’homme et la force naturelle du sol sont, elles deux, dévastées, ruinées, épuisées par l’industrie et le commerce qui, transposés dans l’agriculture, « privent les ouvriers de leur force », d’une part, et « épuisent les sols », d’autre part. Dès lors que le système industriel s’applique à l’agriculture, ces deux « forces » finissent par se rejoindre dans l’épuisement : la force humaine de travail est une force de la nature. Et cela, dès les Manuscrits de 1844 où Marx traçait déjà les contours du caractère naturel du travail, activité qui exprime la liaison de l’être humain à la nature. Le concept de « force » permet donc à Marx de rendre compte d’une continuité sous les différentes manifestations de cette force – humaine et naturelle – et de bâtir un véritable rapprochement systématique entre la destruction de la force de travail et celle de la Terre.

La notion de « bornes naturelles » est alors avancée par Marx, dans les Manuscrits de 1861-1863, pour décrire l’existence de contraintes physiologiques à la reproduction de la vie. Il y écrit : « Lorsque le surtravail est étendu jusqu’à atteindre le domaine du surmenage, alors on franchit une borne, et ce franchissement écourte violemment la durée normale de la puissance de travail, l’anéantit temporellement, c’est-à-dire l’abîme ou la détruit complètement. » Ici, l’épuisement concerne le travailleur, poussé au-delà des bornes naturelles de la journée de travail. Le franchissement de ces limites naturelles conduit à l’anéantissement progressif du corps du travailleur : celui-ci ne parvient plus à reconstituer l’intégralité de ses forces, ce qui dégrade son état de santé, son état physiologique. Mais Marx va plus loin : cette usure progressive de la force vitale,  d’abord développée pour expliquer les conséquences de l’exploitation sur la vie du travailleur, il la généralise à la Terre. Or cette destruction anticipée de la Terre se caractérise précisément par l’accumulation d’un déficit de reproduction : l’exploitation capitaliste des sols « perturbe l’équilibre entre le prélèvement et la restitution », empêche la terre de « se régénérer entre deux périodes de production. » Autrement dit, Marx s’incrit ici contre un modèle productiviste irrespectueux de la temporalité naturelle propre à la régénération des sols. Cette réflexion, qui s’appuie notamment sur les analyses du chimiste Liebig dans son Traité de chimie organique de 1840-44 sur la « loi de restitution », permet à Marx d’ancrer sa contestation du système capitaliste dans une nécessité de préservation de la force vitale, qui est à la fois celle de la nature et de l’être humain.

Marx n’est donc pas le productiviste forcené que nous avons tendance à dépeindre naïvement ; ses écrits les plus matures se saisissent pleinement de la question de l’épuisement des ressources terrestres. D’ailleurs, son analyse des « bornes naturelles » n’est pas sans rappeler les calculs contemporains du « jour de dépassement » qui, dans le sillage de la pensée marxienne, mettent en évidence le caractère limité des capacités régénératrices de la Terre. L’itinéraire conceptuel du philosophe se veut précurseur pour le socialisme contemporain : le défi de la gauche n’est pas d’introduire artificiellement la question écologique dans la lutte contre les inégalités, mais de faire comprendre la dépendance effective entre l’émancipation sociale et la protection de la nature.