Le grand entretien : Michael Cunningham (Ils vécurent heureux, eurent beaucoup d’enfants, et puis…)

Michael Cunningham © Christine Marcandier

Rencontre avec Michael Cunningham dans un des petits salons mis à disposition de la presse à Livre Paris, le 20 mars dernier : l’écrivain américain, après six romans, un Pulitzer et un Pen-Faulkner Award, surprend en publiant un recueil de contes, Ils vécurent heureux, eurent beaucoup d’enfants et puisEt puis le pire arrive, mais aussi la littérature qui, toujours, s’articule sur l’adversatif.Michael Cunningham s’amuse : s’il s’appuie sur les personnages, intrigues et schèmes de contes connus et reconnus, il invente, développe, appuie là où s’arrêtait le récit pour enfants. Qu’on ne s’y trompe pas, les contes de fées de l’écrivain sont bien pour adultes. Ils décapent, sont aussi « dés-enchantés » que le texte liminaire, un peu à la manière de la Cendrillon de Téléphone dont le destin sombre à mesure que la chanson avance, de « plus jolie des enfants » sur le « cheval blanc » de son « bel amant, le prince charmant » à « junkie »: une « jolie petite histoire »…

Comme celles de Michael Cunningham, neuf contes cruels revisités (et un de son cru), accompagnés des superbes illustrations de Yuko Shimizu qui prolongent fascination et rêverie. Non, tous les crapauds ne se métamorphosent pas en prince et les princesses sont bien souvent des Bovary. Le monde contemporain est désenchanté, sans fantaisie et imaginaire, tournant à la « farce, impossible d’emprunter un autre chemin » ou au cynisme. Bien sûr, tout cela a quelque chose de rassurant : les contes nous vengent et nous rassurent, les êtres exceptionnels sont tout aussi châtiés que le commun des mortels, et le récit de leur déchéance vient contenter notre jalousie et notre colère devant tant de perfection, comme le note ironiquement l’écrivain.

Michael Cunningham poursuit les histoires après le dénouement itératif et rassurant du conte, faisant de son recueil une fiction transfuge selon la définition de Richard Saint-Gelais : quoi qu’il arrive après le « il était une fois », « ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Lui s’intéresse à l’après, ce récit tu dans le conte de fées. « Fin de l’histoire. « Heureux jusqu’à la fin des temps » : la formule leur tomba dessus comme la lame de la guillotine ». Se souvenant de sa frustration enfant quand l’histoire s’arrêtait, l’écrivain poursuit l’histoire de ce prince dont le bras droit est une aile de cygne. Celle de ses contes où l’on peut formuler des vœux pour que le merveilleux advienne, celle de Jack et de la tige de haricot, celle de la belle et la bête. Le lecteur a les yeux émerveillés d’un enfant, pris par l’histoire, avant que l’adulte ne se réveille en lui, face à la dureté et à la complexité du monde comme il va.

Même si votre précédent roman, Snow Queen, n’avait rien d’un conte de fées, vous aviez emprunté son titre à Andersen…

En effet, j’aimais ce titre, même si le roman n’a rien à voir avec le conte d’Andersen. En anglais, en argot, snow (neige) désigne la cocaïne et Queen (reine) est un gay….

C’est pareil en français

Oui, j’imagine. Donc c’était parfait. Et donc je me suis dit, tant pis si Andersen a le premier utilisé ce titre, c’était tellement parfait pour mon roman. Mais ce livre-ci, ce sont bien des contes.

 Pourquoi avoir choisi d’explorer cette forme ? Qu’est-ce qui vous attirait dans le genre du conte ?

La première raison tient au fait que les contes sont les premières histoires que nous entendons, on nous raconte les mythes et les contes quand nous sommes tout petits et ces histoires nous marquent profondément. En grandissant, vous lisez des romans pour adultes mais quand vous avez cinq ans et que vos parents vous lisent des contes, ils entrent dans votre sang, l’histoire fait partie de vous, de votre corps.

Les contes m’ont toujours passionné. Et ce livre est né par hasard : j’écrivais des contes par ci, par là, juste pour les lire à mes amis ; je ne pensais pas du tout en faire un livre et puis je les ai montrés à mon éditeur, sans penser à un recueil.

© Yuko Shimizu (illustration du livre de Michael Cunningham)
© Yuko Shimizu (illustration du livre de Michael Cunningham)

Un élément fondamental de ce livre, ce sont les dessins de Yuko Shimizu.

Oui, ils sont sublimes, je suis si fier d’elle.

© Yuko Shimizu (illustration du livre de Michael Cunningham)
© Yuko Shimizu (illustration du livre de Michael Cunningham)

Comment l’avez-vous rencontrée et comment avez-vous travaillé ?

On a eu beaucoup de mal à trouver quelqu’un pour illustrer le livre, je pensais que ce serait plus simple. Beaucoup de ceux que nous avons trouvés étaient plus spécialisés dans la littérature jeunesse. Or je voulais quelque chose de beau, certes, mais aussi de sombre et retors, pervers. Des auteurs de romans graphiques ont refusé d’illustrer mon livre. Alors, j’ai cherché sur google ! Et je suis tombé sur la page de Yuko Shimizu dont j’ai trouvé le travail non seulement incroyablement beau mais totalement en adéquation avec ce que j’imaginais. Mon éditeur l’a appelée, elle a lu les contes et elle a accepté. Je l’ai rencontrée et lui ai laissé carte blanche. Je voulais qu’elle laisse libre cours à son univers, j’envisageais ce travail comme une collaboration. Surprenez-moi ! Ce qu’elle a fait.

© Yuko Shimizu (illustration du livre de Michael Cunningham)
© Yuko Shimizu (illustration du livre de Michael Cunningham)

Dans l’imaginaire collectif, on associe les contes aux enfants. Mais les vôtres sont pour adultes, non ?

Ils ont beau être d’abord pour les enfants, ils marquent notre imaginaire à vie, ils nous initient à la magie, au danger, à nombre de caractéristiques humaines primaires. C’est par les contes que nous les percevons pour la première fois ; ils nous disent qu’il se passe quelque chose là-bas dans les bois, l’aide peut venir du ciel.

Et comment les avez-vous choisis ? Ce sont des contes que vous aimiez quand vous étiez enfant ?

Oui. Il n’y avait aucun système prédéfini. Ce sont des contes que j’aimais enfant, pour la plupart. Et j’étais un enfant plutôt morbide donc j’aimais les contes sombres et effrayants, c’est donc la veine de ce volume : des contes noirs et terrifiants. Imposer un principe organisateur, en faire un recueil de contes me semblait une erreur et ne pas correspondre à ce que sont les contes, l’humeur d’un moment, de votre grand-mère quand elle en choisit un le soir : ce sont juste mes préférés.

Dans votre livre, le lecteur a une position particulière : il est à la fois l’enfant qu’il était (pris dans la magie et le côté féérique) mais aussi l’adulte qu’il est (percevant le sous-texte parfois cynique).

Absolument, ces contes sont pour adultes, ce serait bizarre de les lire à des enfants… pas au mien, en tout cas ! Ce sont des hommages, des contes que j’adore. Ve n’est pas une posture post-moderne, ces contes démodés. Mais je voulais leur adjoindre une part de la complexité du monde des adultes. Quand j’étais enfant et que ma mère ou ma grand-mère me lisaient ces contes et que tout se termine sur les mots « ils vécurent heureux, etc. », je disais « ben continue, et après, il se passe quoi ? ». Et on me répondait : « c’est fini ». Mais non, ce n’est pas possible, il leur arrive quoi après ? Et ma mère allumait une cigarette et me disait d’aller au lit.

Ma mère ne peut plus m’envoyer au lit. Donc certains de ces contes ont pour sujet l’après « ils vécurent heureux », le fait que nos vies se confrontent à ce « ils vécurent heureux » et que le bonheur est bien plutôt affaire d’une heure, une journée, de moment présent ; donc je voulais qu’ils disent cette ambiguïté et cette complexité du monde des adultes.
Le titre français, Ils vécurent heureux, eurent beaucoup d’enfants, et puis… insiste sur l’adversatif, le « et puis ». Vous diriez que là est le sujet de la littérature, le « mais », le « et puis » ?

Le « mais » comme socle de la bonne littérature ? Oui ! La différence selon moi entre ce que j’appellerais la littérature sérieuse et la « pulp fiction », c’est qu’il n’y a pas de « mais » dans la pulp fiction. Elle rencontre l’homme de ses rêves, et tout va bien. On peut aimer mais c’est un autre genre de littérature. Les livres que je préfère ont un « mais ».

Mais il y a aussi ce sentiment que rien ne se résout, n’en arrive à un dénouement. Vous n’évoquez qu’une partie de la grande histoire et vous l’abandonnez à un certain point et c’est la fin de cette histoire mais pas de la grande histoire.

Vous nous avez dit ne pas avoir écrit un livre post-moderne. Mais vous réécrivez des contes, vous jouez avec des personnages, des intrigues, des situations. Diriez-vous que vous avez trouvé une liberté dans la contrainte ?

Oui, vous avez totalement raison. C’est génial de déjà avoir l’intrigue, vous bougez les choses à partir de là, vous n’avez pas à tout inventer… et il faudrait que j’ajoute que certes j’ai prononcé le terme de post-moderne mais je ne sais même pas ce que c’est que le post-moderne, et personne ne le sait, d’après moi ! Je pensais à ces livres qu’on ne lit plus, ces livres sur un homme écrivant une histoire sur un homme qui pense à écrire une histoire, ce genre très cérébral.

C’est aussi ce que vous avez fait dans Les Heures à partir de Virginia Woolf

Oui, Mrs Dalloway ! C’est tellement plus simple comme ça : Piquez les intrigues ! et écrivez à partir de ça ! Croyez-moi, vraiment, croyez-moi, je ne me compare évidemment pas à Shakespeare mais toutes ses pièces sont construites sur des histoires existantes ? C’est le cas de beaucoup de très grands textes : c’est un fait divers qui a inspiré Madame Bovary. C’est un peu différent, mais bon…

Est-ce que c’est aussi une manière de dire que tout écrivain est d’abord un lecteur ?

Oui. L’écrivain est d’abord un lecteur et dans un second temps le lecteur devient en partie l’auteur du texte. Aucun lecteur ne lit le même livre, n’est-ce pas ? Tout livre est une forme de projet, de plan, au lecteur d’en imaginer une partie. Si je dis Anna Karénine, on va tous les trois imaginer quelqu’un de différent. Pour moi un livre est un échange entre l’écrivain et le lecteur, séparés dans le temps et l’espace mais d’abord l’auteur invente le livre puis le lecteur le réinvente.

Votre livre est un recueil : il mêle les focalisations, les personnes et narrateurs, les voix. Cette question des voix est un des grands sujets de toute votre œuvre… C’était une manière de le souligner avec ce recueil ?

Oui, je crois que tous les livres que j’ai écrits mettent en abyme leur manière, leur propos. Mais c’est une des questions auxquelles je n’ai pas de réponse. Le pourquoi de l’écriture de tel livre puis tel autre m’échappe et me demeure mystérieux. Il y a d’autres choses que je comprends plus ou moins mais écrire un livre c’est un peu comme tomber amoureux : c’est cette personne ! pas une autre, même s’il y en a probablement une plus séduisante assise juste à côté. Il n’y a pas de pourquoi.

Écrire un conte est-ce très différent d’écrire une nouvelle ?

Oui, c’était différent même si un conte a forcément la longueur d’une nouvelle. Personne n’a envie de lire Cendrillon sous la forme d’un long pavé, en tout cas pas moi. Un conte, c’est une nouvelle et moi je n’écris habituellement pas de nouvelles. J’adore les nouvelles, j’en lis tout le temps mais mon esprit ne fonctionne pas comme ça, sur quinze pages, j’ai besoin de beaucoup plus d’espace, pour que les choses puissent s’accumuler, se croiser, trouver sens et signification. Les très bonnes nouvelles me sidèrent : comment font-ils en si peu de pages ? J’en suis incapable.

Vos romans parlent de relations, de couples, de famille, du désir : ce recueil est comme une autre facette, un autre versant de ces sujets ?

Bien sûr ! c’est un recueil de contes mais je crois que beaucoup des livres que nous lisons, même si nous ne les considérons pas du tout comme des contes, sont construits sur les mêmes structures. Il était une fois une princesse imprudente appelée Emma… et la méchante sorcière, la petite bourgeoisie, l’a détruite. Ce n’est évidemment pas un conte de fées mais il y a des racines communes, ça reste une histoire de princesse et de sorcières.

Il y a aussi un immense plaisir du récit dans ce livre : poursuivre le récit en posant toujours plus de questions, interroger les dénouements…

Absolument. C’est un peu délicat parce que vous voulez que le lecteur soit content, qu’il ait le sentiment que l’histoire va quelque part mais vous voulez aussi que tout reste ouvert parce que personne ne sait où cela aboutira et un bon livre tente d’être aussi fidèle à la vie que possible. Et on n’en sait rien… Donc, tout ce que vous pouvez faire, c’est dire, voilà où j’ai tout mené, merci d’être venus là aussi, et on verra bien…

Michael Cunningham, Ils vécurent heureux, eurent beaucoup d’enfants, et puis… (A Wild Swan And Other Tales), traduit de l’américain par Anne Damour, illustrations de Yuko Shimizu, éd. Belfond, mars 2016, 200 p., 19 € 50 —  Lire un extrait

Le précédent roman de Michael Cunningham, Snow Queen, est (comme le reste de son œuvre) disponible en poche chez 10/18 — Lire ici un article sur Diacritik

Sur Diacritik, « Au bout du conte, fiction transfuge », et entretien de Sophie Quetteville avec Nathalie Azoulai en Michael Cunningham (Livre Paris, 20 mars 2016)