La bonté

© DK

Un jour, il y a bien longtemps, dans un de ces cafés où nous nous réfugions les après-midis quand l’appel des cours de terminale se faisait peu sentir, une amie m’expliqua qu’elle rencontrait des problèmes avec sa bonté. Nous étions jeunes, nous avions des discussions empreintes de gravité.

Elle le fit non sur un ton de plainte, mais presque comme s’il s’agissait d’exposer une difficulté technique.

Elle s’interrogeait sur le bon usage de cette force (je crois qu’elle employa ce mot) qu’elle sentait au plus profond de son être, comparable, selon elle, aux puissances de la nature, foudre, ouragan et tsunamis. Elle ne voulait pas la gâcher. Elle se demandait vers qui envoyer ses tornades et ses orages de bonté sans se fourvoyer.

Cette déclaration, dont il ne me reste que des bribes, me laissa perplexe, et assez démuni.

La première condition de la bonté, il me semble, lui répondis-je à peu près, c’est de ne pas laisser libre cours à notre cruauté. Car nul n’en est tout à fait dénué. La cruauté est une réalité anthropologique.

(J’étais vachement mûr à l’époque. Et un peu pédant.)

Elle me fit remarquer qu’elle savait cela mais que ce n’était pas ce dont elle me parlait.

J’ajoutai, persistant dans le hors-sujet : la bonté chez autrui ne me paraît pas facile à déceler. Même si, tout de même, certains signes ne trompent pas. Une fois qu’on est parvenu à la distinguer de l’urbanité (je connaissais de ces mots, à l’époque !) qui n’en est pas nécessairement le signe, on parvient à la repérer. Encore n’est-on jamais tout à fait certain d’être dans le vrai.

Je « savais » cependant mon amie douée de bonté. Je la connaissais depuis assez longtemps pour ne plus en douter. Cela ne l’empêchait pas d’entrer parfois dans des colères tumultueuses. La plupart du temps, je les trouvais justifiées. Je l’approuvais, je me montrais solidaire. Ces colères, elles aussi, pouvaient faire penser à la force des éléments. Elle réagissait à ce qu’elle considérait comme une atteinte à sa bonté. Les individus dont la suffisance et la sournoiserie lui paraissaient les traits saillants engendraient ces colères. Elle ne leur en gardait pas toujours rancune, attitude qui, j’imagine, était en lien avec sa bonté.

Nous nous sommes perdus de vue depuis de nombreuses années. Elle vit maintenant, paraît-il, en Islande. Je n’ai aucune idée de ce qui l’a menée là-bas. Y a-t-elle découvert comment déployer au mieux sa bonté ? A-t-elle abdiqué, est-elle devenue méchante, sournoise, par lassitude, par usure ? A-t-elle perdu la foi dans la bonté en général ?

Je repense parfois à notre discussion d’antan. Je me rends compte qu’il m’est toujours aussi difficile de donner une définition de la bonté.

La bonté existe, il me semble que c’est l’évidence. Elle n’est pas un mensonge pieux, un cosmétique destiné à pacifier les relations et masquer l’abîme, une forme d’hypocrisie. Elle est une manière d’être et de penser. Elle s’oppose au cynisme et au calcul, à l’appétit de nuire, à la dégueulasserie ordinaire et historique. Mais vient-elle du tempérament, de la génétique, de l’éducation ? D’un mélange de ces éléments ? Est-elle une trace du divin en nous ? Comment ne pas la confondre avec le fait de gazouiller devant un bébé ou un chaton ? Est-elle le contraire du besoin de puissance ou une de ses manifestations les plus subtiles et les moins nocives ? Est-on toujours conscient de sa propre bonté ? Peut-on se mentir là-dessus ? Une crapule peut-elle se prendre en toute bonne foi pour quelqu’un de bon ? Existe-t-il des individus totalement dépourvus de bonté ? Doit-on se montrer bons avec eux ? A-t-on besoin de se poser toutes ces questions ? Et surtout d’avoir les réponses ? La bonté ne coule-t-elle pas comme une source ? Ne jaillit-elle pas comme un geyser ?

Peut-être cette ancienne amie a-telle découvert le visage adéquat de sa bonté, là-bas, en Islande. Où on peut voir des geysers. Peut-être qu’elle n’a plus besoin de se demander quoi faire de sa bonté.

Si nous nous croisions au coin d’une rue, sur une place, un quai de métro, dans un hall de gare, un café, un cimetière, un pays, peut-être ne nous reconnaîtrions ni l’un ni l’autre. Et dans le cas contraire nous n’aurions rien à échanger que quelques souvenirs pâlis.

Nous sommes devenus deux étrangers. Rien ne renoue les amitiés de jeunesse. Sauf exceptions, celles qui ne meurent pas brutalement fanent et s’éteignent avec les kilomètres ou/et les années (Rutebeuf a bien résumé l’affaire : ils ont été trop clairsemés, je crois le vent les a ôtés). Mais je me plais parfois à imaginer qu’en Islande ou ailleurs cette femme reste loyale à sa bonté.