Alejandra Pizarnik : L’oiseau accroché à sa fuite

« My Alejandra Pizarnik », le « portrait approximatif d’Alejandra Pizarnik par Liliane Giraudon » qui sert de postface à ce volume, s’ouvre ainsi : « Alejandra Pizarnik c’est-à-dire Flora Alejandra Pizarnik naît le 29 avril 1936 à Buenos Aires sous le signe du Taureau. Alejandra Pizarnik née dans une famille juive très récemment émigrée de Galicie. ‘Par mon sang juif je suis une exilée. Par mon lieu de naissance je suis à peine argentine (le côté argentin est irréel et diffus). Je n’ai pas de patrie…’ » (p. 323). Chacune des propositions de cette litanie pourrait donner lieu à une étude complète. Je n’en relève que quelques-unes, qui donneront sa substance à la mienne : « Alejandra Pizarnik et le soleil comme un animal trop jaune. […] Alejandra Pizarnik et les chiens de la prose ‘À présent tous les jours, la certitude d’une forme impossible de prose me ronge’. […] Alejandra Pizarnik radicale ‘Je cherche une solution quand je devrais chercher un poignard’ […]. Alejandra Pizarnik chienne dans le bois fantôme du langage […]. »

« Alejandra Pizarnik et le soleil comme un animal trop jaune. » Jaune du soleil ; jaune des fleurs ; jaune de l’oiseau. Le soleil et la nuit ; le soleil caché par les arbres de la forêt ; le soleil intérieur. Ce n’est pas vraiment le jaune comme tel qui m’intéresse ici, ni le soleil comme chose, et pas non plus leur signification comme symboles. Non : de La Dernière innocente (1956) qui ouvre ce volume à L’Enfer musical (1971) qui le clôt, les poèmes de manière remarquable mobilisent et font jouer un personnel du poème (ce que Pizarnik appelle « les objets poétiques ») relativement restreint et répétitif, pour ne pas dire obsessionnel : les couleurs donc, et le soleil, mais aussi l’oiseau, la cage, la peur, les fillettes, la solitude, la nuit, l’ange, le miroir, le lilas, l’eau, le vin, le silence, la mort, les poupées, le jardin, le temple, le vent, le rêve, la pluie — face auxquels se déploient les efforts du langage et de la voix. Ces personnages ne sont certes pas équivalents, comme pourrait le faire croire leur voisinage et la platitude de ma liste : ils sont plutôt comme les différentes pièces d’un jeu d’échec. À chacun son rôle, pour jouer tel ou tel coup. Bien sûr, symboliser peut devenir l’un de ces coups : « De gris oiseaux au petit jour sont à la fenêtre close ce qu’à mes maux est mon poème. » (p. 191) Mais tant d’autres sont possibles : la métaphore, le paradoxe, la répétition, tout ce qu’on appelle les « figures » et qui produisent des gestes fulgurants plus que des encodages comptables de la signification : « Je ne cherche rien dans le poème sauf dénouer ma gorge. » (p. 228). Chaque poème apparaît ainsi comme une partie contre la mort, un drame dont la structure élémentaire rejouerait, à chaque fois différentes, les relations entre ces personnages. Ainsi, par exemple p. 37 :

     LA CAGE

Dehors du soleil.
Ce n’est qu’un soleil
mais les hommes le regardent
et ensuite ils chantent.

Je ne sais rien du soleil.
Je sais la mélodie de l’ange
et le sermon brûlant
du dernier vent.
Je sais crier jusqu’à l’aube
quand la mort se pose nue
sur mon ombre.

Je pleure sous mon nom.
J’agite des mouchoirs dans la nuit
et des bateaux assoiffés de réalité
dansent avec moi.
Je cache des clous
pour maltraiter mes rêves malades.

Dehors, du soleil.
Je m’habille de cendres.

Comme le vent sans ailes enfermé dans mes yeux
tel est l’appel de la mort.
Seul un ange m’enlacera au soleil.
Mais où l’ange,
où sa parole ?

Oh ! perforer de vin la douce nécessité d’être. (p. 37-38)

Si je cite ce poème, qui reprend nombre de ces « objets poétiques » tout en les présentant dans des configurations mystérieuses, ou qui, tout du moins, ne se laissent pas manipuler avec aisance, c’est parce que les rapports de l’oiseau et de la cage me permettront aussi de mettre en valeur l’usage que fait Pizarnik des formules. L’unité de sa poésie n’est en effet, me semble-t-il, ni tout à fait le vers, ni tout à fait le poème. Entre les deux, j’entends la formule comme la détermination syntaxique d’une relation (souvent paradoxale) entre deux éléments ou personnages, par exemple : « je réunissais des mots très purs / pour créer de nouveaux silences » (p. 145). Chaque pièce propose ainsi moins le déroulé d’une pensée (histoire, discours), qu’un ensemble de tentatives (comme l’oiseau vient se cogner à la vitre) de s’approcher de quelque chose. Aussi bien, certains textes sont très courts :

     AVANT

forêt musicale

les oiseaux dessinaient dans mes yeux
de petites cages (p. 147)

Plusieurs choses frappent dans ce court poème. D’abord, des personnages typiques qui indiquent le statut du texte : il ne s’agit évidemment pas ici de décrire un événement ponctuel ayant lieu dans l’infini du réel (d’ailleurs « je ne sais rien des oiseaux […] mais je crois que ma solitude devrait avoir des ailes », p. 57 — l’enjeu est tout autre qu’ornithologique) ; bien plutôt, de proposer une scène, mobilisant (comme dans la Commedia dell’arte, disons) un répertoire identifiable dans une configuration inouïe. La manière, ensuite, dont la coupe après « yeux » rue la formule dans le paradoxe. Il est important de le noter, car le désir de prose, qui caractérise de plus en plus l’œuvre de Pizarnik au fil des années (« Alejandra Pizarnik et les chiens de la prose ‘À présent tous les jours, la certitude d’une forme impossible de prose me ronge’ »), me semble lié à une volonté de ne plus accéder au paradoxe par l’artifice de la coupe (qui le précipite mais y fait aussi obstacle dans la mesure où par elle le lecteur se prend les pieds dans le tapis du texte), mais par un étourdissement purement sémantique (et non plus prosodique). La forêt (« Alejandra Pizarnik chienne dans le bois fantôme du langage »), à ce titre, semble valoir chez Pizarnik pour espace générique du poème — comme en quelque sorte l’« arrière-pays » de Bonnefoy (dont elle a traduit des textes) : un endroit relevant de l’inconscient ou de l’imaginaire auquel l’écriture pourrait nous faire accéder, où se jouerait la vérité de la psychè dans un drame à formuler — et à exorciser dans le même temps, par sa formulation même : « Mon métier (je l’exerce aussi en rêve) est de conjurer et d’exorciser. » (p. 223) Ce « vrai lieu » est aussi celui de la mort, comme l’énonce « Le Songe de la mort ou le lieu des corps poétiques » : « Je parle du lieu où se font les corps poétiques — comme une corbeille pleine de cadavres de fillettes. Et c’est dans ce lieu que la mort est assise […]. » (p. 233)

On retrouve, dans la pièce d’Extraction de la pierre de folie qui donne son titre au livre de 1968, cette forêt ou ce bois auquel la parole donne accès : « Je parle comme ça parle en moi. Pas ma voix qui s’efforce de ressembler à une voix humaine mais l’autre qui témoigne que je n’ai cessé d’habiter dans les bois. » (p. 221) Ce texte halluciné, qui condense toute la fantasmagorie poétique de Pizarnik, déploie sur une dizaine de pages, dans l’écrin d’une prose translucide et brûlée, des scènes de cauchemars qui font penser à l’univers de Hans Bellmer ; je voudrais mettre en valeur, pour finir, le rôle que Pizarnik y confère au langage. J’ai parlé plus haut de son art de la « formule ». Il faut l’entendre au sens performatif du terme   (« Alejandra Pizarnik radicale ‘Je cherche une solution quand je devrais chercher un poignard’ »). Comme le titre Extraction… même l’indique, il s’agit de mener une sorte d’opération chirurgicale, au seul instrument de la voix : « Guéris-moi du vide — ai-je dit. (La lumière s’aimait dans mon obscurité. J’ai su qu’il n’y en avait pas quand je me suis surprise à dire : c’est moi.) Guéris-moi — ai-je dit. » (p. 207) La voix qui nous emmène jusqu’au lieu des corps poétiques, doit agir aussi sur eux, et par là nous guérir, se guérir. Raison pour laquelle la poésie de Pizarnik naît, comme un refus, dans le retrait du langage commun : « Lorsque s’envole le toit de la maison du langage et que les mots ne protègent plus, moi je parle. » (p. 193) Il s’agit d’écrire dans ce silence impossible : « Si obscur, si plein de silence est le processus auquel je me soumets. Oh ! parle du silence. » (p. 222) Le poème doit déployer, mot par mot comme un envoûtement, l’espace nocturne imaginaire : « Toute la nuit je fais la nuit. Toute la nuit j’écris. Mot à mot j’écris la nuit. » (p. 185). Il le fait, par la mise en tension de la voix avec le langage dont elle provient. La poète s’exhorte :

Insiste en ton étreinte,
redouble de fureur,
crée un espace d’injures
entre moi et le miroir,
crée un chant de lépreuse
entre moi et ce que je crois être (p. 166)

Le poème de Pizarnik s’efforce de tirer de lui-même, à la force de la voix, une scène nocturne de silence, et pour y arriver se cherche, se piège lui-même, « oiseau accroché à sa fuite » (p. 135), se contredit, essaie de s’ensorceler — c’est sa magie incandescente — et disparaît. 

Alejandra Pizarnik, Œuvres, traduction Jacques Ancet, éditions Ypsilon, avril 2022, 368 p., 20 €. Avec un portrait d’Alejandra Pizarnik par Liliane Giraudon.