Hwang Jungeun : Séoul sous les ombres

Hwang Jungeun Cent ombres (détail couverture) © éditions Verdier

Nimbé de fantastique en même temps que de modernité technologique, Cent ombres, premier roman d’une autrice sud-coréenne est tout à fait surprenant. On aimera d’emblée l’écriture de Hwang Jungeun, son écriture enchaînant les sept chapitres qui forment ce roman. Et l’on notera déjà que cela commence par une promenade en forêt pour se terminer par une excursion dans une île située au large alors même que décor et action du roman ont bien plutôt des allures urbaines.

En scène à chaque fois, une fille prénommée Eungyo et un garçon appelé Mujae. Le lecteur sera sensible à la force d’attraction qui les lie l’un à l’autre mais sans que l’amour trouve un aboutissement et une véritable expression. Et pourtant, dans un espace de ville tout voué à de petites boutiques de réparation électronique, ils se croisent et se recroisent à maintes reprises. C’est aussi que les deux jeunes en question sont desservis par leur milieu : ils ont abandonné leurs études, ils n’ont plus guère de famille et puis, plus que tout, ils sont l’un et l’autre en proie aux persécutions de leurs ombres, ombres qui, se levant, les assaillent, les harcèlent, les étirent dans un sens ou dans l’autre. On ne sache pas cependant que leurs vies respectives soient en danger en la circonstance. Toutefois, ils ont peur et une sorte de déréliction les afflige alors même que chacun d’eux est prêt à venir au secours de l’autre.

La compensation à leur anxiété est celle que l’on trouve par ailleurs dans certain cinéma japonais et qui se traduit en de rapides collations prises dans des bols servis à même le coin d’un bar, soit que l’on éprouve un pressant besoin de se réchauffer ou, à l’inverse, de se rafraîchir. Mais c’est encore là la manifestation d’une société de pauvreté ou d’abandon. Les marchés que sillonnent les deux héros les confinent dans de modestes emplois, dans lesquels ils se contentent de mettre un peu d’ordre chez des commerçants âgés et brouillons à même les fouillis d’instruments et d’objets qui s’entassent sur leurs établis.

L’effet le plus marquant du roman réside dans son écriture qui prolonge en somme la série des plats pris sur le pouce par les personnages et donnés dans la langue d’origine jusqu’à constituer la respiration du texte. De là des syntagmes et des noms cités isolément. C’est par ceux-ci que passe une certaine euphorie du texte que l’on peut tenir pour amoureuse ou pour poétique. En voici un échantillon emprunté au dernier chapitre et que nous proposons sans plus de commentaire :

« Quand Mujae a freiné à l’approche d’un feu rouge, la voiture s’est mise à vibrer comme si elle avait une attaque.
Elle tremble !
Eh oui !
Nous avons tous les deux éclaté de rire.
Je n’aurais pas su dire pourquoi j’étais aussi joyeuse. Je ne me posais pas de questions. J’étais joyeuse et je riais, tout simplement, joyeuse d’être joyeuse.
Quel genre de soupe est-ce que nous allons manger ? ai-je demandé.
Si vous voulez une soupe claire et réconfortante, il nous faut une soupe de coquillages. » (p. 110-111)

Voilà qui qui ne peut manquer de vaincre ombres et tourbillons pour le plus grand bonheur du lecteur qui reprendra un peu de ce même potage.

Hwang Jungeun, Cent ombres, traduit du coréen (Corée du Sud) par Guka Han et Samy Langeraert, éditions Verdier, avril 2022, 128 p., 17 € 50.