Lectures transversales 49: Nii Ayikwei Parkes, Notre quelque part

© Julien de Kerviler

« Kayo passa devant le lycée Labone pour rejoindre l’intersection qui menait au boulevard circulaire de Ring Road — l’artère principale d’Accra, disait toujours son professeur de géographie. Des vendeuses étaient installées là avec leurs marchandises, de chaque côté de la rue Josiah Tongogara. La lueur des lampes à pétrole sur les visages leur donnait un air éthéré, mais l’odeur épicée des fatigues de la journée et celle, âcre, de l’argent qu’elles nouaient dans un pan de leur pagne, à la taille, les attachaient à la terre, solidement enracinées. Kayo huma au passage le fumet du tsofi, de l’igname frite et du riz, des kelewele et du kenkey. La marchande de kenkey du carrefour Labone était réputée pour la qualité de sa cuisine ; Kayo voyait se contracter et se dilater, comme un poumon, la masse régulière des gamins qu’on envoyait là chercher du kenkey pour le repas du soir. Il eut envie de s’arrêter mais se rappela que sa mère, à la maison, aurait déjà tout prévu. Il jeta un œil sur sa gauche avant de s’engager à droite sur le boulevard. La circulation aux abords du carrefour était plutôt fluide pour un début de soirée, mais il savait qu’elle deviendrait plus dense en se rapprochant du rond-point Kwame Nkrumah. Il aurait pu faire demi-tour et prendre par la route côtière, mais il continua sur Ring Road. À sa droite, il y avait une rangée de maisons séparées de la voie express par un large caniveau à ciel ouvert bordé par une ruelle peu empruntée. Une succession de planches en bois jetées par intervalles en travers de ce caniveau servaient de passerelles vers la grande avenue, où des tro-tros s’arrêtaient inopinément pour embarquer, parmi les clients qui les hélaient, ceux-là seuls qui pouvaient payer la course. Devant chacune de ces passerelles ou presque se tenaient des vendeurs de rue qui proposaient de tout, depuis l’appoint en petite monnaie pour les chauffeurs de taxi ou de tro-tros, jusqu’aux sandwichs chibom aux œufs frits. Juste après la rangée de maisons se dressait l’ambassade des États-Unis, séparée du reste du quartier Labone par un mur d’enceinte badigeonnée de blanc, et repérable de loin par son drapeau étoilé bleu blanc rouge et son bouquet d’antennes paraboliques. De l’autre côté de l’avenue, à une distance convenable de l’ambassade, il y avait un tronçon de ruelle surnommé Ashawo Lane, à deux pas de l’ancienne boîte de nuit Black Caesar, où les prostituées s’exhibaient dans des tenues qui semblaient avoir survécu à toutes les évolutions majeures de la mode des trente années précédentes. Si les jupes remontaient autant que les décolletés plongeaient, si les robes paraissaient trop étriquées d’une taille et leurs couleurs assez vives pour harponner n’importe quel œil irrésolu, alors elles étaient encore à la mode. Toutes ces petites poches de vie, c’était cela qui lui rendait supportable l’idée des embouteillages à venir au rond-point Kwame Nkrumah. Même la portion la plus tranquille de son trajet, entre la grande caserne de pompiers et la Maison de la radio, bruissait d’une impalpable énergie ; on venait d’y construire un tout nouvel échangeur spaghetti, et les chauffeurs de taxi donnaient des coups de klaxon rien que pour entendre l’écho de leur tintamarre se répercuter quand ils traversaient en trombe le grand œuvre de béton. »

Nii Ayikwei Parkes, Notre quelque part (2009), traduit de l’anglais (Ghana) par Sika Fakambi, éditions Zulma, 2016, pages 55-57.

© Julien de Kerviler