Parler de nous avec elle: Colette Fellous et Marguerite Duras

Le petit foulard de Marguerite D., bandeau © Gallimard

Marguerite Duras avait-elle les yeux verts ou bleus ? Jean Vallier, son meilleur biographe, les a vus verts. Pour Colette Fellous, qui la rencontra à maintes reprises dans les vingt dernières années de sa vie, ils étaient évidemment bleus, « bleus et purs » tels qu’elle les a gravés dans sa mémoire avec « la beauté de son visage, son air unique et souverain de Marguerite D. ».

C’est sur une conversation autour d’Emily L., que venait de publier Duras, que s’ouvre le dernier et arachnéen livre de Colette Fellous dont les Carnets Nomades, brutalement supprimés en 2015 de France Culture, nous manquent toujours terriblement. Mais, en 1987, elle officie toujours sur les ondes, publie de jolis romans remplis de sons, d’images et de parfums de ses années outre Méditerranée, à l’occasion elle fait aussi l’actrice pour ses amis metteurs en scène, et participe à des films sur des écrivains. C’est d’ailleurs dix années plus tôt, lors des répétitions de L’Eden Cinéma, au Théâtre Renaud Barrault, que les deux femmes se sont rencontrées. Une sorte d’amitié, comme une reconnaissance intime, est née. Toutes deux nées « en colonie », toutes deux ayant cru très tôt à leur vie dans les mots, toutes deux aimant les couleurs vives, les parfums capiteux, le toucher de la soie. Lorsque s’ouvre Le petit foulard de Marguerite D., Colette Fellous est assise en face de cette femme de 73 ans, gonflée par l’alcool, abîmée par la vie qu’elle s’est choisie, mais dont les yeux, la voix, et l’agilité intellectuelle sont intactes. De sa beauté passée, soudain, elle semble se souvenir en regardant sa visiteuse qui, ce jour-là, porte un gros pull rouge vif avec des motifs blancs et une écharpe de soie panthère. Le regard de l’écrivaine semble s’échapper. « Tu vois, dit-elle, j’étais exactement comme toi. Le même foulard, les mêmes couleurs, pareille. » Une petite phrase insignifiante qui est demeurée toutes ces années plantée dans la mémoire de Colette Fellous et autour de laquelle elle a écrit un adorable petit hommage, plein de tendresse et de malice, à celle à qui, après son maître Roland Barthes, elle doit tant.

© Colette Fellous, Le petit foulard de Marguerite D., Gallimard

Celle à qui nous devons tant…. Nous, les femmes. En lisant les pages que lui consacre Colette Fellous, rehaussées, comme elle l’a fait pour chacun de ses livres, de photos personnelles, c’est cette évidence qui frappe la lectrice. Avec ses outrances, ses ridicules parfois, ses excès, son « cinéma », mais ses fulgurances, sa douleur, son intelligence, son humour, sa force, et ses mots reçus au plus profond, Duras nous a façonnées, accompagnées, aidées à  voir plus clair en nous. Son théâtre et ses livres plus que ses films peut-être. Sa voix surtout, avec ses silences lorsqu’elle cherche, avec la même concentration qu’un stylo en main, le mot le plus précis, la formule la plus exacte pour exprimer sa pensée. Les archives radio (comme sa Radioscopie avec Jacques Chancel) et télévisuelles (son entretien avec Pierre Dumayet), mais aussi les deux moyens métrages passionnants que Benoit Jacquot lui a consacré en 2014 (Écrire et La Mort du jeune aviateur anglais) permettent d’approcher ce mystère Duras, où comment sa vérité la plus nue apparaît dans un théâtre dont elle manie les ficelles en virtuose.

En 1987, lorsque Colette Fellous va la voir pour parler d’Emily L., qui l’a particulièrement touchée, paraît justement La vie Matérielle, « un livre de lecture » écrit drôlement Duras dans sa préface à ce texte issu d’entretiens avec Jérôme Beaujour. Elle y parle de tout ce qui fait sa vie : l’Indochine, l’écriture, l’alcool, ses maisons et le contenu des placards, l’alcool, les hommes, les enfants, la nuit,  ses vêtements (« l’uniforme M.D. »). Elle y parle aussi des secrets que partagent les femmes, demeurées un peu sorcières, et toujours suspectées pour cela. Écoutez-la :

« Le lieu de l’utopie même c’est la maison créée par la femme, cette tentative à laquelle elle ne résiste pas, à savoir d’intéresser les siens non pas au bonheur mais à sa recherche comme si l’intérêt même de l’entreprise tournait autour de cette recherche elle-même, qu’il ne fallait pas en rejeter la proposition du moment qu’elle était générale. (…) La mère sait que l’intérêt au bonheur des autres est moins dangereux pour l’enfant que la croyance au bonheur pour soi. »

Après cet après-midi de conversation autour d’Emily L., Colette Fellous a longtemps cherché à retrouver dans les boutiques du quartier un petit foulard de soie, imprimé panthère, pour aller l’offrir quelques semaines plus tard à Marguerite Duras. Et, écrivant les souvenirs vivaces de cette amitié à éclipses, elle s’attarde sur les photos qu’elle a prises, au gré des tournages ou des visites aux Roches Noires à Trouville, et s’émeut de voir son présent au cou de celle qui, au fil du temps, porte sur le visage les stigmates d’une mort qu’elle a tant de fois traversée. « Elle est morte sans rien dire vraiment de sa souffrance alors qu’elle avait l’air de s’être toujours beaucoup confiée dans ses entretiens ou à travers ses livres et ses films. Elle dit comment elle écrit, comment elle se souvient, comment elle aime ou comment elle a aimé, ce qui la touche, ce qui l’inquiète, ce qui la révolte, ce qui l’amuse, elle a l’air de savoir. Mais je la vois beaucoup plus fragile que ce qu’elle a pu laisser paraître. Elle n’a sans doute montré que des fragments de son dessin entier, le reste elle n’a jamais pu le dire, on ne saura jamais, ça la submergeait et c’est pour cela qu’elle écrivait. Pour nous tous c’est pareil, on ne sait jamais. »

Convoqués par Colette Fellous, les souvenirs de ces années où la culture, de par la volonté d’un Président (ami de Résistance de Duras) était affaire sérieuse, nous ramènent à un temps que l’on croirait, aujourd’hui, aussi lointain que les Croisades. C’est doux, et triste aussi. Nous avons connu ces hommes et ces femmes qu’elle fait passer dans son récit, voix et présences qui, tels « les phares » de Baudelaire, nous guidaient dans les tempêtes de la vie. Comme nous nous sentons seuls aujourd’hui derrière nos barrages de papier dressés contre la marée montante de la haine et de la peur.

Colette Fellous, Le petit foulard de Marguerite D., Gallimard, mars 2022, 112 p., 14 € — Lire un extrait