Caroline Lamarche : élégante et paradoxale (La Fin des abeilles)

Bandeau de La fin des abeilles © Gallimard

Élégante — Caroline Lamarche l’est de tout son style ; sans beaucoup de recherche parfois, elle trouve toujours le mot juste, le terme approprié, celui qui plaira. De plus, elle sait comme personne emballer la phrase.
Paradoxale — membre d’une vaste et bien réelle famille, aimant son père décédé depuis une dizaine d’années, secourable aux siens, elle a pourtant fait au long de son existence preuve d’indépendance, se mouvant joyeusement en solo et usant à cet égard d’un moyen qui la comble : l’art littéraire, le bonheur des mots. Elle n’aime rien tant que lire ou encore que faire lire ainsi qu’elle y procède avec sa mère qui, arrivée au terme de sa vie, n’y voit plus guère.

Par ailleurs, Caroline qui a une existence toute en mouvement, qui voit du monde, qui est prise par ses travaux d’écriture et par la promotion de ses textes, n’en rejoint pas moins en fin de semaine sa mère de plus en plus confinée dans la « belle et bonne maison » au sein d’un village en région liégeoise ; Caroline y accomplit de menus travaux dans la grande demeure, y prépare les repas, y mène la maman chez l’ophtalmologue pour des injections oculaires, y aide la même à assainir des boutures de géraniums, sans craindre de se mettre la terre plein les ongles.

La Fin des abeilles est agréablement rythmé en chapitres d’une page ou deux. On croirait des « microfictions » à la Régis Jauffret. Mais, chez Lamarche, ce n’est jamais que les deux mêmes actrices — mère et fille — qui sont en scène et qui s’entendent, selon toute apparence, bien mieux que jadis. Jusqu’à se faire en passant de drôles d’aveux. C’est ainsi la mère racontant à sa fille une nuit de noces qui eut lieu entre elle toute virginale et un mari trentenaire qu’elle qualifie de « bestial ». Et Caroline de noter : « Cet acte innommable — ma mère ne le nommera pas — par un inconnu déchaîné. Bestial, dit-elle peut-être. (…) Mon père donc. Qui s’est endormi ensuite, sans un seul mot d’excuse » (p. 53). Après quoi, la jeune mariée va retirer son alliance toute neuve, puis, repensant à ce qu’ont coûté les préparatifs du mariage, elle va se la remettre au doigt, avant de se taire.

Ailleurs dans le livre, c’est le père qui aura demandé à sa fille si elle a jamais été violée. Et ce sera : « oui ». Nuit de noce brutale là-bas ou viol ici : l’autrice ne recule jamais devant quelque indécence, ce qui vise à choquer son auditrice par ailleurs si convenable. Pourtant cette mère a cessé de tenir sa fille pour « assommante », « pleurnicheuse » ou simplement « fantaisiste ». Elle en est venue à l’admirer désormais comme la fille le fait en retour de son apicultrice de mère.

Mais revenons à la solitude de la vieille dame alors que ses handicaps physiques s’aggravent. Elle n’y voit plus guère, a dû renoncer à ses nettoyages énergiques, fait des chutes dans la grande maison. Et pourtant elle soutient qu’elle ne s’ennuie jamais, ce qui ne l’empêche pas d’accueillir la visite hebdomadaire de sa fille avec joie. Mais c’est que son existence hors Caroline est mal occupée. Il est vrai qu’une belle-sœur détestée et stupide détient une autre part de la maison : il y donc de quoi s’énerver. Il n’est plus qu’un unique fermier dans le village et il ne rend qu’une rare visite. Se faire conduire chez la coiffeuse devient fort compliqué. Seule distraction quand vient Caroline en fin de semaine : se laisser conduire chez une ophtalmologue amusante pour les injections oculaires, cette dernière concluant la visite par un énergique : « Encore deux séances d’injections, à moins que vous n’en ayez ras les patates ».

Voilà cependant que vient le moment d’hospitaliser la mère pour le placement d’un « pacemaker » cardiaque. Mais, deux jours plus tard, la dame est déjà de retour. Et, positive, Caroline de calculer : « Dix ans est la durée de vie moyenne d’une pile cardiaque. Nous allions devoir nous organiser pour tenir jusqu’au terme, désormais ardemment souhaité par notre mère, des cent ans » (p. 116). Tout le monde s’y met alors pour entourer de soins la vieille personne, y compris l’autre fille venue d’ailleurs et installée sur place pour prodiguer des attentions diverses et faire face à toute urgence. Mais voilà également que les événements s’en mêlent. C’est d’abord la vaillante apicultrice elle-même qui demande à ses enfants de la placer dans une maison de retraite, lieu qui va bientôt retentir de ses plaintes. Or, par une remarquable et douloureuse coïncidence, peu de temps après, une pandémie de dimension universelle se déclare et bientôt les visites des proches aux maisons de retraite sont interdites. Notre personnage supporte d’abord, puis clame ensuite son ennui, elle qui jusque-là n’avait jamais été habitée par ce sentiment. Son état se dégrade alors et elle meurt bientôt en toute vaillance. Elle fut jusqu’au bout une « grande », aimée de tous, y compris de sa fille, cette autrice douée et fantasque qui a su faire vivre l’étonnant personnage de son abeille de mère.

Caroline Lamarche, La Fin des abeilles, Gallimard, mars 2022, 208 p., 18 € — Lire un extrait