Depuis plusieurs mois, déjà, je travaille sur les journaux ouvriers du XIXe siècle, ceux qui ont été écrits, publiés, imprimés, entre les deux révolutions, celle de 1830 et celle de 1848. Ce sont des gens qui ont combattu le despotisme avec une énergie hallucinante, en écrivant des poèmes, en écrivant des romans, en faisant de la critique, en construisant des barricades, aussi en portant des toasts révolutionnaires, car les repas pris en commun entre partisans étaient la seule occasion possible pour eux pour dire publiquement leur engagement. Ces ouvriers étaient communistes, socialistes, utopistes, féministes (pas tous), c’était des partisans du « parti démocratique », comme on l’appelait alors. Même ceux qui ne croyaient pas à la politique, qui faisaient le choix d’organiser une démocratie sociale en crachant avec dédain sur la lutte de l’homo ouvrierus democraticus, on peut les ranger dans cette case-là : c’est vrai, il y a une ambition chimérique à croire en la Démocratie, qui est un idéal, un front de combat, une rêverie, l’espoir d’une transcendance de tous les rapports de force qu’on renverserait au rang du bien commun, – = au rang du bien aussi pour ceux qui n’ont pas de bien, – bref, beaucoup de choses excepté un état du réel en état de marche, en état de marche, disons, comme une bonne machine à café ou comme un bon aspirateur, fonctionnement du type « Appuie sur le bouton/Action ».
Depuis la lumière phosphorescente de ce passé dont on ne cesse plus de compter les défaites, les victoires à moitié, les renoncements, les compromissions, les rebonds, les querelles de chapelle, dont on a seulement hérité l’idée en littérature que la seule et belle vraie littérature ne se préoccupait pas du gouvernement des hommes (L’Art pour l’Art), j’essaye donc d’arpenter le paysage du présent de la campagne présidentielle, ça, ça veut dire que je travaille pour le rapprochement des astres. Comme une bête prise au piège dans un système qui ne se connaît pas lui-même, vraiment pas, pas du tout comme une machine à café – cette fabrique républicaine, parmi d’autres, d’un suffrage – j’essaye de pister les traces de ce qui nous vient de si proche et nous paraît pourtant à tous si loin. Et je ne trouve pas grand-chose. Jour après jour, en France, trouver son suffrage est bel et bien un travail mental qui pèse comme un boulet d’impuissance. Tout de même, je lâche pas. J’admire par exemple le collectif de celles et ceux qui ont réussi à sauver les jardins ouvriers d’Aubervilliers de la construction d’un gigantesque Spa pour les nageurs dopés dès l’âge de 12 ans, nageurs augmentés du monde entier qui vont s’affronter pendant les Jeux olympiques – projet qui avait été signé par la mairie communiste avant que cette mairie communiste ne soit balayée par une mairie qui est loin d’être communiste mais qui soutenait néanmoins aussi le projet. Soupir. Les ouvriers du chantier du Spa ont détruit les jardins en profondeur, ils ont décaissé des volumes de terre, mais le chantier est suspendu. Victoire. Entre temps, les rebelles avaient installé des volumes et des volumes de fumier devant la mairie pour y planter des piques avec, au bout des piques, la photo de la tête du maire, … Oui, c’est vrai, c’est pas très sympa de planter la photo de la tête du maire sur un tas de fumier, mais c’est tout de même moins horrible que foutre en l’air des heures et des heures de travail de jardinage, de potager, de plantations de fleurs, légumes, foutre en l’air tout un paysage dans un Département qui manque tant de paysage, foutre en l’air un lieu où les gosses pouvaient tripatouiller de la gadoue tranquillement en regardant arriver le printemps… Tant pis pour la photo de la tête du maire.
Dans la voix en papier que je vais ranger dans l’enveloppe gris-fonctionnaire, bien planquée derrière le rideau peluché rapiécé de l’isoloir, je vais essayer de glisser mon admiration et ma joie pour ce sacré fucking bon boulot de rébellion politique sur terrain municipal miné : ça, ça veut dire que je vais essayer de faire le mélange absurde, bête, improbable, impossible, d’un nom propre (!) avec cette admiration-là, comme on mélange du souffre, du salpêtre avec du perlimpinpin de vague origine démocratique @VeRépublique, reste de poudre éventée vague retrouvée au fond d’un vieux tiroir pourrissant qui traîne à terre au fond du jardin, sous la flotte, c’est vraiment plus la Velléda qui renifle le réséda, celle-là est cassée dans un coin, démantibulée façon statue de Pompéi, pas loin du tas de fumier.
Dans l’enveloppe, je vais rajouter une minuscule paillette des Litanies de Satan de Baudelaire – Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre/ Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,/ Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! – une seule paillette de Satan, pas plus, pas besoin d’en verser plus, produit hautement explosif, c’est cher, rare, pas la peine de gaspiller, mais, tout de même, une, une paillette. Tadam ? J’hésite avec une autre paillette.
Ô toi, qui de la Mort, ta vieille et forte amante,
Engendras l’Espérance, — une folle charmante !
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère
Non ! Cette paillette-là est trop idéale, le gothique léger qui y chantonne trop chrétien, Baudelaire, devant son écritoire, presque 10 années après 1848, son écrasement, le coup d’État de NIII, devait se sentir ce matin-là étrangement et merveilleusement de bonne humeur en dépit de sa cuite de la veille. Croire encore comme ça en l’Espérance… Toi qui peux octroyer ce regard calme et haut/Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud/ Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Paillette sublime ! Trop ! La France, c’est pas la Chine, en 2022, en France, on ne déporte plus, on ne condamne plus à mort…,En France, on fait que casser, c’est tout. On casse la prison, on casse l’hôpital, on casse l’école, on casse la fac, on casse le travail et le non-travail, on casse le RSA, on casse les vieux, on casse les jeunes, on casse les manifestant, le climat, on casse, casse, casse, casse, casse, ultra-casse d’hectares de jardins éventrés, à la terre décaissée au moins sur 4 mètres, marée noire qui lentement se déploie sur tout le territoire. Si je glisse dans l’enveloppe la paillette du regard calme et haut autour de l’échafaud, alors je dois l’allégoriser à fond, et l’internationaliser à fond aussi. Mais je n’ai pas envie. Je veux lire sans allégoriser. Je veux lire à la lettre
Toi dont la large main cache les précipices
Au somnambule errant au bord des édifices,
Mon mélange va manquer.
Au perlimpinpin du suffrage, je vais rajouter autre chose.
Je vais rajouter une strophe, strophe rustique, anti-lyrique, strophe bonne et grasse, bonne grasse strophe de fumier, du pourrissant bien frais, odorant, en mémoire du fumier des activistes écologiques d’Aubervilliers de 2021-2022, en souvenir d’autres fumiers encore auxquels ce suffrage sera aussi adressé. Le vote, c’est tellement tout, tellement rien, c’est tellement vaporeux et aérien, une mélodie, un refrain…tralala, on se prend la main… Oui, on peut tout fourrer dans un vote, tout y fourrer, dans l’enveloppe, c’est légal, juste, faut pas que ça se voit, faut rien écrire sur le petit papier, magie démagifiée d’un minuscule petit petit papier.
Dernier titre paru : La Vie légale, Actes Sud, 2021