Sans attendre (Qu’attendez-vous de cette présidentielle ?)

En attendant Godot © éditions de Minuit

ESTRAGON. Endroit délicieux. (Il se retourne, avance jusqu’à la rampe, regarde vers le public.) Aspects riants. (Il se tourne vers Vladimir.) Allons-nous-en.
VLADIMIR. – On ne peut pas.
ESTRAGON. – Pourquoi ?

Autant le dire tout de suite : nous n’attendons rien de l’élection du président ou plus improbable de la présidente. Nous connaissons les règles de ce jeu et nous savons très bien que le jeu est pipé, depuis fort longtemps. Que la capture du pouvoir est la règle. Que depuis des décennies à présent, la notion de programme politique est rendue obsolète par une machine gouvernementale entièrement occupée à faciliter le travail à des entités pour qui les notions d’intérêt collectif ou de vision de l’avenir sont aussi dérisoires que leurs premières culottes défiscalisées, que leurs premières cuillères en SICAV, et que leurs premières chemisettes en eurobonds. Des entités pilotées, c’est le plus étrange et le plus monstrueux, par des humains qu’on pourrait croire de ce fait nos frères, et qui pourtant s’en fichent de qui crève, de qui rame, de qui met au monde un môme sans savoir où trouver une couverture pour l’envelopper. On les connaît, les Alexis Kohler et leur beau mariage, les Bolloré de père en fils, les Xavier Niel avec tous leurs cousins d’Amérique. Que voulez-vous que nous attendions de cela ?

Nous n’attendons rien : nous n’attendons pas qu’ils finissent de rendre inaccessibles les savoirs, de polluer les rivières, de capturer les champs, de tout fermer nos endroits, de la poste à la place. Nous savons comment la police, au lieu de servir et de protéger, est la chienne de garde obéissant au doigt du maître, mordant qui on lui dit, autant de fois qu’on lui dit ; nous savons qu’en son sein des hommes de bonne volonté se tuent de le comprendre. Nous savons que les ruines et les faillites du bien commun font leurs fortunes. Nous avons vu les mendiantes sur les docks, face aux yachts. Nous avons vu les ministres bafouer la justice et la loi, nous avons vu les campements incendiés et les gardes impassibles. Nous n’attendons plus.

VLADIMIR. – Charmante soirée.
ESTRAGON. – Inoubliable.
VLADIMIR. – Et ce n’est pas fini.
ESTRAGON. – On dirait que non.
VLADIMIR. – Ça ne fait que commencer.
ESTRAGON. – C’est terrible.
VLADIMIR. – On se croirait au spectacle.
ESTRAGON. – Au cirque.
VLADIMIR. – Au music-hall.
ESTRAGON. – Au cirque.

Attendre, c’est obéir au futur. Non, nous n’attendons rien car nous savons que le futur est la fable au service des décideurs, qui promettent des demain pour casser les aujourd’hui, et qu’ils appellent cela progrès. Nous n’avons pas de futur. Nous ne voulons pas de fables. Nous n’attendons pas.

Nous sommes occupés du présent. Nous n’avons pas attendu. Nous avons passé des heures sur des ronds-points, de la rocade à l’arc de triomphe, à réclamer une plus juste redistribution des richesses. Nous avons marché et chômé pour assurer leur repos à nos aîné.es. Puis, alors que la peste faisait rage, nous avons enseigné et soigné, nous avons livré, conduit, nourri. Nous avons occupé des petits jardins pour tâcher de les sauver du grand béton qui asphyxie le monde. Nous avons conduit des trains, ouvert des crèches, construit des fêtes. Nous avons montré à lire aux enfants, apporté de la lessive à la voisine qui ne s’en sort pas, donné un lit à l’étranger qu’on pourchasse, nous avons pris soin de ceux qu’on avait autour, autant qu’on pouvait, nous avons partagé des jours et des nuits. Nous savons ce dont nous avons besoin.

Nous voyons ceux qui sont trop faibles ou trop seuls ou trop tristes ou trop peureux ou trop rageux tomber dans le piège des fables. Rien n’est pire en politique que les fables. Pris au piège, ils rêvent d’échafauds en fumant des houkas, haïssent le mouvement qui déplace les lignes. Ils parlent pureté, invasion, remplacement et nous voyons bien qu’ils sont pris dans un cauchemar dont la réalité a fait le lit – moins de savoirs, moins d’épaules sur lesquelles appuyer la main qui tremble, moins d’espace où rencontrer quelqu’un d’autre que soi. Pauvres d’eux. Nous les combattons sans haine et sans pitié. Nous savons que la politique, la vraie, la vie de la cité, se passe de fables. Les fables sont bonnes pour le futur. Le présent ne s’en nourrit pas. Le présent se nourrit du réel, et il prépare ce qui existera.

ESTRAGON (inquiet). – Et nous ?
VLADIMIR. – Plaît-il ?
ESTRAGON. – Je dis, Et nous ?
VLADIMIR. – Je ne comprends pas.
ESTRAGON. – Quel est notre rôle là-dedans?
VLADIMIR. – Notre rôle?

C’est pourquoi nous n’attendons rien. Celles et ceux d’entre nous qui ont le goût du vote iront voter pour le programme où les engagements vont vers les besoins communs de ceux qui savent être frères. Ce programme existe, et nous n’avons pas besoin d’être en amour pour un candidat pour le dire : aider la jeunesse à devenir adulte, cultiver ce nous que nous formons avec nos origines multiples et notre présence commune, prendre soin des malades, protéger les faibles et contenir l’égoïsme qui guette les forts, pour que la richesse soit en partage. Les autres d’entre nous que ce jeu ne convainc pas continueront à ne pas attendre : à se lever chaque matin en se souvenant de ces mêmes besoins communs : le partage, le savoir, le soin, le jardin, la justice et le repos. Agir pour cela, le réaliser un peu, chaque jour : voilà de quoi occuper des siècles de présent, et les humains que nous sommes. Sans attendre.

Fanny Taillandier

Dernier titre paru : Farouches, Seuil, « Fiction & Cie », 2021

Les citations qui ponctuent le texte sont issues de En attendant Godot, de Samuel Beckett.