Mémoires, exils, oublis : Soirée Coïncidences, 16 mars 2022 (Jacques Schiffrin. Un éditeur en exil)

De gauche à droite : Philippe Sands, Christine Marcandier, Amos Reichman, Annette Wieviorka. Maison de l'Amérique latine, 16 mars 2022 © Dominique Bry

Le mercredi 16 mars 2022, à la Maison de l’Amérique latine, a eu lieu une rencontre avec Amos Reichman à l’occasion de la parution de son livre Jacques Schiffrin, un éditeur en exil, en compagnie d’Annette Wieviorka et de Philippe Sands. La rencontre était animée par Christine Marcandier, en partenariat avec Diacritik. Elle s’est ouverte sur un hommage à Michel Deguy dont Maurice Olender a tenu à rappeler qu’il est à l’origine de sa rencontre avec François Vitrani et, de ce fait, des soirées Coïncidences.

Les soirées Coïncidences portent décidément bien leur nom, tant on est frappés par les  échos entre les travaux d’Annette Wieviorka, de Philippe Sands et d’Amos Reichman, dont le si beau et si puissant Jacques Schiffrin. Un éditeur en exil, a récemment paru dans « La Librairie du XXIe siècle ». Autour de la table, trois historiens, trois auteurs qui exhument des archives, mettent en récits nos mémoires et les blancs de nos mémoires, refusent l’oubli. Nous avons entendu tour à tour Annette Wieviorka, Philippe Sands et Maurice Olender qui ne pouvait être physiquement présent mais a envoyé quelques mots, enfin Amos Reichman.

Jacques Schiffrin. Un éditeur en exil, comme l’écrit Robert Paxton en préface, n’est pas seulement la biographie d’un éditeur de génie — il est le fondateur de la « Bibliothèque de la Pléiade » en 1931 à Paris, puis il participa à New York à la création de Pantheon Books dans les années 40 — mais le récit d’un homme qui connut « deux fois l’exil » et dont la vie est un « parfait reflet du XXe siècle ». La vie de Jacques Schiffrin est un « chemin pavé de réussites et de souffrances à travers les bouleversements du XXe siècle », écrit encore Robert Paxton. Ce que reconstitue Amos Reichman, ce qu’il met en récit, c’est homme qui a cru trouver un havre de paix et de tolérance à Paris dans les années 20 et a été une seconde fois contraint à l’exil au début de la guerre, alors que l’antisémitisme ravage Paris, le monde de l’édition et l’ensemble de l’Europe, pour se réinventer à New York. L’exil à soi, à sa langue, à ses valeurs est l’un des grands sujets de ce livre, placé sous l’exergue des Récits d’Ellis Island de Perec, de ces lieux qui nous sont « une mémoire potentielle », une « autobiographie probable » quand il faut tout quitter, parce que  ces lieux sont balayés par la folie de l’Histoire. Ce livre démonte une mécanique, le piège de la haine et des intérêts les plus bas et il leur oppose la force d’un homme, Jacques Schiffrin, qui jusqu’au bout lutta pour construire d’autres présents.

Comme l’écrit Amos Reichman, « de 1892 à 1950, Jacques Schiffrin a traversé une histoire héroïque et tragique, entre la révolution et la guerre, l’État qui broie et l’ami qui sauve, l’Empire russe d’Alexandre III et les États-Unis de Harry Truman.
Soixante-dix ans après sa disparition, alors que le temps semble de nouveau sortir de ses gonds, sa vie rappelle ce que signifie l’irruption de l’histoire, la tragédie faite par les hommes, leurs engagements et leurs lois, qui, du jour au lendemain, forcent certains à tout abandonner, partir ailleurs, pour survivre, s’ils le peuvent, parfois à fond de cale, quand l’arbitraire de la naissance peut emporter la vie. C’est l’histoire qui tue ».

Cette soirée Coïncidences a ainsi largement évoqué Jacques Schiffrin, « passeur d’idées et de livres, éternel fondateur de la Pléiade, éditeur de notre temps » et ce que sa vie comme son travail d’éditeur, disent de nos présents.

 

Maurice Olender est historien comparatiste et anthropologue, directeur de la collection « La Librairie du XXIe siècle » aux éditions du Seuil. Il est l’auteur de plusieurs livres (Les Langues du paradis, Un fantôme dans la bibliothèque, Singulier pluriel) dont Race sans histoire dans lequel il interroge les silences d’une génération et la manière dont ce silence, en tant que catégorie historique, peut et doit devenir « archives ».

Annette Wieviorka est historienne, spécialiste de la Shoah et de l’histoire des Juifs au XXe siècle, des liens entre mémoire et oubli dans la déportation et le génocide. Parmi ses très nombreux livres, citons L’Ère du témoin (Hachette, 2002), qui explicite trois phases dans l’histoire du témoignage et la nécessité, aujourd’hui, d’une histoire lucide qui articule, en conscience, témoignages et œuvre historique ; mais aussi L’heure d’exactitude. Histoire, mémoire, témoignage (Albin Michel, 2011), retour sur un itinéraire intellectuel et des engagements, une méthode d’historienne, à partir d’entretiens avec Séverine Nikel. L’Heure d’exactitude est une référence à Marc Bloch, elle dit ce moment où s’impose « un langage capable de dessiner avec précision les contours des faits », « sans flottements ni équivoques ».

Philippe Sands est avocat, professeur de droit international à Londres, écrivain. Parmi ses nombreux livres, citons Retour à Lemberg (Albin Michel, 2017), qui nous conduit de Lemberg (Lviv en Ukraine aujourd’hui, berceau de sa famille) à Nuremberg, en croisant histoire collective et personnelle. Philippe Sands écrit dans sa préface à l’édition française que c’est ici un « livre sur l’identité et le silence, mais c’est aussi une sorte de roman policier à double entrée : la découverte des secrets de ma propre famille, d’une part, et, d’autre part, l’enquête sur l’origine personnelle de deux crimes internationaux qui m’occupent dans ma vie professionnelle au quotidien, le génocide et le crime contre l’humanité. » Ces questions sont également au centre de La Filière (Albin Michel, 2020), plongée dans la famille d’Otto Wächter, Gouverneur pendant la guerre, d’abord à Cracovie puis à Lemberg, responsable de l’extermination de 400 000 juifs. Interviewé sur France Culture en novembre 2020, dans l’émission Esprit de justice, d’Antoine Garapon, Philippe Sands est revenu sur le lien de ses fonctions d’avocat et d’écrivain, deux manières de « parler sans émotion, de laisser les faits parler d’eux-mêmes. Je n’impose pas aux juges mes propres conclusions ; c’est la même chose avec quelqu’un qui lit. Je présente une histoire et les lecteurs et lectrices sont assez intelligents pour arriver à leur propre conclusion ».