Ce qui fait rire et ce qui fait pleurer : Geneviève Brisac (Les Enchanteurs)

« Et moi, je vous souhaite impatience et révolte ! ». En 1943, dans les cinémas restés ouverts, où l’on peut un instant oublier la guerre et se tenir chaud, les spectateurs ont appris à décrypter les sous-entendus dans les dialogues, en apparence anodins, que la censure allemande a laissé passer. Douce, tourné par Claude Autant-Lara (qui vaut bien mieux que ce qu’en dira plus tard dans Les Cahiers du Cinéma un critique acerbe nommé François Truffaut), met en scène une vieille comtesse avare et méprisante, interprétée par la géniale Marguerite Moreno. Elle a décidé de donner sa petite-fille en mariage à un homme de son monde alors que la jeune fille, que joue Odette Joyeux, est tombée amoureuse du régisseur. À la veille de Noël la comtesse apporte à une famille miséreuse, mais méritante, un panier de maigres victuailles. En partant elle souhaite à ses pauvres, éperdus de reconnaissance, « patience et résignation ». Furieux, le régisseur qui l’accompagne, réplique qu’il leur souhaite, lui, « impatience et révolte ». À chaque projection, des applaudissements nourris éclatent dans les salles. Quelques jours plus tard la scène sera coupée par les autorités allemandes. Cette anecdote, l’ami Bertrand Tavernier, puits de science en matière cinématographique, adorait la raconter lorsqu’il s’enflammait en défendant tous ceux, réalisateurs, acteurs, scénaristes et techniciens qui avaient dû continuer à travailler sous l’Occupation, tout en tentant de résister, chacun à sa façon. Car oui, lorsque tombent les bombes et que la désinformation nous étouffe, cinéma, théâtre, musique, littérature, poésie, nous sont oxygène. Et rire sera toujours aussi nécessaire que respirer.

Patience et résignation, nous les femmes connaissons bien ces recommandations, base durant des générations d’une saine éducation des filles. Est-ce que cela a changé ? Un peu, sûrement, à force de révoltes, et à condition de payer le prix de cette impatience qui exaspère ce que, dans les années 70, nous appelions un peu pompeusement le « chauvinisme mâle ». En ce temps-là, mes sœurs souvenez-vous, mes filles écoutez-en le récit, nous nous battions, en colère et en riant beaucoup, pour que cesse l’oppression masculine sur nos vies et nos corps. Contraception, IVG, criminalisation du viol – viol de nuit, terre des hommes – parité des salaires. La vie devait changer et le fonds de l’air était rouge, du moins l’espérions-nous.

C’est dans l’intensité naïve et l’effervescence théâtrale (adjectifs posés évidemment cinquante années plus tard) de cette époque post-Mai 68 que débute le dernier roman de Geneviève Brisac, Les Enchanteurs paru aux éditions de L’Olivier. On y retrouve Nouk, son héroïne habituelle, parfois son double, parfois juste une « petite meuf » que l’auteur regarde agir, parler, tomber, se tromper, mentir, se relever, se battre contre les loups jusqu’à l’aube, avec étonnement et un brin d’incompréhension. Le livre s’ouvre lorsque, « le cœur battant, le cœur lourd », la jeune femme s’apprête à intégrer l’École Normale de filles à Fontenay pour y préparer l’agrégation.

Alors qu’elle vient de vivre des mois d’exaltation politique et de liberté nouvelle entre manifestations, réunions fiévreuses et apprentissage amoureux, Nouk se retrouve dans ce « monastère laïc » plein de filles pâles en pyjamas et d’odeurs de soupe froide. Elle s’enfuit, évidemment, pour replonger dans le chaudron révolutionnaire de ces soirées dans des salles enfumées, où les garçons parlent fort sous le regard admiratif des filles, cantonnées à la polycopie des tracts et au repos des guerriers.

Mais Nouk veut croire à tous ces grands mots et, surtout, se réchauffer à cette fraternité en marche. Et, déjà, elle noircit sans cesse ses petits carnets noirs même si, lisant Barthes, elle y a recopié ces mots terribles : « Je sais qu’écrire ne me fera jamais aimer de qui j’aime. » Geneviève Brisac a ce don si particulier de mélanger dans ses pages le rire et les larmes, l’observation des ridicules et des petites cruautés qui sont l’ordinaire de nos vies, avec la beauté du monde qui nous permet de les dépasser, le rire des enfants, le sautillement d’un moineau, trois lignes de Natalia Ginsburg qui aident à vivre : « Le cœur avale tout, il digère tout, les éloignements, la solitude, les poisons, les pensées angoissantes, les années horribles. C’est le cœur qui est fort, c’est le cœur. »

Nouk, « son dos étroit et ses cheveux fous », qui, à chaque fois qu’elle quitte un endroit où elle étouffe, ou à chaque fois qu’elle est chassée d’une communauté dont elle s’imaginait faire partie, entasse sa vie — deux livres, une montre cassée, un petit hérisson en plomb, un stylo, une bague verte — dans une boîte à chaussures en carton et s’enfuit, des larmes d’humiliation plein les yeux. Et c’est dans ces moments-là que l’écrivaine dialogue avec son personnage, s’étonne de la voir se résigner, accepter l’injustice et « la vie de harem », mise en place par son premier patron, éditeur talentueux, tyran mégalomane et dirigeant pervers d’une troupe énamourée. Sa description est féroce : « Petites meufs. Les anciennes et les nouvelles, les grandes et les petites, les belles et les laborieuses qui se moquent des belles, les douces et les brutales qui méprisent les douces, la favorite qui est la favorite pour un temps et bientôt ne le sera plus, et tout le monde le sait sauf elle. » Alors celle qui écrit coupe celle qui raconte : « Je sais tout cela, nous le savons toutes, non ? » Mais le savoir ne nous empêche pas de succomber aux sortilèges des Enchanteurs. « Je crois être plus forte et plus maligne. Comme nous le croyons toutes, je suppose » rétorque Nouk.

Ce monde du travail, aussi férocement avilissant que celui du militantisme politique dont vient Nouk, c’est celui de l’édition que connaît bien Geneviève Brisac. Passée par Gallimard avant de créer, à L’École des Loisirs, les plus belles collections de livres pour la jeunesse et d’y faire émerger, des années durant, nombre d’auteurs talentueux. Une maison « restructurée », comme on dit aujourd’hui en novlangue, et qui la mit proprement à la porte, l’obsession du chiffre y ayant remplacé le goût des mots. Jusqu’à décréter que chaque ouvrage publié devait être rentable. Et oui, dans l’édition comme partout, les « bullshit jobs », si bien analysés par David Graeber, ont envahi les sphères dirigeantes, inversant la pyramide des emplois (superstructures pléthoriques et emplois productifs décimés) et traquant le bonheur au travail comme l’ennemi du chiffre d’affaire. Open spaces, bureaux paysagés, porte en verre du chef, réunions incessantes, cost killers, turn over pour rajeunir les troupes, et nouveau mot d’ordre pour les livres à venir : assez « des histoires de femmes exclues, marginales, paumées, incomprises. Des réfugiés, afghans ou autres, qui tentent de gagner l’Europe, des histoires de génocides, l’Arménie, le Rwanda, la Bosnie, des familles dysfonctionnelles. Des livres parisiens, snobs, donneurs de leçons. » Le marché du livre est réputé avoir changé et les nouveaux éditeurs sont là pour y répondre avec des auteurs devenus « fournisseurs ». Il faut dorénavant « autre chose. Des sensations fortes. Pas des salades sans goût pour femmes anorexiques. De la joie, du bien être, du sexe. »

La plume si légère, si virevoltante habituellement de Genevière Brisac, se fait ici incisive, violente et cruellement drôle. Et ces mots du nouveau monde, ces scènes de recadrage des troupes, ces énoncés arrogants de la nouvelle doxa des entreprises où nous pensions jusque là avoir notre place, ces mots qu’elle a entendu, nous les entendons nous aussi, continuellement. Ils blessent avant de tuer.

Qu’est-ce alors qui nous sauvera ? L’impatience et la révolte, toujours. Et aussi le refuge des mots, ces livres qui nous accompagnent et nous parlent intimement. Woolf, Kafka, Alice Munro, Proust, Ginsburg… Et lisez, protégés par leur regard, ce dernier livre de Geneviève Brisac. Il est plein de douleur et de colère, de rires et de larmes, et nous prévient contre cette « maladie de l’âme » qu’elle nomme « la soumission » et qu’elle se désole d’avoir parfois observée chez Nouk. Même si celle-ci, jamais, jamais, n’a accepté, comme les Enchanteurs le lui ordonnaient, de démissionner.

Geneviève Brisac, Les Enchanteurs, éditions de l’Olivier, janvier 2022, 192 p., 17 €