Constance Debré, l’anti-Rubempré (Nom)

Constance Debré, bandeau de Nom @ éditions Flammarion

Constance Debré est l’anti-Rubempré, elle brosse une trajectoire inverse de celle du héros de Balzac. Ils ont pourtant un point commun : leur drame est leur nom. Pour Rubempré, ce nom est ce qui l’entrave, il le nie afin d’être reconnu à Paris. Pour Debré, il est ce qui l’enferme, elle veut le détruire pour commencer une vie neuve. C’est un drame banal, c’est un drame français. « J’ai dit que je me foutais de tout mais ce n’est pas vrai. La vérité c’est que je suis le contraire de quelqu’un qui s’en fout ». Dont acte. Il ne faut pas toujours croire Constance Debré : « C’est rien le nom, c’est comme la famille, c’est comme l’enfance, je n’y crois pas, je n’en veux pas ». C’est le cœur du livre : clamer qu’il faut tout détruire, à commencer par sa famille, son rang, sa classe. Or, à bien la lire, c’est encore faux. C’est même le contraire. Elle n’en sort pas de sa famille : une soirée TV avec une amante devant un film de Chris Marker, et ça y est, Constance Debré croit voir sa mère. Elle peut bien intimer à tout le monde de la fermer « tais-toi, tais-toi », ça ne change rien. Dans le livre, elle scande son nom – le nom du père –, nous y renvoie et évoque son enfance, elle ne fait que ça, page après page.

Parfois, vouloir rompre à tout prix, détruire à tout prix, rejeter à tout prix, c’est être possédé par ce qu’on prétend tuer. Alors si Constance Debré ne fait tabula rasa de rien, c’est peut-être parce qu’elle se tient, malgré elle, dans un temps qui est encore  celui du clan et de la malédiction. Elle n’a pas pénétré le temps de l’Histoire : pour elle, tout est « moral », tout est « esthétique ». Mais il ne suffit pas de se raser la tête, de se tatouer, de divorcer, ni même de devenir lesbienne pour « finir le boulot, achever les choses ». Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que malgré sa foi, sa sexualité, son écriture rogue, éruptive et sensible, ses choix, sa discipline, tout son talent, elle n’en sort pas et ne détruit rien.

Si l’on fait maintenant un crochet par Lacan – qu’elle conspue –, on comprend autrement que la fille Debré s’expose à certains risques en ne voulant pas être dupe de la fiction projetée par le père. Car Lacan le dit – elle est plus Lacanienne qu’elle ne le croit –, ceux qui ne sont pas dupes de cet ordre-là se condamnent à l’errance. Pour eux, la vie devient un long voyage. Disons de fait que c’est ce voyage qu’elle tente : lâcher son métier, aller de chambres squattées en maison d’écriture, de femme en femme, car il faut « marcher vers le vide (…) ». Très bien. Simplement, à force de ne pas vouloir être dupe de son nom, on peut se demander si Debré ne finit pas par devenir dupe d’elle-même. D’un point de vue littéraire, c’est problématique.

Deleuze affirme en exergue de « Nom » : « La où la psychanalyse dit : Arrêtez retrouvez votre moi, il faudrait dire (…), nous n’avons pas encore assez défait notre moi ». D’accord. Mais si Deleuze remet en question la psychanalyse, c’est parce que, pour lui, l’inconscient n’est pas un théâtre où l’on délire sur « Papa-Maman » justement. C’est le cœur de l’Anti-Œdipe. Alors sur ce point, l’auteure n’est pas conséquente car c’est bien cette pièce qu’elle rejoue, et ce, peut-être pour une raison émouvante qui apparait à la lecture : elle est ivre d’une colère mythique. La fille Debré, c’est Hamlet au centre de la scène, elle est furieuse, elle est hantée, elle veut venger son père : le fils mal aimé, le déviant, l’aventurier, le camé d’une famille au service de l’État. Elle est enragée du mépris de ses oncles pour son père, du « grand-père ministre», de « ces fils à papa qui ne veulent que ça, être le fils préféré (…) dans cette grandiose entreprise, s’appeler Debré ». Elle veut réhabiliter la branche maudite, plaider pour la marge contre les institutions, c’est la sa guerre. Et qu’elle le veuille ou non, c’est là son héritage.

Au fond, elle ne veut pas plus oublier son nom qu’elle ne veut faire la révolution. Pourquoi tout le monde la suit dans son prétendu « programme politique » ? Ses forces sont ailleurs et réelles : elles sont dans sa violence, ses hantises, son désir d’amour et de dissidence.

La voilà donc peut-être saluée comme elle est saluée pour les raisons même qu’elle méprise : parce que « la littérature est devenue la bourgeoisie même, sa décoration, sa justification ». Le symbole qu’elle devient, elle le doit aussi à son patronyme. Elle prétendait devenir « un héros », détruire les logiques d’appartenance ? Elle les renforce. Sa traque est pourtant belle. On aimerait la retrouver au prochain livre, lui dire qu’elle n’est peut-être pas un héros mais qu’à n’en pas douter, elle est un écrivain, et qu’un écrivain n’a pas besoin de détruire son nom : un écrivain s’abolit dans ce qu’il signe. 

Constance Debré, Nom, Flammarion, février 2022, 178 p., 19 euros