« Pourquoi ne serai-je pas fière d’être femme ? Mon père, cet apôtre enthousiaste de l’humanité m’a bien des fois répété que la mission de la femme était de relever le genre humain, qu’elle était le Messie des siècles futurs… Je dois à ses doctrines la grande et fière ambition que j’ai conçue pour le sexe auquel je me fais gloire d’appartenir et dont je soutiendrai l’indépendance jusqu’à mon dernier jour. Du reste, je suis persuadée qu’à nous appartient l’avenir ; […] si les Américains marchent en tête de la civilisation moderne, c’est à cause de la manière admirablement intelligente dont ils élèvent leurs filles et du respect qu’ils ont pour leurs femmes. » Rosa Bonheur
Aujourd’hui, 16 mars 2022, nous fêtons la naissance de Rosa Bonheur, le 16 mars 1822.
Rosa Bonheur. Ce nom n’évoque pas grand-chose à beaucoup d’entre nous, ou alors peut-être des endroits sympathiques où aller boire un coup et faire la fête, particulièrement ouverts aux femmes et à la communauté LGBTQ.
Pourtant, Rosa Bonheur est une des plus grandes peintresses du XIXe siècle en France : c’est un peu la George Sand de la peinture. Quand Manet et Renoir vendaient leurs toiles pour quelques centaines de francs, à New York son Marché aux chevaux atteignait la somme astronomique de 268 500 francs ! C’était à l’époque l’artiste française, hommes et femmes confondu.es, la plus célèbre au monde.
Petite-fille illégitime de Jean-Baptiste Dublan de Lahet avec peut-être des ascendances royales du côté maternelle, elle fut élevée par un père saint-simonien qui vécut un temps dans une sorte de phalanstère à Ménilmontant et lui enseigna la peinture.
Très dure envers les hommes, elle passa presque soixante ans de sa vie avec une femme, sans jamais s’attirer d’ennuis, et obtint de la préfecture l’autorisation de porter des pantalons.
Parmi les premier.es membres de la Société protectrice des animaux, elle tenta de lutter contre les cruautés qu’on leur faisait subir en dénonçant par ses dessins la dure réalité des abattoirs.
Féministe revendiquée, défenseuse de la cause animale, première femme à s’acheter un château grâce au fruit de son travail et plus grande peintresse animalière entre toutes, Rosa Bonheur est une vraie pionnière qui fait hélas aujourd’hui figure d’icône méconnue, et c’est particulièrement dommage. En ce jour où nous fêtons les 200 ans de sa naissance, il est grand temps de lui rendre hommage.

Rosalie Bonheur naît donc le 16 mars 1822 à Bordeaux. Sa mère, Sophie Marquis, a été adoptée par un riche commerçant bordelais, Jean-Baptiste Dublan de Lahet, qui vit avec son mari et ses enfants auprès de sa famille adoptive, sur un grand domaine plein d’animaux. Sophie Marquis ignore qui sont ses parents, mais peut-être est-elle la fille cachée d’une femme de sang royal. Le père de Rosalie, Raymond Bonheur, est quant à lui un jeune peintre également né à Bordeaux, et qui fréquente entre autres Francisco de Goya. Il peint surtout des paysages et des portraits, mais aussi des animaux. C’est lui bien sûr qui présidera à la formation de sa fille.
Dans un premier temps, l’enfance de la petite Rosa se déroule donc dans une atmosphère bucolique, au milieu des bêtes qu’elle affectionne déjà. Voilà comment elle décrit sa première enfance, notamment avec les animaux : « Ils ont failli me corner bien des fois, ne se doutant pas que la petite fille qu’ils poursuivaient devait passer sa vie à faire admirer la beauté de leurs formes par l’orgueil humain. J’avais pour les étables un goût plus irrésistible que jamais courtisan pour les antichambres royales ou impériales. Quel plaisir j’éprouvais à me sentir lécher la tête par quelque excellente vache que l’on était en train de traire ! » Rosa est peu surveillée et fait ce qu’elle veut, courant partout sans entrave réelle. Il y a déjà dans cette enfance passée au contact des bêtes, avec cette liberté, les ferments de ce qu’elle deviendra par la suite. Sa petite enfance serait-elle un paradis perdu qu’elle tentera plus tard de recréer au château de By ?

Cette période édénique prend fin lorsque son père décide de partir à Paris, mû par ses engagements politiques. Il est en effet disciple de Saint-Simon, philosophe à l’origine d’un courant de pensée socio-économico-politique qui a beaucoup compté au XIXe siècle en France. Celui-ci préconise une sorte de nouveau contrat social, éliminant les oisifs et les rentiers pour mettre les valeurs du travail et l’industrie au cœur de la société. Mais c’est surtout la place qu’il donne aux femmes qui est révolutionnaire dans sa pensée, puisqu’il prône une liberté et une égalité dont on n’a jamais été aussi éloigné qu’en cette époque où le Code Napoléon fait de celles-ci des mineures à vie, entièrement soumises à la volonté paternelle, puis à celle de leur mari. Elles n’ont en effet pas le droit d’exercer une profession, ni de faire des études, ni même d’accomplir la moindre tâche administrative sans l’accord du père ou du mari : dans les textes elles ne sont pas beaucoup mieux considérées que des esclaves.
L’arrivée à Paris est pour Rosa, six ans, un vrai crève-cœur. Elle quitte sa campagne adorée, les animaux, la vie au grand air, pour une réalité grise, dans un appartement forcément étriqué, d’où son père est la plupart du temps absent, laissant à Sophie la charge de leurs trois enfants. En outre, Raymond Bonheur ne gagne pas grand-chose, même s’il travaille, notamment en réalisant des dessins d’animaux pour Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, directeur du muséum d’histoire naturelle, qui crée à l’époque la ménagerie du jardin des Plantes.

Son père adoptif a toujours aidé Sophie financièrement. Hélas, alors même que sur son lit de mort, il lui confie qu’il est son véritable père, les frères et sœurs « légitimes » de celle-ci s’arrangent pour la spolier de ses droits à l’héritage, et du jour au lendemain elle se retrouve sans le sou, avec un mari désargenté, et dans l’obligation de travailler pour subvenir aux besoins de ses enfants. Rosa Bonheur voit sa mère au fil des années se tuer littéralement à la tâche : dans la journée, elle donne des leçons de piano, et le soir elle travaille comme couturière. Rosa en outre n’aime pas l’école : sans doute a-t-elle du mal à accepter toutes les règles, et plus encore la discipline qu’on impose à l’époque aux petites filles, si contraire à ce qu’elle a connu jusque alors. Finalement, c’est sa mère qui prend en charge son éducation. Pour apprendre à lire à Rosa, elle invente une pédagogie. Pour chaque lettre, la fillette doit dessiner un animal. Et c’est ainsi qu’elle fait le lien entre lettres et sons. Pour le A elle dessine un âne, pour le B un bœuf, pour le C un chat, etc. Le dessin est déjà à ce jeune âge le mode d’expression de Rosa. Cela ne changera jamais.
L’année qui suit l’arrivée de Sophie et de sa progéniture à Paris, celle-ci donne naissance à sa quatrième enfant, Juliette. Hélas, la situation empire car Raymond décide d’intégrer la communauté saint-simonienne de Ménilmontant. Après la mort de Saint-Simon, c’est Barthélémy Enfantin qui a pris la tête du mouvement qu’il transforme par certains aspects en une espèce de secte, avec des positions très radicales sur la sexualité et l’identité sexuelle, qui vont jusqu’à prôner une sorte de fusion de l’homme et de la femme, débouchant sur des êtres androgynes – positions totalement révolutionnaires en cette époque de triomphe absolu du patriarcat. Vivre dans cette communauté signifie pour Raymond le quasi abandon des siens. On imagine l’immense charge qui pèse alors sur Sophie, jeune mère de trois enfants plus un bébé, obligée de travailler pour subvenir à leurs besoins ! Toutefois, celle-ci soutient son mari dans sa quête politique et spirituelle, et elle vient lui rendre visite à Ménilmontant le mercredi avec toute la famille. Rosa et sa mère portent alors des bonnets spécifiques, et dans la rue se trouvent en butte aux quolibets de certaines personnes.

Rosa Bonheur apprend donc très tôt ce que c’est d’être socialement rejetée. Elle a également conscience des aspirations intellectuelles de son père, et du fardeau qui pèse sur sa mère : « J’ai compris ce qu’il y avait de noble dans la nature de mon père, mais aussi les angoisses et les douleurs de ma pauvre mère, et j’ai revécu un drame émouvant dont les péripéties ont exercé une influence incroyable sur ma vie. » Hélas, les tensions entre ses parents ne cessent de s’accentuer, et l’atmosphère à la maison s’en ressent terriblement : Raymond a de plus en plus de mal à assumer son statut d’homme marié et de père de famille, ce qui fait le malheur de son épouse. Au milieu de cela, les enfants subissent de plein fouet la déliquescence familiale.
C’est alors que Rosa, onze ans, tombe malade. Sa mère la soigne et s’épuise. Quelques temps plus tard, le 29 avril 1833, Sophie meurt. Faute d’argent, elle est enterrée dans la fosse commune à Montmartre. Une période très dure commence pour les enfants, et surtout pour Rosa qui en plus de ce deuil écrasant se sent coupable du décès de sa mère. Les deux garçons sont envoyés en pension, Juliette, la petite dernière, retourne à Bordeaux. Seule Rosa, l’aînée, demeure aux côtés de son père, qui essaie de la placer dans différentes écoles pour qu’elle y apprenne le métier de couturière. Mais l’enfant est rétive et chaque fois se fait renvoyer : ce qu’elle veut, c’est être artiste. Comme son père. Elle le formule très bien dans la biographie écrite avec Anna Klumpke : à la suite d’une visite au cimetière, elle se fait cette réflexion : « Alors mon affection pour lui me suggéra l’idée de placer mes pieds dans la trace des siens. D’où me venait cette pensée, surprenante chez une enfant ? Peut-être de ma mère. » Il a toujours été normal dans les familles d’artistes de transmettre son activité, y compris de père en fille. En raison de ses convictions saint-simoniennes, Raymond Bonheur ne peut qu’accepter de former Rosa – tous ses frères et sœur deviendront d’ailleurs aussi artistes, et la fratrie restera toujours très unie, travaillant ensemble dans le même atelier, et exposant leurs œuvres au Salon.

Les parents de Rosa Bonheur ont donc considérablement influencé sa destinée. D’abord sa mère, car elle est l’une des deux personnes qui ont le plus marqué sa vie, et qu’elle n’aura de cesse de la retrouver à travers d’autres femmes. Sophie représente pour elle une sorte d’idéal, d’ange gardien, qui s’est sacrifiée jusqu’au bout pour son mari et ses enfants, et Rosa est persuadée que depuis l’au-delà, elle veille sur elle. Ensuite son père : en opposition totale avec la vision patriarcale de ce que doit être un père à cette époque, il lui enseigne non seulement son art, mais aussi ses principes philosophiques, selon lesquels les femmes ont une valeur égale à celle des hommes. Après avoir montré des réticences, prenant sans doute conscience du talent de sa fille, il décide de la soutenir pleinement. Voilà donc sans doute les piliers décisifs qui ont permis à cette femme exceptionnelle de se construire et de devenir la grande Rosa Bonheur : l’amour de sa mère, qui lui donne de la force et dont elle veut sans doute venger la mort prématurée ; les convictions de son père et ses enseignements, qui lui ouvrent la voie et lui confèrent sa légitimité.
Après la mort de sa mère, Rosa se met à dessiner avec acharnement. C’est aussi une échappatoire à la tristesse immense d’avoir perdu celle qui représentait tout pour elle. Peu après, Raymond Bonheur est chargé de faire le portrait de la jeune Nathalie Micas, fille d’un petit industriel de la maroquinerie, du même âge que Rosa. La jeune fille est très malade, et craignant le pire, ses parents souhaitent immortaliser son visage. Rosa et Nathalie se rencontrent : c’est le début d’une relation qui durera près de soixante ans. Peu de temps après, Raymond Bonheur se remarie. Rosa ne supporte pas sa belle-mère, et elle vient vivre chez les Micas, qui en quelque sorte l’adoptent. Ils vivront tous ensemble en famille jusqu’à leur mort. D’abord chez les Micas, puis plus tard, quand Rosa Bonheur sera devenue riche et célèbre, dans son château de By, à Thomery. Rosa Bonheur a en quelque sort trouvé une famille « adoptive », qu’elle ne quittera jamais. En 1848, le père de Nathalie Micas, sur son lit de mort, fera même promettre aux deux jeunes femmes de ne jamais se séparer. En sa chère Nathalie, Rosa Bonheur retrouve un ange gardien, à l’image de sa mère. Toute leur vie, elles formeront un couple très solide, où les rôles seront répartis de manière assez classique, Rosa reprenant les tâches sociales attribuées au mari, Nathalie, les obligations domestiques de l’épouse, même si elle finira par s’affirmer en développant des compétences scientifiques et en s’improvisant vétérinaire auprès des animaux de Thomery.

Parallèlement, Raymond Bonheur ne cesse de répéter à Rosa qu’elle peut être la nouvelle Madame Vigée-Lebrun : la jeune fille demande si c’est possible en se consacrant à la peinture des animaux ? Son père lui assure que oui. Elle a alors treize ou quatorze ans. Par ailleurs, la jeune Rosa Bonheur fréquente assidûment le Louvre où elle recopie des tableaux de maîtres montrant des animaux. Là-bas, elle est en butte aux quolibets des garçons, qui se forment eux aussi et se rient de cette fille qui outrepasse sa condition. Elle se tient si raide qu’ils la surnomment « le petit hussard ».
À l’époque, en effet, il n’y a presque plus de cours où les femmes puissent apprendre le dessin et la peinture. Les ateliers de Jacques-Louis David et de Jean-Baptiste Greuze ont fait long feu, sommés d’arrêter de former les jeunes filles sous l’Empire, car ce n’est pas la place naturelle des femmes. L’Académie royale de peinture, qui elle acceptait les femmes, même si c’était au compte-gouttes, a été remplacée par l’Académie des Beaux-Arts, où elles sont persona non grata (elles ne pourront y être à nouveau admises qu’en 1897, deux ans avant la mort de Rosa Bonheur). Les Académies Julian, Colarossi, etc. n’apparaîtront qu’après 1870. Sans un proche pour l’aider, il est donc très ardu pour une femme d’acquérir la formation nécessaire dans la première moitié du XIXe siècle, ce qui est un recul par rapport à l’ouverture de la seconde moitié du XVIIIe qui avait justement permis l’émergence des talents de Louise Elisabeth Vigée Lebrun et de tant d’autres peintresses. Rosa Bonheur le comprend parfaitement : une solide formation est la clé pour devenir une vraie professionnelle.

Très jeune, Rosa Bonheur manifeste donc une volonté et une détermination peu communes. Combien de ses contemporaines ont dû renoncer à l’art ? Combien de talents n’ont jamais éclos, empêchées qu’étaient les femmes aussi bien par la loi que par les institutions, sans parler des conventions sociales ? Toutefois, rien ne saurait détourner Rosa Bonheur de ce qu’elle a décidé. Elle sera peintresse, et qui plus est spécialisée dans la « peinture animalière » (expression inventée en 1855 par Théophile Gautier qui l’admirait beaucoup). Rosa Bonheur est une travailleuse acharnée, qui plus est, elle est très rapide. On compte plus de deux mille œuvres répertoriées. Et le succès ne se fait pas attendre. Après avoir vendu des reproductions de toiles de maître pour gagner sa vie, ce qui est sans doute à l’époque la meilleure école pour apprendre son métier, à dix-neuf ans, elle expose deux de ses propres productions, Chèvres et moutons et Deux lapins, au Salon des artistes de 1841 qui est alors le seul espace de liberté public dont elle dispose dans le domaine artistique.
À l’époque, en France, il n’y a pratiquement aucune peintresse animalière. En outre, le créneau est occupé par Antoine Louis Barye, qui règne de manière hégémonique sur le domaine de la sculpture, mais qui peint aussi. Ses élèves bien sûr sont accueillis avec tous les honneurs, et la voie est difficile pour les autres aspirants. Seulement l’art lui-même a commencé à changer, la révolution romantique est passée par là, et de nouveaux courants naissent, tel que le réalisme, avec notamment Gustave Courbet et Jean-François Millet. La peinture d’histoire, qui était la catégorie reine jusque là, va décliner tout au long du siècle pour finalement disparaître, laissant la place à une expression plus personnelle, moins formelle, et Rosa Bonheur fait acte de transgression en usant des larges formats de la peinture d’histoire pour montrer des animaux.

Car en effet, nul.le mieux que Rosa Bonheur ne sait représenter les animaux avec réalisme. Paul Cézanne s’en offusquera même en disant : « C’est horriblement ressemblant. » Son père a enseigné à la jeune fille l’importance du dessin, censé être la base même de la peinture à l’époque en France, et toute sa carrière durant, la pratique du dessin constituera la pierre angulaire de l’œuvre de Rosa Bonheur, avant la couleur. Observer les animaux, y passer parfois des heures, et dessiner ce qu’on voit. Ne pas céder aux sirènes de l’imagination. Ne pas chercher à séduire ou à surprendre, ainsi qu’Antoine Louis Barye, qui raconte une histoire et non la réalité. Voilà, le fond de commerce de Rosa Bonheur, et ce qui fera son immense renommée, notamment dans les pays anglo-saxons : être fidèle à la nature.
Toutefois, ce qui la distingue de ses collègues et prédécesseur.es, c’est bien sa relation fondamentale à l’animal. Barye met en scène des animaux sauvages dans des postures idéalisées. Rosa Bonheur, bien au contraire, représente des animaux familiers, des bêtes de tous les jours, qu’elle côtoie au quotidien, avec une préférence marquée pour les moutons. Elle ne peint pas des animaux : elle fait leur portrait. Elle ne peint pas « un cerf », elle peint Jacques, son cerf apprivoisé, ou sa lionne Fathma. Ce sont des individus précis, avec leurs spécificités, loin de tout idéalisme. À tel point qu’il est possible de les reconnaître et de les identifier, comme des êtres humains. Ses représentations des différentes races au fil des décennies, notamment des animaux d’élevage, sont si précises qu’elles sont utilisées de nos jours par les scientifiques qui veulent documenter l’histoire de l’évolution des races, ainsi que l’a montré Léa Rebsamen dans sa passionnante thèse de doctorat vétérinaire.

En effet, Rosa Bonheur ne considère pas les animaux comme des machines, ainsi que les philosophes l’affirment le plus souvent depuis René Descartes, mais comme des êtres sensibles, et c’est une parcelle de leur âme qu’elle entend montrer. La philosophie des saint-simoniens là encore n’y est pas étrangère, qui pense que femmes et hommes sont presque identiques, mais aussi qu’humains et animaux ne sont pas si différents. Le XIXe siècle en réalité est un tournant dans la manière dont on considère les animaux. D’abord parce que c’est à cette époque qu’en France on commence à sélectionner les races dans le but « d’améliorer » les bêtes (ce qu’on fait déjà depuis longtemps en Angleterre), puis, un peu plus tard, parce certain.es entreprennent de dénoncer les conditions horribles dans lesquelles on les fait vivre et mourir en créant la Société protectrice des animaux.
La consécration arrive très tôt, en 1849, avec Labourage nivernais (sans doute inspiré du premier chapitre de La Mare au diable de George Sand). Après avoir reçu la médaille d’or au Salon des artistes de 1848 pour Bœufs et taureaux, races du Cantal, Rosa Bonheur reçoit une commande d’état. Elle passe deux saisons dans le Nivernais avec Nathalie Micas, où elle observe et dessine inlassablement ces animaux qu’elle aime tant. Ce tableau qui décrit des bœufs aux premiers labours, appelé le « sombrage », est d’un réalisme saisissant : on a l’impression qu’on pourrait se pencher pour ramasser les mottes de terre retournée. Rosa Bonheur y décrit les bêtes avec une extrême précision, et l’on peut deviner les muscles des bœufs à l’œuvre sous leur pelage, chaque partie de leur corps étant restituée avec le plus grand souci du détail, et les différentes races auxquelles ils appartiennent.

Rosa Bonheur ne se contente pas de peindre des animaux, c’est aussi une grande paysagiste qui a retenu les leçons des maîtres qu’elle a copiés, notamment dans le ciel où les dégradés de bleu dessinent une perspective atmosphérique que n’auraient pas reniée les maîtres de la Renaissance. Son tableau de grande dimension (1,33 mètre par 2,6) montre par ailleurs une composition classique, avec le tracé en oblique du chemin laissé par les bœufs, qui remonte jusqu’à croiser et dominer la ligne du paysage forestier dans la deuxième moitié du tableau, ce qui met d’autant plus en valeur les animaux. On voit bien que son sujet principal ici est l’animal lui-même, comme plus tard dans son chef-d’œuvre, Le Marché aux chevaux (1853) : les hommes ne sont que des figurants, les stars, ce sont les bœufs. Dans ces deux tableaux, l’admoniteur, c’est-à-dire la figure qui nous regarde pour nous faire entrer dans le tableau, est bien sûr un animal, pas un homme. Et le regard de ce bœuf est sidérant, on a vraiment l’impression qu’il est vivant. Rosa Bonheur a su concentrer dans cette prunelle tout son art, et on est à mille lieues de ce que caricaturalement on nomme d’habitude un « regard bovin ».
Le succès du tableau est tel qu’au lieu de l’envoyer au musée des Beaux-Arts de Lyon, auquel il était initialement destiné, il reste à Paris, au musée du Luxembourg. Un autre chef-d’œuvre suit bientôt, il s’agit du Marché aux chevaux qu’elle expose au Salon de 1853. Là encore, elle cible bien son sujet : il s’agit de représenter des percherons, race de chevaux française très renommée. C’est l’époque du Second Empire, or Napoléon III apprécie particulièrement cette race de chevaux, qui deviennent très prisés et remplissent les écuries officielles. On peut donc voir dans ce tableau un lien politique – l’idéologie du Second Empire est assez proche de la pensée saint-simonienne par certains aspects. Le réalisme de Rosa Bonheur passe beaucoup mieux politiquement que celui de Gustave Courbet, dont les tableaux sont empreints d’une certaine critique sociale. Elle triomphe.

Ce qui frappe dans cette toile, en dehors de sa taille (2,44 mètres par 5), c’est qu’on n’est plus dans un paysage bucolique, calme, de labeur paisible, mais dans une scène extrêmement animée, presque violente, qui a les accents tourmentés d’une scène de bataille (ce qui tranche avec la plupart de ses œuvres). Les couleurs sont plus sourdes, le ciel n’est plus ce vaste azur sans nuage, mais il est au contraire restreint dans un coin du tableau et très nuageux, malgré un soleil qui projette néanmoins de fortes ombres, ce qui contribue à la puissance du contraste avec la robe blanche de certains des chevaux. Le décor est cette fois à peine esquissé, comme si elle ne s’y intéressait pas, mais on sait bien qu’elle n’aime guère Paris (nous sommes ici boulevard de l’Hôpital, non loin de la Salpêtrière qu’on perçoit au loin, où se tenait réellement un marché aux chevaux à l’époque).
Ce qui fait la force de ce tableau, c’est le dessin, que Rosa Bonheur maîtrise à la perfection, avec cet enchevêtrement d’animaux et d’humains, de silhouettes et de membres qui se chevauchent (un seul cheval est montré tout entier, les autres ne sont que des « morceaux »). Quant aux humains, là encore ce ne sont que des figurants : le public, à peine esquissé, qui assiste à la présentation des chevaux en haut d’une pente herbeuse, et les maquignons qui mènent les bêtes, mais jouent un rôle secondaire. L’admoniteur est un cheval blanc, au regard extrêmement puissant, comme le bœuf de Labourage nivernais. Il y a cette fois également un admoniteur humain, mais son visage est dans l’ombre de sa casquette, comme pour bien montrer qu’il passe après le cheval blanc. Rosa Bonheur conduit donc notre regard à partir du centre du tableau vers la droite, en suivant le chemin éclatant des chevaux blancs pommelés, puis l’œil exécute une sorte de virage à gauche pour revenir en queue de procession, suivant en cela la direction tracée par les arbres, qui forment comme une flèche pour guider notre regard, épousant le mouvement de manège des bêtes. Cette représentation très dynamique des chevaux met en valeur toute leur beauté et leur puissance, ce que la taille impressionnante de la toile ne fait là encore qu’amplifier.
Cette fois, cette toile de génie ne rentre pas dans les collections officielles (la ville de Bordeaux a refusé de l’acheter !). Rosa Bonheur a entretemps rencontré un marchand d’art, Ernest Gambard, qui fait exposer la toile en Grande-Bretagne avec un immense succès, comme Théodore Géricault trente ans plus tôt avec Le Radeau de la méduse. La Grande-Bretagne est le pays de la peinture animalière : le succès est immédiat et la jeune artiste de trente ans a même le privilège d’être présentée à la reine Victoria et à l’influent critique d’art, John Ruskin. Le tableau part ensuite aux États-Unis, où il est acheté pour la somme de 268 500 francs (considérable à l’époque) par un collectionneur privé qui l’offre ensuite au Metropolitan Museum of Art de New York, où il se trouve toujours. La réputation internationale de Rosa Bonheur est faite, et elle ne va cesser de croître : elle sera désormais beaucoup plus connue à l’étranger qu’en France, alors même qu’à l’époque, Paris devient la plaque tournante du marché de l’art mondial.

Après 1855, date où elle obtient sa seconde médaille d’or au Salon pour la Fenaison (en Auvergne), elle cesse d’y exposer ses œuvres car elle n’en a plus besoin : sa production est vendue d’avance, tant sa renommée est grande, au point qu’en 1860 elle puisse s’acheter le château de By, en lisière de la forêt de Fontainebleau. Là, elle peut enfin vivre comme elle l’entend, avec sa fidèle Nathalie et la mère de celle-ci, et abandonner les robes si peu commodes pour passer son temps en pantalon et tablier de travail, ainsi que la représentera la peintresse Georges Achille-Fould en 1893.

C’est là aussi qu’elle installe une véritable ménagerie. Rosa Bonheur s’est toujours entourée d’animaux. Au début de sa carrière, alors qu’elle habite un appartement parisien, elle loge une chèvre sur son balcon, que son frère est chargé d’emmener en promenade chaque jour. Elle possède toutes sortes de chevaux, de chiens, un troupeau de quarante moutons, des chèvres, mais aussi des animaux plus sauvages, comme le fameux cerf Jacques, qu’elle apprivoise et peint plusieurs fois. Nathalie Micas, férue de sciences, s’improvise la vétérinaire de cette arche de Noé moderne. Après 1870, Rosa Bonheur commence à recevoir des animaux exotiques, dont des singes, et surtout des lions, qu’elle représente à de nombreuses reprises.
Le 10 juin 1865, l’impératrice Eugénie arrive au château de By sans s’être annoncée, et remet dans son atelier à Rosa Bonheur la légion d’honneur : elle est la première artiste féminine à la recevoir. En 1894, sous la IIIe République, le président Sadi Carnot la fait chevalière de la légion d’honneur : elle est la première femme à accéder à ce grade supérieur. Parallèlement, pendant toutes ces années, elle voyage beaucoup à travers la France, dont elle aime à représenter les paysages. Elle soigne aussi ses relations mondaines en se rendant l’hiver à Nice avec Nathalie, où elles fréquentent le gratin de l’époque, et finit par acheter une maison. Sa rencontre la plus rocambolesque est celle de Buffalo Bill, venu en tournée en Europe, accompagné d’autochtones américains. Elle les peint tous, et tisse avec Buffalo Bill des liens sincères. Après le décès de sa chère Nathalie, Rosa Bonheur vit seule pendant dix ans, jusqu’au jour où arrive des États-Unis la peintresse Anna Klumpke pour faire son portrait. Une relation profonde se noue entre elles, et Rosa Bonheur propose à la jeune femme de rester vivre auprès d’elle, notamment pour l’aider à écrire sa biographie. Hélas, elle meurt peu de temps après, avant d’avoir achevé son récit, qu’Anna Klumpke terminera seule et qui sera publié en 1909 aux éditions Flammarion.

Star internationale à son époque, Rosa Bonheur a sombré dans un certain oubli. Bien sûr, son style, qui n’avait guère changé au cours de sa carrière, était un peu passé de mode, et le XXe siècle allait bientôt connaître une telle révolution artistique que son réalisme deviendrait vite poussiéreux en comparaison. Il est sans doute plus facile aujourd’hui de se pencher à nouveau sur son œuvre, ainsi que sur la vie et l’engagement incroyable de cette peintresse, vouée corps et âme à son art.
Ce qui est étonnant chez Rosa Bonheur, c’est qu’elle se comporte de manière révolutionnaire (une femme non-mariée, sans enfant, qui vit avec une femme, travaille et gagne beaucoup d’argent, porte des pantalons alors que c’est interdit), mais qu’elle a pour principale cliente la bourgeoisie. Politiquement, il en va de même. Son travail, au départ transgressif sur le plan artistique, est en même temps « patriote », dans le sens où il montre la grandeur de la France en mettant à l’honneur ses plus belles races d’animaux. Formée à la pensée saint-simonienne, elle vit en bourgeoise, même si le travail sera toujours au centre de sa vie. Quels que soient les différents régimes qui balaient le XIXe siècle en France, monarchie de Juillet, IIe République, Empire, IIIe République, elle ne prend jamais parti. A-t-elle voulu protéger sa vie privée et son art en faisant des concessions sur le plan politique ? Sans doute que les combats de Rosa Bonheur se situaient ailleurs. D’abord auprès des femmes, et puis des animaux.
Peut-être peindre des bêtes fut-il pour elle une manière de s’abstraire de la compagnie des humains. Avec les animaux, elle n’a pas à redouter d’être jugée ou dépréciée, et peut régner en maîtresse totale. Car même si elle les aime et défend leur cause, notamment en devenant membre de la Société de protection des animaux et en documentant grâce à ses dessins leurs souffrances, entre autres dans les abattoirs, c’est une chasseuse émérite, qui n’hésite pas à tuer ces bêtes qu’elle aime tant, ce qui peut nous sembler paradoxal. De même son amitié pour Buffalo Bill, grand exterminateur de bisons, peut laisser perplexe, mais il faut surtout se garder de juger Rosa Bonheur à l’aune de la conception actuelle du bien-être animal.

Ce qui frappe aussi chez Rosa Bonheur, c’est qu’à une époque où le concept existe à peine, elle se revendique déjà comme féministe. Tout sa vie, elle se méfie des hommes, au point de ne vouloir se confier pour faire le récit de sa vie qu’à une femme, car il lui serait impossible de se raconter de la même manière à un homme. Elle éprouve en effet une véritable défiance à l’égard de ceux-ci. Elle a certes entendu son père tenir un discours d’émancipation féminine, mais parallèlement elle l’a vu réduire son épouse à l’état d’esclave domestique, au point qu’elle en soit morte d’épuisement. À l’époque, pour échapper au statut de totale soumission des épouses, certaines femmes se regroupent pour vivre ensemble (sans forcément être en couple), car il n’est guère encore possible de vivre seules. C’est exactement ce qu’a fait Rosa Bonheur. Elle montre néanmoins du dédain pour les activités et les accessoires réputés féminins, et une fois au château de By ne s’habille plus qu’en homme (sauf quand elle reçoit des personnalités). Sans doute éprouve-t-elle certaines réticences à l’égard des êtres humains en général, puisqu’elle écrit un jour à Nathalie Micas : « Je vais vous dire qu’à présent je déteste les femmes. Je n’apprécie que les hommes, parce qu’en général je les trouve si stupides que cela me flatte. » À la lecture d’un tel commentaire, on comprend mieux qu’elle ait pu chercher refuge auprès des animaux.
Quoi qu’il en soit, toute sa vie, elle plaide la cause des femmes, se bat contre le patriarcat et surtout contre les préjugés. Ainsi, en 1849, à la mort de son père, directeur de l’École gratuite de dessin pour jeunes filles, elle reprend le flambeau et répète à ses élèves cette phrase magnifique : « Suivez mes conseils et je ferai de vous des Léonard de Vinci en jupons. » Elle est également précurseure dans la mesure où les femmes, dans cette société très patriarcale, sont censées rester à l’intérieur, et n’ont pas la possibilité comme les hommes d’aller partout où elles veulent (les œuvres des peintresses se cantonnent le plus souvent à la représentation de scènes domestiques). Or Rosa Bonheur ne souffre aucune entrave à sa liberté de déplacement : pour préparer ses toiles, qu’elle peint dans son atelier, elle a besoin d’aller sur place pour faire des dessins sur le vif. Les animaux vivent dehors : c’est là qu’elle va les trouver. Ainsi passe-t-elle de longs mois à observer les bœufs du Nivernais, puis les chevaux du marché du boulevard de l’Hôpital, mais elle se rend aussi dans les abattoirs et dans toutes sortes d’endroits où les femmes ne sont pas censées mettre les pieds. On comprend qu’elle ait adopté le port du pantalon, bien plus pratique que les longs jupons, et qui lui permettent en outre de passer inaperçu. Elle est néanmoins obligée de demander une autorisation préfectorale pour en porter, puisque, bien entendu, c’est interdit aux femmes : il s’agit d’un travestissement !

Il est à noter que parmi toutes les artistes féminines dont j’ai abordé le parcours jusqu’ici, un certain nombre ont partagé leur vie avec des femmes, comme si cela leur donnait davantage la possibilité de développer leur œuvre et de faire carrière. Rosa Bonheur ne s’est jamais affichée comme lesbienne, elle a même écrit qu’elle était restée « pure » et le revendiquait. Sans doute voulait-elle préserver sa réputation, si importante pour une femme dans une société patriarcale où des accusations de mauvaises mœurs pouvaient à jamais ruiner un destin. Louise Abbéma, dans la seconde moitié du XIXe siècle ne fera pas autre chose, n’affichant jamais sa relation avec Sarah Bernhardt comme une relation amoureuse.

Rosa Bonheur est donc une femme moderne, qui a dû composer avec les contraintes de son temps. Comme d’autres grandes figures de son époque, George Sand, George Eliot, elle s’est battue pour être libre d’exercer son art, sa passion, tout en faisant les concessions nécessaires afin de s’en donner les moyens. Véritable pionnière, ses engagements féministes et auprès des animaux, si étonnants à l’époque, nous sont aujourd’hui extrêmement familiers, ils reflètent pratiquement notre norme actuelle. De même, la manière qu’elle eut de gérer sa carrière sur le plan international, à une échelle qui annonçait déjà la mondialisation de l’art, montre à quel point elle avait compris les enjeux de la modernité de ce marché qui allait exploser au XXe siècle. En outre, si l’œuvre de Rosa Bonheur reste ancrée dans son époque, lorsque l’on se promène dans les campagnes françaises d’aujourd’hui et qu’on a la chance de croiser un cheval, ou un troupeau de vaches, on ne peut s’empêche de se dire que rien n’a changé, et qu’elle a su immortaliser quelque chose qui va bien plus loin que de simples paysages de la France du XIXe siècle. Rosa Bonheur, grâce à son art, a su capter l’âme des animaux, universelle et intemporelle. Alors deux siècles après sa naissance, il est temps de remettre au goût du jour cette figure si inspirante en la reconnaissant pour ce qu’elle fut : une très grande artiste.
« What power ! That is the way women should assert their rights”
(Quelle puissance ! Voilà de quelle manière les femmes devraient faire valoir leurs droits.)
George Eliot, en contemplant un tableau de Rosa Bonheur

Je recommande tout particulièrement la thèse de doctorat vétérinaire de Léa Rebsamen, qui fourmille de renseignements sur toute la relation de Rosa Bonheur aux animaux mais aussi de réflexions sur sa pratique artistique, et qui est d’une lecture très agréable même pour des non-scientifiques.
La biographie écrite par Anna Klumpke est disponible en cliquant sur ce lien.
Pour une analyse plus politique de l’œuvre, ce lien vers un essai d’Albert Boime en anglais.
Enfin ce lien vers une très bonne émission de France Culture réalisée par Perrine Kervran.
Pour célébrer les 200 ans de Rosa Bonheur, une grande exposition sera organisée au musée d’Orsay du 18 octobre 2022 au 15 janvier 2023.