Lectures transversales 44: Pramoedya Ananta Toer, Corruption

© Julien de Kerviler

« Pas de vrais changements, donc, si ce n’était en ce qui me concernait. Auparavant, je m’étais toujours montré affable avec les autres, et eux avec moi ; mais maintenant, je ne voulais plus être cordial avec personne, de peur de laisser échapper quelque indice qui pourrait éveiller les soupçons de quelqu’un ; et comme je me montrais réticent, on se montrait de moins en moins chaleureux. Même avec les amis qui n’étaient pas du bureau, je n’avais plus envie de tenir de grandes conversations. On savait maintenant qui j’étais, non seulement quel genre d’homme, mais quel chef.

Désormais, mes costumes étaient impeccables et en lainage, ce qui, me semblait-il, convenait bien à ma santé délicate ; mes chemises étaient toutes importées et lorsqu’il ne faisait pas trop chaud, je me promenais en veste et en cravate, ce qui, il faut bien l’avouer, n’arrivait pas tous les jours, car à Jakarta le climat ne vous offre guère l’occasion de faire le dandy. Je faisais maintenant les allers et retours, non plus à vélo, mais en Plymouth, une conduite intérieure, avec radio, pare-soleil et phares de route. Je n’habitais plus non plus derrière la boutique du Chinois, mais dans une belle maison à deux cent cinquante mille roupies ; non plus dans une ruelle crottée, mais au sud de Bogor, dans une grande avenue tranquille, où il n’y avait que des maisons cossues.

Je ne vivais plus aves mes enfants et leur maman, mais avec Sutidjah. Il m’arrivait très rarement de revoir ma première femme. À vrai dire, je ne la revoyais que lorsque j’y étais contraint. D’ordinaire, tout homme aime à revoir ses enfants, ainsi que l’épouse qui a été auprès de lui pendant vingt années. Mais l’argent m’avait entraîné dans une autre direction, une direction que je n’avais pas choisie, avec une force telle que je n’avais pu résister. J’avais encore envie de vivre avec elle, si fidèle, ainsi qu’avec mes bons petits ; mais avec le temps, la distance qui me séparait d’eux ne faisait qu’augmenter… J’étais parfaitement conscient de ce qu’était devenu mon sort, et de ce qu’il serait désormais : celui d’un déraciné qui passe d’une impression à une autre, d’une illusion à une autre, d’un désir à un autre désir… une malédiction qui me poursuivrait partout et toujours. »

Pramoedya Ananta Toer, Corruption (1954), traduit de l’indonésien par Denys Lombard, Éditions Philippe Picquier, coll. poche, 2017, pp. 150-151.

© Julien de Kerviler