Maître Susane, 42 ans, est une avocate qui vient de s’installer à son compte à Bordeaux lorsqu’elle reçoit Gilles Principaux, le 5 janvier 2019 : sa femme Marlyne a tué leurs trois enfants et il souhaite que Me Susane la défende. Ce pourrait être l’Affaire permettant à l’avocate de sauver son cabinet, ce sera surtout le début d’une descente aux enfers pour la jeune femme, persuadée de reconnaître Gilles Principaux mais ne parvenant pas à démêler le souvenir qui lui est associé. Que s’est-il passé dans la chambre du jeune garçon il y a des années de cela ? Elle avait 10 ans, lui 14, pourquoi ne semble-t-il pas s’en souvenir ? Et quelle sera cette vengeance annoncée par le titre énigmatique du livre de Marie NDiaye ?
« Avaient-ils, se demandait-elle, les mêmes souvenirs ou ni lui ni elle n’étaient-ils la personne que chacun croyait se rappeler ? »
Marie NDiaye forge, avec La Vengeance m’appartient, un roman des persona : aucun des personnages du livre n’est pleinement cernable ou totalement lui-même, à commencer par Me Susane, déchirée entre l’apparence qu’elle tente de se forger (détachée, excentrique, obsédée par le bien) et la personne qu’elle pense être (économe, peu sûre d’elle, un peu parano). Aucune de ces deux images n’est la vraie, un gouffre se creuse peu à peu entre Me Susane et le monde, Me Susane et les autres, Me Susane et elle-même. La jeune femme se sent coupable de tout, responsable de tout. Elle voudrait faire le bien et n’arrive à rien, à commencer avec sa femme de ménage, Sharon, une Mauricienne sans papiers, mariée, deux enfants, dont elle voudrait régulariser la situation. Me Susane se contraint à employer Sharon alors qu’elle n’a pas les moyens et ne supporte pas d’avoir une femme de ménage, qu’il lui est insupportable faire entrer qui que ce soit chez elle. Mais il le faut, si elle veut aider. Alors elle range et nettoie tout avant l’arrivée de Sharon dont, par ailleurs, elle ne s’explique pas l’attitude. Pourquoi ne lui donne-t-elle pas son certificat de mariage comme Me Susane le lui demande ?
Le monde ne s’accorde pas aux attentes de l’avocate, au point que la prose se scinde entre un récit focalisé sur elle et des incises en italiques, comme autant de commentaires souterrains, de phrases que Me Susane souhaiterait prononcer mais garde en elle : pourquoi ses parents d’origine modeste ne sont-ils pas plus fiers d’avoir une fille avocate ? Pourquoi elle-même ne parvient-elle pas à se rappeler ce moment de son adolescence qui la bouleverse aujourd’hui, pourquoi sa mère ne se souvient-elle pas l’avoir emmenée chez les Principaux alors qu’elle remplaçait leur femme de ménage habituelle, pourquoi son propre père est-il à vif lorsqu’elle ramène le sujet sur la table ? Rien ne va plus : l’histoire de Marlyne Principaux la perturbe, le fait divers tel qu’elle l’a lu dans la presse la bouleverse, comme la présence du mari dans son cabinet. Tout pourrait peut-être être éclairci si elle parvenait à cerner ce moment opaque et perdu, une scène qui a 30 ans. Plus largement, chaque (rare) affaire dont elle se charge déstabilise l’avocate, comme ses rapports défaits avec Rudy, comme l’indifférence de ses parents à ce qu’elle raconte — « elle se sentait alors obscurément sale, indécente et amorale, elle que ces histoires captivaient ». L’infanticide sera l’acmé de la déstabilisation d’un quotidien morne et nébuleux à l’image du Sud-Ouest du roman, pluvieux et comme épaissi de brouillard.
« Me Susane n’avait lu dans la presse que le déroulement probable des faits, la découverte de ceux-ci par la police, le compte-rendu des premiers mots de Marlyne. Tout le reste, elle l’inventait, le supposait »
Non seulement le crime est atroce — Marlyne a nourri et lavé ses enfants avant de les tuer puis de les coucher dans son propre lit, comme s’ils dormaient — mais Gilles Principaux semble revenir du propre passé de Me Susane, elle en est convaincue. Tout est étrange, tout se télescope, le réel se voit peu à peu submergé par les fictions que l’avocate échafaude depuis ce qu’elle lit dans la presse ou tente d’imaginer. Me Susane se projette dans tout ce qu’elle voit, entend et imagine, elle se reconnaît dans la transfuge de classe qu’est Marlyne, dans sa maniaquerie, dans sa manière de passer par le pire en imaginant faire le bien. Peu à peu elle semble au lecteur soliloquer le monde qui la traverse et la broie. Le roman de Marie NDiaye est tout entier dans ces jeux de miroir et ses projections, dans la révélation progressive, pour le lecteur, de la personnalité singulière et complexe de Me Susane, sa manière de (dé)construire et (re)composer ce qu’elle vit au point de ne plus avoir pied dans le réel. À travers ce portrait de femme d’une puissance inouïe, la romancière rebat les cartes d’une ligne poreuse entre le réel et son fantasme, entre l’innocence et la culpabilité. Elle ne juge jamais, semble se contenter d’exposer une vérité nue alors que cette vérité échappe. Tout repose sur une construction narrative brillantissime donnant à entendre ce qui est tu, sans jamais expliciter ou juger. Un récit se (re)compose à travers un réseau d’indices — une écharpe orange, ce certificat de mariage, des échos entre l’histoire de Marlyne et celle de l’avocate — et surtout des trouées, des blancs, les souvenirs qui échappent, le réel de plus en plus flou et ces prénoms évidés (Marlyne) ou absents : de l’identité de la figure centrale nous ne connaîtrons que ce titre, Me Susane, qui est comme l’armature (poreuse) de son rapport au monde, un patronyme en étendard et qui pourtant hésite formellement entre nom de famille et nlm propre, un patronyme au -n absenté, privé de tout prénom puisque les dialogues n’en révèleront que l’initiale, « H… » — « Sharon, appelez-moi H… ».
Si le roman semble d’abord porté par une question unique, réitérée jusqu’à la nausée par celle qui ne peut répondre, tant elle est étrangère à elle-même — « Qui était Principaux pour elle ? » —, cette interrogation se démultiplie pour mieux venir miner tout ce que le personnage (comme le lecteur) pensait percevoir et comprendre. Qui est encore Rudy pour elle, pourquoi la petite Lila considère-t-elle Me Susane comme sa « seule maman, la vraie » ? À l’inverse des romans judiciaires ou policiers mais dans la lignée des fait divers romancés, genre avec lequel joue indéniablement Marie NDiaye, le récit ne progresse pas vers une saisie toujours plus nette de la complexité du dossier. Ici tout s’épaissit en s’éclairant, le fait divers est en quelque sorte intériorisé par Me Susane, enchevêtré dans un flux de conscience, nous plongeant avec une acuité sans pareille au cœur de l’intime et d’ailleurs dans la jeu de miroir spéculaire d’une intimité à une autre.
Le roman de Marie NDiaye repose sur un subtil (dés)équiliibre entre une écriture au scalpel et la confusion des sentiments en Me Susane, prisme d’une hypersensibilité opaque à travers lequel nous percevons les autres personnages. Le lecteur tente de combler vides et manques, dès le titre fuyant. Qui le « m’appartient » de cette vengeance désigne-t-il ? Tout se dit mais sans être posément décrypté, dans et par ce que le langage révèle, les « mais » de Marlyne, les « car » de Gilles Principaux, chevilles de discours qui, proprement, fuient ; dans et par les échos d’un personnage à un autre, et, en Me Susane, d’une persona à une autre — elle sait que « la femme sensée en elle douterait de la réalité d’une telle vision » mais ne se sent « pas la force de trancher entre la femme sensée et celle qui ne l’était point mais comprenait souvent toute chose plus exactement ». Marlyne, c’est un peu Me Susane, comme l’est aussi ce client qui tente de changer de nom et qui irrite son avocate : veut-il vraiment aller au bout de sa démarche, « s’enferrer dans son obsession infondée » ? Depuis l’énigme programmée du titre, emprunté au Deutéronome, au lecteur de déterminer qui se venge, ici, et de quoi ? Sans doute ne trouvera-t-il pas de réponse tranchée mais c’est bien là la force de ce récit au suspens intériorisé, roman singulier et hypnotique, proprement exceptionnel.
Marie Ndiaye, La Vengeance m’appartient, Gallimard, janvier 2021, 240 p. , 19 € 50 — Lire un extrait