Parmi les nombreux ouvrages que Jean-Pierre Martin a publiés, il n’en est guère qui ne se distingue pas par quelque idée insolite ou encore par tel ou tel paradoxe de départ. La dernière fois, le narrateur faisait collection, dans Mes fous, de personnages dérangés du cerveau. Mais, cette fois, il rompt vraiment les amarres. C’est qu’il prétend donner une idée des si nombreux Martin (lui compris) qui peuplent la France et le monde, fût-ce en traduction et tradition locales.
Ils sont sans doute des milliers et bien au-delà. Mais l’échantillon en volume de Jean-Pierre (j’évite le patronyme inspirateur, on voit pourquoi) ne va pas au-delà d’une petite cinquantaine de personnalités appartenant à divers pays d’Europe et des continents américains. Il ne nous sera pas dit ici même comment s’est opérée la sélection et non plus de quelle façon ont été recueillies les informations ad hoc. J.-P. M. s’en expliquera sans doute un jour ou l’autre et ce sera à quelque autre tribune. En tout cas, tout en avouant que l’aventure fut passionnante, l’auteur convient de ce qu’il fut parfois gagné par le découragement ou le désespoir. Comment se limiter, en effet, et selon quels critères, se demande-t-il ? Il est clair que le Martin plébiscité est requis à chaque fois de faire montre de quelque originalité ou de quelque mérite, même si l’auteur reconnaît que la cooptation d’un Jacques Martin qui eut son heure de gloire en se spécialisant dans l’animation de jeux télévisés assez vulgaires (chapitre 39) ne s’imposait pas.
L’auteur sut d’ailleurs endiguer ses principes de sélection à travers quatre règles : 1° ne pas ajouter aux aventures du nom propre ; 2° ne traiter que des Martin morts : 3° se fier souvent à son intuition d’auteur ; 4° faire un livre où l’auteur évoqué en quarante et un Martin serait partout et nulle part, son signifiant seul circulant parmi les personnages à la façon d’un Graal de légende.
Au vu de la sélection opérée, peu de Martin furent décidément célèbres — encore qu’il y en ait l’un ou l’autre qui émergèrent largement. Mais il se peut que le maître d’œuvre ait parfois infléchi les choix. Pour se donner raison lorsqu’il écrit bien sympathiquement à propos du nom-fétiche : « Nom qui fait signe vers l’homme nu, dénué de grandeur et de mythologie. » ou bien encore « Nom prédestiné à la démocratie, faisant ressentir profondément le sens du mot égalité. » (p.9) Risquerai-je à cet endroit un souvenir à propos d’un Martin plus qu’aimable et qui croisa mon parcours ? Tout simplement, ses parents l’avaient prénommé Richard à sa naissance et j’ai toujours pensé que ces sympathiques personnes avaient cru ainsi corriger ce qui pouvait sembler pauvre dans leur patronyme. Et ce fut une réussite, puisqu’elle conduisit Richard à de brillantes études.
Mais revenons au Monde des Martin. Actons que l’auteur n’allongera pas la liste de ses élus. Retenons aussi qu’il encourage ceux que titilleraient son bel exemple de passer à l’acte. Alors plutôt un monde des Dubois ? Mais cela ne marche guère qu’avec un prénom promu au grade de patronyme, comme on le voit ici même. Ce qui visiblement préoccupe toutefois Jean-Pierre M., c’est de ne pouvoir de quelque manière fédérer les Martin rassemblés en ses pages, quitte à en élargir le cercle. Mais pourquoi ne pas organiser un concours depuis le matériau que Jean-Pierre M. nous procure ? Nous limiterions par exemple le nombre des lauréats à six. Mais saluons au préalable les ancêtres que sont dans la présente liste Martinus, le saint fondateur (1/IVe siècle), et Sainte Martine (2/IIIe siècle). Celle-ci, « vierge et martyr », se réduit à une légende tant ses plaies pourtant horribles sont, en quelque sorte, inoffensives. Quant à l’’autre, lui seul peut se réclamer d’une histoire. Ainsi il voyagea et guerroya. Mais laissons-le en paix.
Voici notre choix de cas mémorables (tous ayant appartenu au XXe siècle) :
Commençons par Nelly Martin : très jolie, elle avait une voix enchanteresse et fut engagée à l’Opéra-Comique de Paris où elle brilla sous le nom de Martyl. Mais vint la Grande Guerre. Elle offrit ses services au front au plus près des tranchées. Elle devint extrêmement populaire en tant qu’infirmière auprès des soldats blessés. Elle se dit que là se trouvait sa véritable vocation. Après la guerre, rien pour elle ne fut plus comme avant. Et donc elle végéta.
Restons dans la musique avec le Tchèque Bohuslav Martinù. Il vient compléter le fameux quatuor de Prague. Il réussit à éviter la Grande Guerre et il compose à tour de bras. Il est une sorte de Satie tchèque et s’éprend d‘une Charlotte française qui sera la compagne de toute sa vie. Il multiplie néanmoins les liaisons à l’occasion de ses voyages et concerts. Sa boisson apéritive est, quant à elle, le Cordial Médoc. Ce fut un grand séducteur.
Mais voici un prolétaire nommé Henri Martin. Il était marin, ce Martin. Au début des années 50, il part combattre en Indochine avec l’armée française. Mais il refuse de s’associer à cette « sale guerre », d’autant qu’il est un militant communiste. Je me souviens des cortèges nombreux défilant à Paris ou ailleurs en scandant : « Libérez Henri Martin ». Il passera trois ans en prison. Au sortir de celle-ci, il milite toujours et jouit de sa popularité. Mais, au bout d’un temps, le héros se voit oublié.
Une autre engagée mais tardive est Marietta Martin. Elle aime profondément la vie et rien de plus, qui est déjà beaucoup. Elle lit les grands auteurs et écrit un peu. Jean-Pierre M. voit en elle un Rousseau français. Sa vie serait sans aspérités s’il n’y avait pas une autre guerre (celle de 40), la tuberculose, le sana, la résistance les camps. Marietta distribue courageusement La France continue. Arrêtée, la pauvre mourra malade et en déportation.
Un cas extraordinaire à présent, celui du Suédois Harry Martinson. Bourlingueur, son père meurt bientôt et sa mère s’en va. Harry est un pauvre de chez les pauvres, qui vit en sabots et travaille dans des fermes. La prison lui est un havre. Mais il écrit de petits poèmes. Il trouve même à éditer un recueil. Et le voilà invité au congrès des écrivains soviétiques. Plus tard, il accède à l’Académie suédoise et, en 1974, se voit couronné d’un Prix Nobel ! Cette élection ne lui réussit pas : le brave Harry se fait, découragé, hara-kiri
Un Américain pour terminer. Il se nomme Robert Magnus Martinson. Il milite à Berkeley pour les « gens de couleur ». Il se passionne par ailleurs pour les politiques carcérales. Il va se rendre curieusement célèbre à la faveur d’un slogan tout contre-productif. Interviewé à la télévision, il répond au journaliste qui l’interroge sur le succès des réhabilitations : « Nothing works ». Rien ne marche. Cette forme de palinodie se retourne contre lui. Au terme, il y aura le suicide de ce Martinson.
Les six exemples que nous venons de reprendre sont à chaque fois fort attachants. Ils ont en tout cas retenu la sympathie, voire l’affection de l’auteur, encore que ce soit facilement le cas avec notre Jean-Pierre Martin. Un peu comme s’il se reconnaissait en chacun d’eux. Un peu comme s’il répandait sa propre vaillance ou sa propre fierté sur tous. Et ce sera notre dernier mot : une manière de bonté, de générosité parcourt ce Monde des Martin. Et ce n’est sans doute que justice.
Jean-Pierre Martin, Le Monde des Martin, éditions de l’Olivier, février 2022, 736 p., 25 € 90 — Le Monde des Martin se prolonge sur jeanpierremartin.net avec des inédits et sur la page Facebook dédiée @lemondedesmartin