Au fil des ans, Jean-Pierre Martin nous a donné de beaux essais sur Queneau, Michaux ou Orwell. Il y a peu, c’est au thème stimulant de la curiosité qu’il consacrait un ouvrage régénérateur. Mais changement de cap cette fois avec un propos terriblement d’époque et combien douloureux : la folie dans ses variétés et telle qu’elle semble se répandre tout autour de nous. C’est un imaginaire Sandor Novick qui est chargé par l’auteur de dépister les cas de démence qui vont, qui viennent et que l’on croise. Or, la famille de Sandor est en première ligne à cet égard puisque trois des quatre enfants du personnage sont au bord du gouffre, et tout spécialement Constance, 18 ans, qui a versé dans une schizophrénie sévère et jusqu’à obséder les siens, dont sa mère Ysé. Mais il y a plus fort et plus grave et qui se résume dans cette déclaration : « Est-ce que j’attire les fous, ou bien est-ce que c’est moi qui cherche leur compagnie ? Quelquefois j’aimerais échapper à cette manie qui est la mienne, décider de ne plus prêter attention. Mais les corps errants saisissent comme personne les fragilités alentour. » (p. 62) Or, ces corps errants, cela fait beaucoup de monde et de plus en plus, dirait-on, par les temps qui courent. Car l’empathie de Sandor s’adresse également à tous ceux qui ne sont pas encore passés de l’autre côté mais qui pourraient bientôt le faire.
Et le comble est que, parmi ceux-là, il y a Sandor lui-même qui sait et sent fort bien que la démence le guette et rôde autour de lui. C’est pourquoi il a cessé de pratiquer son métier et qu’il se réfugie dans des conduites susceptibles de le vider de lui-même : la marche, la natation, l’escalade, et jusqu’à l’épuisement à chaque fois. De plus, il se veut chaste mais, en revanche, boit avec excès tantôt avec l’un et tantôt avec l’autre.
De la folie, il fait même un objet d’étude, lisant Foucault et se souvenant de Robert Walser comme de Louis Althusser.
Parmi les choses qui aident Sandor à vivre il y a la musique. Et voici comme un écho de Martin lui-même chez Novik : « Vers dix-sept heures à la gare de Lyon j’avais un peu de temps avant de reprendre le train. Densité normale ce jour-là, vu l’heure de pointe, mais taux de mélancolie particulièrement élevé. Le piano Yamaha de la gare était inoccupé. Je me suis lancé. J’ai plaqué quelques accords de blues en fa pour me calmer. » (p. 104) Voilà qui trahit quelque peu l’auteur sous le narrateur. Mais pourquoi pas ? Réfugié à la campagne, Novik-Martin ne se fera-t-il pas livrer un Schimmel ?
Mais parlons-en de la campagne. C’est sur le conseil de son ami Sylvain que Sandor va se réfugier dans une maison rustique en Haute-Loire. Il change à cette occasion de n° de portable comme s’il changeait de vie. Autre symbole : il se procure un herbier de la flore locale. Il accueille donc le Schimmel comme aussi son fils Ambroise, fanatique de l’écologie. Sa femme Ysé vient le voir et ils vont projeter ensemble une excursion à la Stevenson dans les Cévennes. Et pourtant jaillit ce constat quelque peu désespérant : « Ici la folie n’est pas moindre. Elle est autre. » (p. 149) Et le roman de se terminer sur cette note désabusée.
Le petit roman de Jean-Pierre Martin mérite d’être salué pour sa façon simple et juste de coller à notre temps tout en acceptant ce dernier comme il est. La détresse s’y rencontre à chaque coin de rue sans exclure l’humour pour autant. L’on songe à ce psychiatre qui s’appelle Maginot et dont Sandor prend l’appartement en location sans se rendre compte de ce que des déments vont se présenter à lui en toute confiance et toute confidence. Par ailleurs, Martin n’exclut pas non plus l’évocation de formes d’amitié solidaire. Ce pourquoi nous avons aimé le lire.
Nous sous sommes néanmoins posé la question : un romancier est-il en droit d’accabler ses lecteurs des signes multiples d’une folie qui cesse de gagner des adeptes et de faire qu’entre normalité et anormalité la frontière se défasse à tout instant ? Mais c’est à vous, chers lecteurs, de répondre.
Jean-Pierre Martin, Mes fous, Éditions de l’Olivier, août 2020, 160 p., 17 €