L’un est né au Congo, du temps de la colonisation belge, en 1955 à Bukavu et vit toujours en République démocratique du Congo ; l’autre est né en République centrafricaine en 1941 et à vécu au Congo Brazzaville, sous colonisation française jusqu’en 1960, puis jusqu’à son départ, en 1997, aux USA. Les deux hommes écrivent sur et « avec » des femmes sans paternalisme ni condescendance. Tous deux dédient leur livre à leur mère : ce n’est pas une formule conventionnelle — on le comprend à la lecture.
Le Dr. Denis Mukwege a été Prix Nobel de la Paix en 2018. Le 11 janvier 2022, il a reçu le titre de membre Honoris causa de l’Académie de médecine à Paris ; le 12, il est intervenu lors d’une audition à l’Assemblée nationale pour solliciter l’appui du Parlement français contre l’impunité dont bénéficient les viols de guerre, comme il le fait depuis plusieurs années. « Le monde ferme les yeux » et il n’y a aucune convention internationale pour défendre le droit des femmes qui paient un prix fort dans les conflits armés. Son livre récent, La Force des femmes, est un hommage vibrant aux femmes du Congo et un récit glaçant et argumenté de ce qu’elles subissent et de la force qu’elles déploient pour continuer à vivre. En lisant ce récit – pour moi le plus remarquable de ces derniers mois –, je n’ai pu m’empêcher de repenser au magnifique roman de 2010 d’Emmanuel Dongala (de l’autre Congo…), Photo de groupe au bord du fleuve, écrivain à l’œuvre romanesque majeure dont on peut rappeler le dernier roman, La Sonate à Bridgetower, en 2017.
Patientes, victimes et survivantes
Il est rare aujourd’hui qu’on n’ait pas entendu parler de Denis Mukwege, ce médecin dont le film en l’honneur de son travail et des femmes congolaises a été assez médiatisé à sa sortie en 2015. Prix Sakharov 2014, le Docteur Mukwege est connu, de par le monde, comme l’homme qui « répare » ces femmes violées durant 20 ans de conflits à l’Est de la République Démocratique du Congo. Au cœur des conflits armés dans une région riche en ressources du sous-sol, son hôpital accueille des rescapées aux frontières du Congo, du Rwanda et du Burundi.
Avec La Force des femmes, paru en janvier 2021, Mukwege offre un récit dont on ne peut se débarrasser en refermant le livre. Les deux premiers chapitres sont autobiographiques puisqu’il raconte son cheminement de l’enfance à son choix de la médecine dans « Le courage maternel » et « la naissance d’une vocation ». Vient ensuite le chemin vers la gynécologie dans « Une crise sanitaire féminine » et les premiers actes médicaux accomplis. La région où il est né et où il réside et soigne est proche du Rwanda. Survient alors l’afflux dans le conflit Hutu/Tutsi et la « réparation » de fistules. Il raconte aussi le devenir des survivantes dans « Crise et résilience ». Mais il prend conscience assez rapidement, à partir de cas concrets racontés avec sensibilité et précision, que réparer physiquement ne suffit pas qu’il faut aussi aider ces femmes à se reconstruire psychologiquement : « Souffrance et force ». C’est l’idée de créer « La cité de la joie » reposant sur la détermination de quelques survivantes.
Le chapitre 6 intitulé « De l’autre côté du miroir » passe du côté des hommes. Pourquoi les hommes violent-ils ? Il consacre quelques pages au jeune violeur venu le voir et dont il détecte son profond mépris des femmes et son absence de remords. Il qualifie cet entretien de « répugnant, scandaleux, absurde ». En lisant ce passage, j’ai fait le parallèle avec un autre roman d’Emmanuel Dongala, Johnny chien méchant, publié en 2002 et adapté au cinéma. Dans ce même chapitre, Mukwege parle de sa rencontre devenue collaboration et amitié avec Eve Ensler, l’autrice des Monologues du vagin.
Sa conviction se fait plus déterminée encore de « Briser le silence » : il faut faire savoir, dire, parler, ne pas se taire. Mais il faut également s’attaquer au monde de la justice pour qu’il soit plus efficace, « Pour que la justice soit rendue ». Dans « Reconnaissance et mémoire », il raconte la réception de son prix Nobel au Congo et dans le peu de cas qui lui est fait, le refus de reconnaître les souffrances des femmes. L’excellent chapitre 12 est consacré aux hommes « Les hommes et la masculinité » et le dernier « Gouvernance » désigne les pouvoirs et son positionnement à lui, pasteur, en plus d’être gynécologue-chirurgien obstétricien : « Je suis moi-même pasteur d’une petite église de Bukavu qui faisait partie de la paroisse de mon père. Certains de mes proches ont perdu la foi, incapables d’accepter l’idée qu’un Dieu charitable observe les massacres perpétrés au Congo depuis plus de vingt ans. Sans la foi, je sais quant à moi que je n’aurais pu continuer toutes ces années. […] Je me considère comme croyant mais pas nécessairement comme religieux ».
Et comme toujours quand il aborde une question importante, le Dr. Mukwage développe son argumentation en dépassant largement son expérience pour faire réfléchir sur ce que sont les religions dans le monde d’aujourd’hui. La Force des femmes est tout à la fois un récit de vie de celui qui est devenu par la force des choses, « expert dans le traitement des fistules obstétricales », la transmission des récits des femmes soignées et des réflexions très approfondies sur les questions que ces violences entraînent, au niveau du Congo mais, en cercles concentriques de plus en plus larges, à l’échelle du monde, avec à l’appui, des cas concrets, des statistiques et des revendications claires sur les mesures à prendre. Se dessine aussi, de page en page, l’histoire de ces trente dernières années au Congo et dans la région avec un état des lieux des milices, de l’armée dite régulière, des présidents et des responsables.
Très soucieux du vocabulaire utilisé, le narrateur s’en explique dans son introduction, donnant l’acception qui est la sienne de « patiente », « victime » et survivante ». Le premier est le plus neutre, le second est le terme consacré, même s’il est contesté par certaines féministes. Pour lui « il sous-entend une posture plus active, plus courageuse, plus dynamique » en ayant conscience que toutes les femmes ne peuvent pas toujours surmonter le traumatisme. Le troisième terme désigne bien toutes les femmes qui arrivent à l’hôpital : « dans les premiers temps, aucun autre terme ne semble plus adapté à des femmes battues, violées collectivement, blessées par balle, mutilées, affamées ».
Le projet de l’équipe médicale est de faire des victimes des survivantes : « si une femme arrive en ayant l’impression d’être une victime, nous souhaitons qu’elle ressorte de l’hôpital avec la confiance d’une survivante. Ce processus est l’essence même de notre travail à l’hôpital de Panzi que j’ai fondé en 1999 ».
Dès cette introduction aussi, Mukwege affirme la nécessité de mettre en place ce qu’il nomme la « masculinité positive », « une autre manière d’éduquer les garçons afin de briser le cercle vicieux des relations genrées qui relèguent les femmes à un rôle de citoyen de seconde zone ».
On pourrait multiplier les exemples de cette mise en visibilité de l’écrasement des femmes, du mépris qui accompagne leur vie au quotidien et des énormes tâches qui leur sont dévolues. Il a mis un certain temps à mettre en relation tout cela avec ce qu’il réparait comme médecin : « rétrospectivement, je comprends qu’il s’agissait là de mes premiers pas vers le développement d’une conscience féministe. J’entamais alors un voyage d’apprentissage et de compréhension qui a continué toute ma vie ».
Le Dr. Mukwage tient à revenir sur une expression couramment employée, désignant le Congo comme « la capitale mondiale du viol » : « Cette étiquette malheureuse nous colle à la peau un siècle après que mon pays est devenu le Cœur des ténèbres à cause du roman éponyme de Joseph Conrad ». Il démontre que le viol se pratique « dans toutes les sociétés où les hommes détiennent le pouvoir social et politique et où les femmes sont reléguées au rang d’objets et de citoyens de seconde zone ». Il cite l’exemple de l’ex-Yougoslavie, de la Seconde guerre mondiale et du Viet-nam ; dans la suite, il en citera d’autres, ne se contentant pas de citer le nom du pays mais de donner des preuves à partir de documents. Il insiste alors sur la perte de soi-même que vit une femme violée : « Ne plus avoir le contrôle de ses parties génitales provoque un important désordre mental et un sentiment d’humiliation que les bourreaux connaissent bien ». Aussi la réparation ne peut être uniquement chirurgicale, elle doit être aussi psychologique et existentielle.
« A plusieurs reprises, j’ai douté de ma capacité à continuer. Je sentais mon travail me broyer, la tristesse m’envelopper comme un linceul. Ma foi en l’humanité a parfois été ébranlée. Il y a des limites à ce qu’on peut accepter de voir en termes de corps déchirés, de vies et de communautés détruites ».
Les récits à l’appui de ses doutes et de ses avancées sont bouleversants : ainsi, dans le chapitre 5, l’histoire de Wamuzila remise dans le contexte de la région où elle a vécu et où elle a été violée, esclavagisée et torturée. Il n’est pas exagéré de dire qu’on en apprend autant sur les viols de masse et la brutalité pratiquée que sur l’histoire du Congo et de son pays limitrophe, le Rwanda. La description des quatre opérations qu’elle a dû subir est précise. Une fois remise physiquement et « réparée » psychologiquement, il a fallu la renvoyer chez elle, malgré les risques que tout recommence, malgré ses pleurs et sa résistance… Et tout a recommencé ! Mais l’hôpital n’avait pas les moyens de la garder plus longtemps :
« Nous n’avions accompli qu’une fraction de ce qui était nécessaire pour la rétablir. Elle m’a aidé à comprendre que nous devions faire plus que simplement soigner les blessures et les traumatismes. Il fallait nous engager dans une bataille culturelle contre les préjugés, le sectarisme et l’exclusion. Il fallait éduquer et encourager les changements sociaux pour que les survivantes des violences sexuelles sentent qu’elles avaient une chance, qu’avoir été violée ne constituait pas une condamnation à perpétuité, qu’elles pouvaient surmonter la stigmatisation dont elles étaient victimes ».
S’interrogeant sur le passage à l’acte des violeurs, il récuse l’idée de les traiter de monstres, ce qui donne un certain confort intellectuel mais qui est inexact. La vraie question est de remonter l’enchaînement, de comprendre les causes – qu’est-ce qui conduit un adolescent puis un jeune homme « à aimer faire le mal » ?– et de ne pas s’attacher qu’aux conséquences : « L’histoire de ce jeune homme est un aperçu de ce qui s’est passé au Congo ces vingt-cinq dernières années : l’utilisation généralisée d’enfants-soldats explique en partie la prolifération de comportements extrêmes et sadiques. Mais comment cela a-t-il commencé ? Pourquoi l’hôpital de Panzi a-t-il été soudain submergé de femmes gravement mutilées vers la fin des années 1990 ? La seule explication plausible, c’est que la violence du génocide au Rwanda, une violence qui rend les gens brutaux et insensibles, a franchi la frontière congolaise, que le conflit entre Tutsi et Hutu s’est déplacé dans mon pays avec les deux invasions de 1996 et 1998 ».
Entrant plus profondément dans les explications, Mukwege fait état d’enquêtes qui ont montré la superposition entre prolifération de viols d’une extrême violence et exploitation des richesses du sous-sol, minerais, métaux et diamants. Le viol des femmes est bien une arme de guerre qui permet de nettoyer le terrain des agriculteurs pour le laisser libre à l’exploitation du sous-sol : « Au-dessus des seigneurs de guerre, il y a les membres de l’élite financière, politique et militaire. […] Ils travaillent avec une kyrielle d’homme d’affaires véreux et de multinationales qui permettent de blanchir cette production rougie de sang en l’injectant dans les chaînes de production mondiales ». C’est vertigineux de lire ces pages exposées avec mesure et détermination.
Tout le monde connaît le discours de Martin Luther King, « I have a dream »… prononcé le 28 août 1963 devant le Lincoln Memorial, à Washington. C’est aussi sur un rêve que se clôt cet ouvrage prenant et accusateur de dérives horribles, rêve pour un avenir pour les femmes, rêve de respect, d’égalité et de justice. Soixante ans plus tard, peut-il être entendu ?
« J’imagine aussi un avenir où les agressions sexuelles seront vues comme les méfaits d’une époque certes brutale mais révolue.
Je crois fermement que tout ce que j’ai énoncé est désirable et possible ».
Les casseuses de cailloux
Photo de groupe au bord du fleuve s’ouvre sur le réveil d’une jeune femme, Méréana, accomplissant les gestes qu’elle fait chaque jour pour les trois enfants qu’elle élève seule : ses deux garçons et une petite fille que sa plus jeune sœur a laissée quand elle est morte du sida. Pour parvenir à les nourrir, elle fait le métier le plus pénible qui soit, celui de casseuse de pierres. Elles sont plusieurs à casser des blocs de pierre dans une carrière au bord d’un fleuve africain. Sa préparation du début de journée est racontée dans ses moindres détails, faisant vivre au lecteur la somme de gestes qu’une femme doit aligner pour mettre sa famille sur les rails d’une journée.
Une chose préoccupe Méréana : comme elle écoute la radio, elle a entendu que le gouvernement faisait construire, dans des délais courts, un aéroport international. Les sacs de graviers que ses compagnes et elles-mêmes vendent, pourquoi ne pas profiter de l’occasion pour les vendre au double de ce qu’elles en tirent pour mieux rentabiliser un travail très dur mais dont le gain est dérisoire ? : « Chantier est un bien grand mot d’ailleurs pour cette grande aire jonchée de grosses pierres et de rochers le long du fleuve. En cette saison, c’est l’étiage, la meilleure période de l’année car on a moins de difficulté pour trouver la pierre. C’est l’époque où de gros blocs de grès jusque-là immergés se découvrent après le retrait des eaux, éparpillés sur le lit majeur du fleuve. Ces roches brisées en gros blocs puis concassées donnent le gravier utilisé dans tous les travaux qui ont besoin de pierres, du béton armé au simple gravillonnage des routes de terre ».
La perturbation du récit qui porte sa dynamique, est ainsi programmée : des femmes, au plus bas de l’échelle socio-économique, se proposent d’imposer leur revendication. Comment un narrateur-écrivain peut-il rendre compte avec crédibilité d’une voix de femme, de ses pensées et de sa vie ? Emmanuel Dongala le fait en optant pour la deuxième personne, mettant ainsi une distance entre la source masculine (l’écrivain-narrateur) et la protagoniste choisie, Méré. Ce sont elle (et lui) qui, d’un bout à l’autre du roman, racontent l’aventure à la seconde personne : « Tu te réveilles le matin et tu sais d’avance que c’est un jour déjà levé qui se lève » (première phrase). « Et puis tu as aussi une promesse à tenir auprès de Zizina : une photo de groupe au bord du fleuve » (dernière phrase du roman)…
Car c’est d’une véritable aventure qu’il s’agit puisque un groupe de femmes, dont la plupart sont analphabètes, toutes pauvres et acculées au métier le plus dur, décide de tenir tête aux hommes et au gouvernement pour avoir leur dû. Elles ne sont pas toutes nommées mais plusieurs d’entre elles forment le groupe : les aînées (elles ont autour de 60 ans) : Mama Moyalo, Mâ Bileko et Mama Asselam ; les « grandes sœurs » : Ya Moukiétou ; les plus jeunes : Batatou, Bilala, Laurentine Paka, Iyissou, Anne-Marie Ossolo, Mouanda et, bien entendu, Méréana.
Méré dresse, au fil de sa narration, le portrait plus ou moins fouillé de ses compagnes de galère. Elle privilégie certaines d’entre elles qui auront un rôle important par la suite ou dont l’histoire est saisissante. Elle se doute bien qu’il faut avoir eu un grave accident ou incident dans la vie pour atterrir dans ce chantier. Bileko qui a été une femme d’affaire avisée et riche, que fait-elle là ? Et le soir, comment arrive-t-elle à transporter sur son dos le bois qui va servir à son foyer ? Et Anne-Marie Ossolo, la plus jolie qu’une balafre défigure, pourquoi travaille-t-elle à casser des cailloux ? Laurentine Paka se distingue par son appareil-photo qu’elle sort à bon escient quand elle veut immortaliser leur lutte, d’où le titre du roman.
Si leur condition est peu enviable – la description de leur journée est épuisante à lire –, une lueur d’espoir se dessine en la personne de Zizina, la fille de Mâ Bileko, qui passe un concours de police car elle a dû quitter les études après avoir été abusée sexuellement par un professeur qui a eu le dernier mot. Il faut dire que, discrètement mais de manière répétitive, le viol est permanent dans la vie de ces femmes et dans les informations entendues à la radio, viol de guerre faisant plus qu’écho au témoignage du Dr. Mukwage, viol « ordinaire » dans la vie de tous les jours de la plupart des femmes. L’autre poids destructeur de ces vies est le couple et le désastre qu’entraîne la mort du mari puisqu’alors la famille dépouille la veuve, dont l’histoire de Bileko est la preuve saisissante.
Méré tisse aussi son histoire et celle de sa sœur Tamara tout au long du roman, dans les moments de pause de l’action où elle se remémore le passé. Ainsi l’évocation de sa famille paysanne, engagée dans une mission évangélique suédoise et dont le père est pasteur, n’est pas sans converger avec le récit de vie du Dr. Mukwage. Mais le témoignage qui rejoint l’horreur rapportée dans La Force des femmes est l’histoire de Batatou, de ses enfants issus du viol, de sa sœur abandonnée comme une pestiférée à cause des suites d’une fistule obstétricale – personne ne peut plus approcher de la cabane où on l’a abandonnée tellement l’odeur est nauséabonde –, et du long calvaire de Batatou, la sacrifiée de la lutte des casseuses de pierres.
Quand les casseuses de pierre annoncent aux chargeurs de camion qui n’en reviennent pas qu’elles exigent le double du prix habituel, la réplique par la force et la violence est immédiate. Les femmes rendent coup pour coup avec leurs armes, les cailloux : « Et gare à ceux qui tombent car aussitôt deux ou trois femmes s’abattent sur eux avec des griffes d’oiseaux de proie, visant particulièrement l’endroit masculin qui fait le plus mal, les testicules. Ils geignent, supplient, implorent et certains finissent par pleurer. Alors c’est la débandade. Il faut voir ce spectacle d’une horde de femmes poursuivant un groupe d’hommes affolés, apeurés. Un chien vaincu fuit toujours la queue entre les jambes ; c’est exactement de la même manière que s’enfuient ces hommes. Ils se précipitent vers leurs camions sans demander leur reste et démarrent sur les chapeaux de roues ».
Les femmes dansent et rient, ayant trouvé leur force dans une réplique de la violence subie depuis toujours et tout à coup refusée : « ce cri qui avait obstrué sa gorge venait de la longue guerre civile qui ravagea le pays. Comme souvent dans ces cas-là les femmes en avaient payé le lourd tribut. Certaines, comme tantine Turia et Batatou, en étaient sorties veuves, tandis que d’autres, volées et violées, avaient perdu tout ce qu’elles possédaient ».
Bien sûr, les hommes reviennent avec les forces de police et confisquent les sacs de cailloux. Ces femmes résistent à toutes les pressions qu’on exerce sur elles pour obtenir ce qu’elles veulent depuis le début : pression des députés corrompus dont l’ex-mari de Méré, Tito, et convocation musclée puis douce et séductrice de la Ministre de la condition féminine. Les chapitres 14 et 15 sont savoureux à lire et dénonciateur du mélange de discours « pour les femmes » et de corruption pour aboutir à l’intervention de l’épouse du Président : Méré en sort avec une enveloppe conséquente – pour l’acheter –, et dont le groupe décidera qu’elle va servir à donner à Batouta des obsèques grandioses. Le roman montre aussi que si l’union des casseuses de pierre est une condition essentielle de leur victoire, elles n’obtiennent ce qu’elles ont demandé que parce que cela correspond à une conférence internationale sur les femmes qui doit se tenir avec les « grandes » dames du continent africain et quelques autres.
Mais Méré qui a de l’instruction et connait les références de son matrimoine récapitule des événements historiques dont leur grève est une nouvelle étape : « Tu penses à ces femmes de Guinée qui, les premières, avaient osé défier le dictateur Sékou Touré en organisant une marche sur son palais ; et aussi à ces femmes maliennes qui avaient bravé un autre dictateur, Moussa Traoré. Tu penses aux mères des disparus chiliens sous les fenêtres de Pinochet, aux femmes d’Argentine, qui avaient manifesté pour leurs enfants enlevés. Plus tu y penses, plus tu es exaltée. Et les noms de femmes fortes de l’histoire te reviennent : Kimpa Vita qui dans l’ancien royaume du Kongo, avait mené des troupes contre l’occupant portugais, Rosa Park qui avait refusé de céder sa place de bus à un Blanc dans une ville du Sud des États-Unis d’Amérique. L’évocation de tous ces noms te monte un peu à la tête et tu te sens proche d’elles. Certes tu ne te voyais pas à la tête d’un cortège de femmes marchant sur le palais présidentiel mais ce qui est sûr, c’est que ni Tito, ni toutes les premières dames d’Afrique en conclave ne vous feraient vendre votre sac de cailloux à dix mille francs ».
Ce roman est à lire absolument non seulement parce qu’il évoque une lutte de femmes mais surtout parce qu’il sait raconter chaque parcours, chaque injustice, chaque engagement, leur contexte de vie dans un pays où on tient peu compte de leurs droits. Sans misérabilisme ni faux semblant, il fait écho, différemment mais fortement, au témoignage du Dr. Mukwage.
Des statues et de l’Histoire
En ces temps que nous vivons, il est de bon ton sur les plateaux télé de demander aux intervenants des anciens pays colonisés ce qu’ils pensent du déboulonnage des statues dans l’espace public des anciens empires. Ce fut encore le cas lors du débat qui a suivi le documentaire diffusé sur France 2, le 18 janvier 2022, « Noirs en France » (disponible en replay ici) où la question ne s’imposait pas. Chacun(e) a botté en touche pour ne pas apparaître comme un « éradicateur » de l’Histoire, fût-elle celle qui a écrasé son peuple. En les observant ramer pour répondre, je repensais à un passage du livre de Denis Mukwage qui m’a à la fois marquée et enchantée. Il s’est rendu à Shabunda (Congo oriental, isolée dans la forêt du bassin, à 317 kms de Bukavu), riche, pour son malheur, de minerai d’or, pour participer à une mission de l’ONU sur les Droits humains car les communautés de Shabunda ont été particulièrement exposées à la brutalité des guerilleros, avides des richesses de la région.
Mukwage découvre, au centre de la ville « une statue érigée en hommage aux survivantes » : « Moulée en bronze sur un piédestal de béton, la statue représentait une femme assise par terre, un bras derrière elle, la main au sol pour supporter son poids ; l’autre main était plaquée sur son front, elle avait la tête inclinée en arrière vers le ciel, et sur ses traits, on lisait la poignante expression de quelqu’un qui se serait résigné à subir une douleur secondaire et inattendue. Cette pose suggérait la souffrance physique et, pourtant, cette femme semblait avoir encore la force de se remettre d’aplomb » (p. 275).
Il précise encore que la statue est orientée vers l’Est, vers le Rwanda, les voisins du Congo « que la communauté considérait comme la source de ses malheurs et de ses peurs ». Pour lui, cette statue est une étape « dans le processus de reconnaissance des femmes de Shabunda. C’était la première fois que je voyais un hommage public aux femmes victimes des guerres au Congo. Il n’y a rien de tel à Bukavu ». Observant les femmes qui sont là, celles qui viennent voir la statue, il se rend compte que les survivantes y puisent leur courage et y lavent leur honte. Ne s’arrêtant pas là, il pose la question : « Combien de statues ou de monuments en hommage aux victimes de viol avaient été érigées à travers le monde ? Depuis les deux guerres mondiales, presque chaque village français et britannique possède un monument destiné à commémorer les soldats morts ou blessés au combat pendant ces terribles conflits ».
On exhorte ainsi à ne pas oublier leurs sacrifices. Mais qui se souvient des milliers et millions de femmes violées, d’enfants nés de ce viols ?
« L’instinct qui pousse à dissimuler les abus au niveau individuel, quand on dit aux femmes de ne pas faire de vagues parce qu’elles ont subi un acte honteux, fonctionne tout autant aux niveaux institutionnel et gouvernemental. Les femmes font de la guerre et des conflits une expérience différente. Elles y combattent rarement, elles n’en sont presque jamais les inspiratrices, mais le coût pour elles n’en est pas moins lourd ».
Aussi, le Dr. Mukwage insiste sur une autre manière d’entretenir la mémoire des guerres, mémoire qui ne doit pas oublier les femmes et les crimes sexuels qui ne sont pas un épiphénomène mais partie intégrante des atrocités des guerres. Ériger cette statue anonyme rend justice à toutes ces femmes et sort le débat de sa personnalisation – tel ou tel personnage historique mérite-t-il de rester visible dans l’espace public ? –, au profit de la mise à l’honneur d’idées et de circonstances générales, de groupes anonymes mais ô combien nombreux et réels. Plusieurs exemples sont développés pour montrer le caractère mondial de cette atteinte à l’intégrité humaine. Alors la statue érigée prend un autre sens que l’hommage à telle ou telle personnalité de l’Histoire.
La manière de commémorer fait partie du regard qu’on veut porter sur l’Histoire. Le choix de nos lectures de ce qu’on veut apprendre ou retenir de l’histoire de notre humanité contemporaine commune.
Emmanuel Dongala, Photo de groupe au bord du fleuve (2010), éditions Actes Sud, coll. « Babel », 448 p., 10 € — Lire un extrait
Denis Mukwege, La Force des femmes. Puiser dans la résilience pour réparer le monde, traduit de l’anglais par Marie Chuvin et Laetitia Devaux, éditions Gallimard « Connaissance », janvier 2021, 397 p. 20 € — Lire un extrait