« Ton père est ton père. Vous parliez peu quand tu te mettais à côté de lui. Il ne voulait pas révéler sa blessure à son fils. Et toi, tu ne savais pas comment lui épargner la dureté de ta pitié. Tu as hérité sa blessure. En un lointain été, sur la terrasse d’une maison lointaine en terre cuite, sa voix s’est étranglée en vous disant : Je ne peux plus assurer les frais de votre éducation, tous les trois. Je suis fatigué. L’un de vous doit quitter l’école pour m’aider. Je ne peux plus porter les rochers tout seul. Vous avez rivalisé en altruisme et chacun s’est écrié : Moi. Il a pleuré et vous avez pleuré avec lui. Puis, il a soudainement dit : Non. Aucun. Cette nuit-là, la lune s’est éclipsée et chacun a doucement enlacé son petit rêve et s’est endormi.
Sur la tombe de ton père qui repose dans le giron du sien, tu as récité la Fâtiha et tu as dit : C’est mon tour à présent. Ton père est mort d’un coup de soleil pendant son pèlerinage La Mecque et tu t’es préparé à mourir après avoir fait ton pèlerinage à la tombe de ton père. Mais tu ne mourras pas d’un coup de soleil, c’est le printemps, mais d’un coup de lune !
L’imagination tombe de haut, roule comme une châtaigne sur la route menant à Acre et disparaît dans l’embouteillage. Elle émerge à la verticale d’un instant familier que ton inconscient mène vers l’inconnu. Elle est la conjointe de l’être secret, son seul soutien pour corriger les fautes d’impression dans le livre de l’univers. Elle est l’œil de la perception qui voit sans être vue. Nous déduisons qu’elle est malade si nous ne la voyons pas en action et sa maladie entraîne la mort de la poésie. Est-ce pour cela que tu avais peur d’Acre ? Tu avais dit qu’elle était la plus vieille des belles cités, la plus belle des vieilles cités. Acre est l’aventure de ta première perdition, ta première mer. Elle n’a pas changé mais l’imagination se détache de ses murs, comme la chaux. Et toi, tu marches sans imagination dans ses ruelles sombres, comme sur ton souffle. Face à la mer, une porte donne sur ta première prison. Tu avais, sur cette corniche, admiré le coucher du soleil et les épis de maïs dans les mains des jeunes promeneuses se racontant leurs petites histoires. Tu aurais voulu t’y glisser. Ah ! Si tu avais été, toi, l’histoire ! »
Mahmoud Darwich, Présente Absence (2006), traduit de l’arabe (Palestine) par Farouk Mardam-Bey et Elias Sanbar, Actes Sud/Sindbad, série « Mondes arabes », 2016, pp. 131-133.
