Christian Benedetti / Sarah Kane

Interrompant provisoirement son travail de mise en scène de l’œuvre théâtrale de Tchekhov, Christian Benedetti remonte, ces jours-ci, deux pièces de la dramaturge anglaise Sarah Kane qu’il contribua à faire découvrir en France à la fin des années 90.

Si l’on a pris l’habitude, ces dernières années, d’associer Christian Benedetti à Tchekhov dont il a, à ce jour, monté La Mouette, Oncle Vania, Trois sœurs et La Cerisaie, il fut aussi l’un des pionniers, avec Alain Françon, dans la découverte du théâtre contemporain anglais en France. En 1997, il inaugurait son Théâre-Studio d’Alfortville en mettant en scène Sauvés d’Edward Bond puis montait, en 1999 et en 2000, Blasted et 4.48 Psychosis, deux pièces sombres et violentes de Sarah Kane qu’il nous propose de redécouvrir détachées du mythe entourant l’œuvre de l’auteure britannique.

Christian Benedetti (DR)
Christian Benedetti (DR)

Il faut dire que cette œuvre est souvent perçue à travers un double prisme déformant : le suicide de son auteur, à l’âge de 28 ans qu’on érige – comme souvent dans l’histoire de la littérature – en causalité rétrospective du texte, et son apparente obscénité gore ou pornographique dont Kane dut sans cesse se défendre. La création de Blasted en janvier 1995 au Royal Court Theatre de Londres provoqua d’ailleurs l’ire des critiques anglais outrés par la violence de cette pièce que défendirent pourtant Edward Bond et Harold Pinter.

Il est vrai que Blasted a, encore aujourd’hui, de quoi révulser l’hémisphère bourgeois de notre cerveau : masturbation, fellation, défécation, énucléation, viol, anthropophagie se donnent à voir sur scène sans aucune retenue. La pièce se déroule dans la chambre d’un hôtel de Leeds et réunit un ancien couple : Ian (interprété par Christian Benedetti lui-même), journaliste gallois de 45 ans, raciste et homophobe, et Cate (Marion Trémontels), une jeune Anglaise de 21 ans souffrant de bégaiement et subissant l’oppression psychologique de Ian. Celui-ci garde près de lui, à tout moment, son pistolet, comme s’il pressentait une menace pouvant surgir de l’extérieur. En effet, un militaire (Yuriy Zavalnyouk) finit par entrer dans la chambre et inverse le rapport de force, en commettant, entre autres, un viol sur Ian.

Ecrite en pleine guerre des Balkans, cette pièce au déroulé antiréaliste mais aux événements conformes à la réalité – on pense à la pratique du viol en Bosnie pendant la guerre – introduit, dans une veine post-apocalyptique héritière de Beckett, le conflit extérieur situé en ex Yougoslavie dans l’espace intérieur d’une chambre d’hôtel en Angleterre afin de démontrer l’impossible clôture d’un monde occidental qui contient déjà en son sein, par sa violence sociale, politique et domestique, le germe de la guerre. Benedetti n’occulte, dans sa mise en scène, aucun des sévices présents dans le texte, ce qui n’est guère surprenant : il est connu pour son respect scrupuleux des didascalies. Cela dit, il excelle à restituer la vérité sous-jacente du texte, sa douceur paradoxale, la solitude de ses personnages sans aucune forme de grotesque. Comme dans ses mises en scène de Tchekhov, il suscite un effet de réel probant en adoptant un rythme soutenu dans certains dialogues afin de suivre – son crédo au théâtre – le rythme effectif de la pensée et de l’échange. Il donne ainsi une consistance humaine à ses personnages : Cate est belle dans sa fragilité et Ian, ce salaud à l’agonie, touchant à l’orée de sa mort tandis que s’égoutte du plafond un mince filet d’eau baptismal sur son cercueil de fortune. Saisissante image témoignant de cet amour de Kane pour ses personnages, en dépit de la violence du monde innervant son œuvre.

Sarah Kane n’a en effet jamais réussi à faire abstraction de la violence environnante. Toute son œuvre en est gonflée, pleine. Ses pièces, parfois jugées volontairement provocantes, ne visent certainement pas à banaliser la violence ni à s’y complaire. Elle détestait d’ailleurs, dans les années 90, le cinéma de Tarantino pour cela. Aucune fascination pour le trash chez elle mais davantage une volonté d’exorciser le mal, de revenir à l’antique fonction cathartique du théâtre afin de résorber la violence inouïe qui contaminait son époque comme elle pourrit aujourd’hui la nôtre. Dans 4.48 Psychosis, pièce autobiographique que Sarah Kane écrivit quelques semaines avant son suicide, on peut d’ailleurs entendre : «  Ce n’est pas là un monde où je souhaite vivre ». C’est une belle idée que Christian Benedetti a eue de monter simultanément ces deux pièces (la première et la dernière) de Sarah Kane. On y voit et entend le cheminement progressif d’une œuvre, ses variantes et ses invariances, cet amer égouttement du monde extérieur dans l’intériorité du sujet, cette oscillation permanente entre l’intime et le politique, où les deux termes de l’alternative ne laissent pas de s’imbriquer.

Lasse de ce monde inapte à lui offrir le bonheur, Sarah Kane exprime d’ailleurs dans 4.48 tout son désespoir : « Je suis triste / Je sens que l’avenir est sans espoir et que tout ça ne peut pas s’arranger / Je suis fatiguée et mécontente de tout / Je suis un échec total sur le plan humain / Je suis coupable, Je suis punie / J’aimerais me tuer / J’étais capable de pleurer avant mais je suis maintenant au-delà des larmes ». Hélène Viviès incarne totalement et sans distanciation apparente ce personnage en colère contre « l’esprit malveillant de la majorité morale » de l’humanité qui ne comprend pas ce qu’est le désespoir. Placée au premier plan d’un plateau dépouillé, Hélène Viviès insuffle une énergie au spectacle en modulant la cadence du texte, la tessiture de sa voix jusqu’à des graves gutturaux, les émotions contradictoires de son personnage doux et violent dans son chagrin. C’est ici une proposition radicale et minimaliste de Benedetti qui revient aux deux éléments fondamentaux du théâtre : la voix et le corps du comédien. Contrairement à Claude Régy qui avait décidé, en 2002 dans sa mise en scène de 4.48, de placer le médecin – ultime rapport à l’altérité du sujet – sur scène, Christian Benedetti opte ici pour un seul en scène. Les dialogues rapportés sont en effet, dans l’esprit du texte, déjà révolus et l’unique personnage de ce poème dramatique, fragmenté et virulent, s’adresse en fait « à ceux qui ne sont pas nés » et à leur capacité actuelle à comprendre et surmonter les différents niveaux, intimes et politiques, qui composent la détresse.

BLASTED / 4.48 PSYCHOSIS de Sarah Kane. Mise en scène Christian Benedetti. Assistante à la mise en scène : Gaëlle Hermant. Avec : Christian Benedetti, Marion Tremontels, Yuriy Zavalnyouk, Hélène Viviès. Théâtre Studio Alfortville. 23 janvier – 25 février 2017.

Théâtre Studio Alfortville

Les œuvres de Sarah Kane sont publiées en français par L’Arche Editeur