Aurélien Barrau : Chers amis, nous voici réunis, sans direction claire, sans but annoncé, sans thème identifié. Alors, Carlo, pour le physicien théoricien que tu es — quoique tu sois loin de n’être que cela — cette pierre qui est devant nous, c’est quoi ?
Carlo Rovelli : Pour ma part, il me semble que la meilleure réponse à cette question est celle offerte par la science, qui, je pense, est la suivante : une chose rigide et statique, le prototype de l’objet lui-même. A la lumière de ce que nous avons appris par la chimie, la physique, la minéralogie, la géologie, la psychologie, c’est une vibration complexe de champs quantiques, une interaction momentanée de forces, un processus qui pour un court laps de temps parvient à garder son équilibre en tant que lui-même avant de tomber à nouveau en poudre, un chapitre éphémère dans l’histoire des interactions entre les éléments de la planète, une trace de l’humanité néolithique, une arme des garçons de la rue, un exemple pour une discussion entre nous, une métaphore pour une mauvaise ontologie, une partie d’une partition du monde qui dépend davantage des structures perceptives de notre corps que du monde lui même, un signe de la sacralité du monde pour un shintoïste et une chose à ne pas jeter le premier pour un catholique – en deuxième ça va ! –, et ainsi de suite. Un nœud complexe de ce jeu des miroirs infini qu’est la réalité. Le monde n’est pas fait de pierres plus qu’il n’est fait de vagues qui se déplacent sur la mer, ou des divagations d’un fou. Ceci, je trouve, est la vision scientifique du monde : en connaissez-vous de meilleure?
Aurélien Barrau : Tu es étonnant ! Tu inclus dans la vision scientifique les dimensions religieuses, symboliques, métaphoriques. C’est une vision très large et plutôt inhabituelle de la science. En ce sens, il va devenir difficile pour moi de ne pas être en accord avec toi. Mon credo fort sur ce point est effectivement l’irréductible diversité de l’ontologie. Disons sa diffraction dans la multiplicité de nos systèmes référentiels. Je n’appellerais pas tout ce que tu évoques « science » mais, en effet, je pense qu’une pierre est — au sens fort — un nuage de champs quantiques et — en un sens tout aussi fort — quelque chose de radicalement différent et pourtant de parfaitement exact et réel pour Goya qui représente un pesant bloc rocheux aux reflets d’albâtre tiré par des bœufs exténués. Et, d’ailleurs, j’aimerais ne pas en rester aux mondes humains car je suis certain que pour la fourmi qui la gravit, une pierre est tout autre chose encore. Je proposerais, pour ce qui est de la science, d’en rester aux visions physiques, chimiques, géologiques etc., mais de ne surtout pas dénier aux autres visions – qui sont aussi des créations sous contrainte – leurs légitimés. Ce qui revient à considérer, pour moi, que la science est une manière, magnifique mais sans primat, d’appréhender le monde et de construire un système pour le (re)présenter. Mais, finalement, nous ne sommes ici en désaccord que sur le sens du mot science et non pas, semble-t-il, sur la diversité des réels qui se cachent dans ce qu’on nomme trop rapidement le réel. J’opterais pour une version sans doute plus « constructiviste » que la tienne au sens où, certes, quelque chose qui ne dépend pas de nous s’impose à nous, c’est évident, mais où les manières de rendre compte de cela — y compris la physique — demeurent pour moi du domaine de la création humaine. Création qui obéit à des règles précises, cohérentes, justifiées, évidemment, mais qui n’a rien à voir avec un dévoilement – au sens de l’alètheia – de l’être ultime de la Nature. Et contrairement à ce que pensent certains, je suis convaincu que cette manière de voir est le contraire d’un affaiblissement de la pensée scientifique que je respecte, admire et pratique. Mais ne croyez-vous pas qu’il faudrait aussi tirer les conséquences au niveau pratique, disons par exemple politique, de cette diversité assumée ? Jean-Luc, qu’en penses-tu ?
Jean-Luc Nancy : Puisque Carlo évoque la pierre de lapidation, j’avancerai dans les Évangiles jusqu’à « tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église ». Le nom de Pierre a été ajouté par Jésus à celui de Simon. Kephas en araméen, Petros en grec. Le premier nom, Simon, signifie « grain de sable » en araméen et le sable est opposé au roc – pour la solidité de l’assise ou de la fondation – dans le même texte. Petros ne semble pas avoir été un prénom grec avant cet épisode, sur lequel en outre je n’ai pas un savoir très étayé. Peu importe : en un lieu littéraire notable de notre tradition, la pierre devient nom propre afin de désigner une fondation inébranlable. Bien plus tard et ailleurs, Derrida aura écrit « Pierre est le phallus », jouant silencieusement avec le prénom de son fils aîné – jeu répété chez lui plusieurs fois. On pourrait traquer tous les Pierre autour desquels, dans toutes les langues où c’est possible, aura tourné le sens pierreux de la pierre, que ce soit visible ou non. En outre Isidore de Séville dit que c’est le Christ lui-même qui est proprement la pierre fondatrice et que c’est en tant que cette pierre qu’il a nommé Petros comme pierre de son église. Pierre sur pierre, donc. Et de même nous voici à empiler les pierres les unes sur les autres : je veux seulement prolonger le jeu de miroirs dont a parlé Carlo, afin de souligner que ce qui commence, dans sa réponse, par la vibration et l’interaction ne cesse pas de vibrer et d’interagir comme signifiant chargé de dénoter la solidité, la compacité, la fermeté et la pérennité. Comme si toute vibration et interaction y étaient comprimées – pétrifiées – au maximum. Ce qui me réjouit car tout ce qui contribue à faire communiquer activement tous les registres possibles de l’étant permet de penser une transitivité de « être », et non de l’être. Quant à la politique vers laquelle Aurélien fait signe, elle est là avec l’Eglise. L’ekklesia était l’assemblée du peuple, le peuple appelé – c’est le sens du mot – à s’assembler. L’Eglise se fonde sur un modèle politique – c’est d’ailleurs pourquoi je trouve que Carl Schmitt a la vue trop courte quand il parle de la sécularisation politique de concepts théologiques, car il y eut d’abord une théologisation de concepts politiques. Mais est-ce que la pierre et l’appel vont ensemble ? La fondation et la convocation ? Avec l’Etat on ne garde que la fondation, la stabilité. La convocation, il faut la renouveler. Mais qui appelle? Quelle pierre ou quel Pierre appelle ?

Carlo Rovelli : Je partage la jouissance pour ce qui réjouit Jean-Luc : tout ce qui contribue à faire communiquer activement tous les registres possibles de l’étant. Même si je ne comprends pas la différence entre « l’être » et être. Mais pourquoi, Aurélien, penses-tu que le monde vu par la science ne doit pas inclure la complexité des émotions humaines exemplifiées par Goya ? A propos, je ne connais pas cette image de Goya à laquelle tu fais référence. Pourras-tu la montrer ? Les humains – y compris Goya – sont des êtres naturels dans un monde naturel. Leurs émotions sont des phénomènes naturels, pas des entités d’un royaume séparé. Le monde est très complexe et nous ne le comprenons qu’en partie. Ce que je trouve intéressant est de comprendre, faire communiquer les langages pour déchiffrer, pas jouer avec les mots. En ce sens, je ne comprends pas bien la pertinence du nom que l’on dit que Jésus a donné à Pierre. Ca me semble être une assonance causale qui ajoute à la confusion, pas à la compréhension. Il y a un mode ancien de compréhension, celui de la Kabbale, qui cherche à multiplier toutes les résonances à l’infinie et à voir tout réfléchi dans tout. Il me semble que ca ne nous mène à rien. Est-ce que cela nous aide ? Est-ce que je suis aveugle ? La merveille, me semble-t-il, est quand on départage le hasard de ce qui nous aide à mieux comprendre. Quand on trouve une pierre tombée du ciel, et qu’au lieu de la mettre dans un temple et de l’adorer on l’étudie, elle nous dit qu’elle vient d’une comète où il y avait des substances organiques. Et peut être sont-ce les substances organiques qui nous ont fait au début de la vie. Et là on se sent enfin frères de la pierre, chez nous, dans l’Univers.
Jean-Luc Nancy : Pardon d’abord pour « être » et « l’être ». J’avais tort de ne pas expliciter la différence entre le verbe et le substantif. Ce dernier désigne quelque chose qui est un « étant » dans le lexique de Heidegger, et qui comme tel ne peut jamais être ni substance de tout, ni « être suprême ». Tandis que le verbe, l’action ou la passion d’être, n’est pas quelque chose, ne peut pas contenir un principe ou une raison de ce qui est. Cela n’est pas sans rapport avec ta question sur le nom de Pierre et le langage en général. Je voulais justement lancer le mot « pierre » dans le jeu parce que les choses existent certes hors du langage, mais c’est toujours par le langage qu’elles prennent sens. Le langage est nécessaire pour dire ce qu’elles sont et aussi le fait qu’elles sont. Ce qu’elles sont peut se dire en attribuant des propriétés diverses – par exemple « substance organique » – et la fraternité que tu en éprouves. Or, cela est interminable car chaque nom renvoie à d’autres : « organisme » renvoie à « composition et transformation de l’inorganique » – ce qui nous ramène vers la pierre bien pierreuse, massive et inerte. Qu’est-ce donc que « matière » ? Et « composition » ? Etc. La Kabbale n’était pas tout à fait vaine en parlant de résonance et de réflexion infinie : elle s’illusionnait seulement dans la mesure où elle en faisait une réponse finale au mystère du monde. Alors que je voulais plutôt évoquer, avec « Pierre » et les valeurs métaphoriques d’un mot, une circulation sans fin de ce qu’on appelle « fin ». Et en effet on peut dire que ça fait de la confusion. Tu emploies le mot « déchiffrer » : mais le langage ne se déchiffre pas lui-même. Il se chiffre au contraire toujours plus, en un sens. Et cela aussi fait partie de la nature dont tu parles.
Aurélien Barrau : Je crois comprendre, Carlo, ce que tu veux dire et je suis en partie d’accord. Mais en partie seulement. Je pense en effet que lorsqu’il est appréhendé à travers un prisme scientifique tout le réel peut être, disons en principe ou en puissance, déchiffré – ou au moins effleuré – par le geste scientifique. Y compris les peintures noires de Goya, mes préférées. Et je partage sans réserve ton émerveillement pour la curiosité scientifique et sa capacité sublime à nous lier aux autres vivants – notre vieille culture l’ayant hélas si souvent oublié – et aux objets du Cosmos. Je proposais d’ailleurs autre part de voir la science comme une « porosité à l’altérité ». Mais il me semble plus que présomptueux de penser que cette manière particulière de faire fonctionner le, ou les monde(s), cette manière spécifique qu’on nomme science sans savoir exactement ce qu’elle est d’ailleurs, englobe la totalité des sens possibles. Antonin Artaud écrivait dans Héliogabale : « si nous pouvions aimer, aimer d’un seul coup, la science serait inutile ». Peu importe que ce soit vrai ou non, d’ailleurs je pense que l’écriture d’Artaud échappe à la logique binaire, mais il me semble essentiel de voir aussi un autre-part de la science. Non pas parce qu’il y aurait des objets « magiques » ou « mystiques » qui échapperaient structurellement à la physique. Évidemment pas. Mais parce qu’un même objet a aussi des significations – ou des modes d’existence dirait Latour – non-physiques. Je crois que tu as écrit dans un de tes livres que la science est « la meilleure description du monde à un moment donné ». J’aime cette phrase en ce qu’elle souligne la dimension temporelle des énoncés scientifiques et prend sa distance avec la Vérité révélée que des dérives scientistes y voient parfois. Mais je crois que les descriptions sont, comme les nombres complexes, non-ordonnées : il n’est parfois pas possible de les hiérarchiser et de déterminer laquelle est la « meilleure ». Bien-sûr, tout ne se vaut pas, il ne s’agit pas – surtout pas ! – de faire l’éloge d’un relativisme nihiliste. Combattons avec force les pseudosciences, les charlatanismes, les créationnismes et climato-scepticismes, etc. Cela ne fait même pas question pour moi. Mais je choisis néanmoins, en ce qui me concerne, de ne pas choisir entre certaines descriptions concurrentes qui fonctionnent différemment. Parce que je crois que le jeu de la pensée n’est pas seulement de décrire, mais est aussi de créer.
C’est un point important. Quand je lis le sublime ouvrage de Jean-Luc, Corpus, je n’apprends pas grand chose sur la nature physique des corps. Et même rien du tout à dire vrai. Je ne suis pas sûr que ce livre « déchiffre » quoi que ce soit. Mais mon réel s’en trouve transfiguré. Le texte a agi et ce n’est pas rien !
Quand je lis ton génial Quantum Gravity, Carlo, c’est autre chose : il y a une thèse, claire et bien définie sur la nature de l’espace-temps et un rappel de ce qu’on sait de la nature de la matière. Elle est testable – belle et même émouvante pour moi – mais elle ne « remplace » pas ce que Jean-Luc a esquissé dans Corpus. Et Jean-Luc, oui, je connais et partage – dans la mesure de mon incompétence sur le sujet – tes réserves sur Carl Schmitt et la théologisation du politique. Mais permettez-moi tous les deux, pour une fois – je ne joue pas souvent ce rôle ! – d’être très terre-à-terre, ou disons pierre-à-pierre. Le monde qui nous entoure, je veux dire au niveau politique et pas seulement ontologique, ne devrait-il pas aujourd’hui nous enjoindre, justement, à prendre quelques distances avec les logiques ou symboliques de la
pétrification ou du « fondement » ? Nous laissons mourir les réfugiés, fuyant une guerre dont nous sommes largement responsables, devant nos frontières closes. Dans une indifférence à la démesure de la catastrophe. Certes, cela a peu à voir avec la physique ou la mystique des pierres ! Mais n’est-ce pas une occasion, parmi tant d’autres, de prendre un peu de distance avec toute cette logique de l’archè, avec toute la violence d’une certaine tradition du donné qui veut que les choses sont ce qu’elles sont et que nous ne pouvons rien y changer ? C’est une question différente, évidemment, mais j’aimerais aussi vous entendre sur le Que faire ?, pour reprendre le titre d’un livre de Jean-Luc paru récemment. Elle se pose aujourd’hui de façon insistante et nos choix d’action – sachant que penser est déjà agir – ne sont, me semble-t-il, jamais tout à fait indépendants de nos rapports au réel.

Jean-Luc Nancy : Oui, d’accord Aurélien. Mais je veux tout de même faire remarquer que ni Carlo ni moi ne sommes partis, me semble-t-il, vers du « fondement » ou de l’«archè ». Tu as jeté la première pierre et nous ne nous sommes pas sentis lapidés mais attirés vers une pesanteur, c’est sûr. Pas vers une fondation. Surtout pas d’une Église ! Cela dit, aujourd’hui – 24 août – deux nouvelles simultanées : la Gendarmerie Royale du Canada autorise le hijab aux femmes de ses troupes qui voudraient le porter, et d’autre part à Cannes la police verbalise sur la plage une femme qui porte un hijab, pour un motif pas très clair de « signe ostentatoire » qui n’a pas plus à s’appliquer sur la plage que dans la rue et qui est clairement étranger à la question du « burkini » actuellement débattue. N’est-ce pas sidérant ? Le maire de Cannes soutient sa police. Je propose qu’à nous trois nous publiions très vite un billet quelque part. Esquisse : Gendarmes contre police : une idée de Guignol. Pour demander au Maire de Cannes s’il est bien décidé à provoquer, vexer et stigmatiser ses citoyennes musulmanes ? Et à les envoyer dans les rangs de la Gendarmerie Royale ? Jeter un petit caillou dans la mare des discussions insanes qui occupent notre misérable actualité française n’est ni une action politique, ni un acte de pensée. Juste un petit signe de vigilance. Je reviens à toi, Aurélien : A quoi penses-tu au juste lorsque tu opposes un « rapport au réel » à ce qui serait résignation à « ne rien changer » – tout en accordant que la pensée aussi est action ? Pour ma part je la considère tellement comme action qu’il me semble qu’il n’y en a pas aujourd’hui de plus urgente – sauf, je peux l’accorder, à changer d’échelle et à partir tout de suite pour Lesbos ou un autre lieu où toute contribution pratique est précieuse. A la seule réserve, pour moi, qu’il faut pour cela une condition physique que je n’ai pas. Est-ce que j’ouvre trop le compas ? Partir à Lesbos ou à Calais – ou bien philosopher ? Y a-t-il une troisième possibilité ?
Carlo Rovelli : Je ne vois pas de troisième possibilité, hélas. Il y a des années, j’ai été sur les barricades, à lancer des pierres. Je n’ai finalement pu que mesurer l’impuissance, la mienne et celle de mes frères. Mais je crois encore à la force de la parole. Et dans la mer infinie des discours je cherche à faire en sorte que ma petite voix puisse contribuer à pousser dans une direction. Contre les bombes que nous jetons, contre les horreurs que nous causons au Moyen-Orient pour défendre notre richesse, contre l’inégalité sans cesse croissante, contre l’identitarisme stupide et aveugle dans lequel s’enterrent les groups humains, contre cette rampante méfiance envers ceux qui sont un petit peut différents de nous. Je comprends ton ouverture, Aurélien, ton désir de ne fermer aucune possibilité de discours, de laisser résonner toute musique, et je te comprends, Jean-Luc, je crois, quand tu dis que le langage ne se déchiffre pas lui-même, qu’il se chiffre au contraire toujours plus, en un sens. Mais justement : je ne veux pas de fondement ultime, je ne veux pas un discours qui cherche à se porter au dehors des discours. Je voudrais mettre les humains en relation les uns avec les autres, comme toi, Aurélien, est en trains de le faire, et pour la même raison je veux mettre les discours en relation les uns avec les autres, non pas les décréter incommensurables. En faire notre savoir. Incomplet, en évolution, fragmentaire, avec des incohérences, mais les incohérences sont des signaux pour comprendre mieux. Je voudrais faire des pas vers la compréhension, non pas tourner en rond dans l’infini jeu des miroirs. Trouver les connexions qui simplifient, qui harmonisent, non pas augmenter la confusion, qui est déjà plus que suffisante. Bien évidemment, mon livre ne peut « remplacer » ce que Jean-Luc a esquissé dans Corpus. Pourquoi le devrait-il ? Mais pourquoi devrait-il nécessairement y avoir de l’incohérence entre les deux ? Dans ce réel, nous y sommes, nous en sommes une partie, nous le réfléchissons, comme le lac reflète la lumière de la montagne. Le sens que nous trouvons dans le monde est ce que nous sommes. Une partie de cette incroyablement riche nature qui nous porte, riche mais pas incohérente. Nous ne lui avons jamais trouvé d’incohérences. Seulement des limites, nos limites, dans nos efforts de la comprendre. Et dans cette nature il y a des choses familières et des choses que nous apprenons : des quanta d’espace, et des étranges corps étrangers. Les deux m’appartiennent. Je voudrais en faire mon univers en croisant les pensées. Les harmoniser, les reconnaître comme sœurs. Comme je voudrais reconnaître mes frères, au lieu de les libeller comme « autres », leur lancer des bombes, les chasser de chez moi…
Jean-Luc Nancy : Ma foi, je peux dire que je suis d’accord dans l’ensemble avec Carlo. J’ajouterais seulement que l’insignifiance de chacune de nos voix, qui est certaine, évidente, n’empêche pas que toutes les voix concourent à ce qui lentement se forme, se dessine loin de notre capacité de perception. Et que ces capacités sont au plus faible lorsqu’il s’agit de notre présent – ou plus exactement : excessivement faibles pour l’avenir, très faibles pour le présent et améliorables pour le passé – mais aussi toujours modifiables par le présent qui passe. Imaginez-vous vivre dans les années de la révolution soviétique, ou dans celles des guerres de Napoléon – ce qui me fait aussitôt penser à l’impossibilité chez Tolstoï comme chez Stendhal de saisir dans son entier la bataille au milieu de laquelle on se trouve – sans doute un sentiment proprement moderne. Ou bien lors de la guerre de Trente ans : qu’auriez-vous perçu de l’époque, de ses problèmes, chances et risques ?
Aurélien Barrau : C’est amusant, au tout début de l’échange, je sentais une légère crispation. Des mondes qui s’entrechoquaient plutôt qu’ils ne s’interpénétraient. Et nous voilà maintenant presque en accord parfait puisque, naturellement, je me joins à vous sur l’analyse de la triste actualité et sur tout ce désir de partage et de mise en résonance que Carlo esquisse et que je fais mien sans réserve. La peur de l’artérite qui traverse notre temps est une gangrène. Je voudrais néanmoins marquer deux petits écarts. Le premier en réponse à Carlo : je ne prétends pas que ton travail est incompatible avec celui de Jean-Luc, mais je crois qu’il est ailleurs. C’est cela qui m’importe. Ne cherchons pas une unique manière de dire le monde. Je ne décrète pas que les discours sont incommensurables : je constate seulement qu’ils obéissent à des logiques différentes qui sont parfois aussi légitimes et riches les unes que les autres. Et je n’aurais pas si peur d’éventuelles contradictions ou incohérences. Naturellement, elles doivent être traquées et éradiquées au sein d’un système choisi – bien-sûr, nous ne souhaitons pas qu’une théorie physique soit incohérente avec tout autre modèle physico-mathématique, par exemple, c’est évident – mais il ne me semble pas vraiment possible de parler d’incohérence entre des sphères de pensée qui relèvent de modalités parfaitement hétérogènes. Cela supposerait une sorte de « méta-logique » dont l’existence me semble pour le moins incertaine. Ensuite, je dirais qu’il ne me paraît pas évident qu’il n’existe pas de troisième possibilité. Évidemment, je suis on ne peut plus favorable à l’aide concrète et matérielle aux réfugiés de Calais et de Lesbos, ainsi qu’au déploiement de la pensée en tant qu’action. Je tente naturellement une contribution, aussi dérisoire soit-elle, à cette démarche nécessaire. Je crois néanmoins également à d’autres modes d’action à plus long terme. Combattre de front un système oppresseur est certainement nécessaire. Mais s’en extraire est aussi une forme de résistance remarquable : au contraire d’une lâcheté j’y vois de plus en plus un acte authentiquement révolutionnaire. Faire en sorte qu’il devienne inopérant sur nous – et par ricochet sur d’autres. Je crois que c’est ce qui avait vraiment inquiété dans l’affaire de Tarnac : la capacité de certains à ne plus dépendre d’aucune manière d’une mouvance globale qu’on croyait inexorable. Plus récemment, c’est ce qui m’a le plus intéressé dans les assez nombreuses « nuits debout » auxquelles j’ai participé : plus que les réflexions et plans d’action, ce qui était formidable, c’était de voir une petite communauté de personnes créer, d’un seul coup, au sein même des villes, un espace qui échappait à l’essentiel des contraintes systémiques. Force est de constater que dans l’immédiat cela n’est pas d’une grande utilité aux enfants syriens qui meurent sous les bombes. Mais je crois fortement aux effets à long terme de tout ce qui participe d’un détournement local des forces globales. Finalement, dès lors qu’on se trouve en effet hors de la guerre, de la famine, de la misère – disons ici et maintenant, en France –, il est possible de s’immuniser contre les infections économique et politiques alentours. Elles agissent peu sur ce qui compte vraiment. Elles n’empêchent ni de penser, ni d’aimer, ni de créer. Je dis des évidences ici, mais le point que je souhaite souligner c’est qu’en voyant à nouveau que l’essentiel demeure accessible et en le réinvestissant de sa valeur, tout peut changer. Et c’est un peu en train de se passer : autour de moi, beaucoup de jeunes commencent à aller vivre en communauté, à s’auto-organiser, à avoir le courage de se moquer des hiérarchies traditionnelles de la « réussite », à faire l’expérience d’une vie pleinement vécue et partagée. Et tout cela sans mépriser le savoir, la curiosité, la rigueur. Je trouve ça admirable. Peut-être que c’est comme ça qu’on changera vraiment quelque chose.
Pardon, je m’éloigne sans doute de notre discussion ! Je suis en accord inconditionnel avec les remarques de Jean-Luc. Très difficile de sentir les risques et les chances de notre propre époque. Mais il me semble que s’il est une posture qu’il faut tenir – surtout quand les esprits se radicalisent –, c’est bien celle du doute et de la mise en question permanente de tout ce qui nous constitue. Cela même qui est particulièrement difficile aujourd’hui et sur quoi, je trouve, vous parvenez tous les deux à tenir bon de manière exemplaire. J’aimerais vous poser une dernière question. Je me pose une question à propos de ce que vous faites, de ce que nous faisons, disons de la physique et de la philosophie : relèvent-elles de démarches fondamentalement différentes ? Dans le même temps, je crois que ces attitudes sont infiniment éloignées – c’est cet écart irréductible qui est toute la beauté de cette pluralité, ce que je suggérais il y a quelques instants –, et pourtant je les sens presque identiques parce qu’après tout il n’est question que de donner de l’amour et de produire du réel. Je sens que cette manière de le dire va vous faire tiquer !
Jean-Luc Nancy : Pour ma part je ne tique pas : mais cela engage à re-phraser et « amour » et « réel ». Ce n’est pas rien ! Avant de le faire – ou pas – je voudrais seulement dire que les essais de « détournement » sont pour moi des signaux remarquables mais ambigus. Le plus souvent ils méconnaissent l’immense interdépendance technique qui est notre lot. Or, c’est déjà ce que toutes les luttes sociales – absolument nécessaires et irréprochables – ont méconnu parce que c’était trop tôt. Mais à présent il est temps de s’y confronter. Mais sans doute faut-il pour le moment mettre un premier terme à notre échange – non ? Sinon ça devient trop sinueux.
Aurélien Barrau : J’aime quand c’est sinueux ! Et Carlo aussi, j’en suis certain : en espace courbe nous n’avons pas le choix …