Archéologies ferroviaires de Bruno Lecat est placé sous le signe de trois épigraphes qui, comme dans un morceau de musique, en donnent le la, soit, dans la dérive géographique que propose l’auteur, un là : il s’agira, depuis Deleuze et Guattari, d’arpenter et « cartographier, même des contrées à venir ». Avec Calvino, de proposer « un voyage dans la mémoire » et avec Derrida, d’être dans une pulsion d’archive, de « maîtriser les traces, pour les interpréter ». Remis en mouvement, le passé est un avenir, le collectif une forme d’intime et tresser ces articulations une manière de définir ce que serait écrire.
Tout part de la gare de Vendargues, « 50 ans après sa désaffection (1970) ». Les voies en partie effacées, recouvertes de végétation, enfouies sont comme les lignes d’une partition musicale ou d’un carnet de notes, elles seront un terrain d’écriture. Dans la revue Fixxion (n° 18, juin 2019), Dominique Viart a défini ces écritures de terrain en montrant à la fois leur variété (« les littératures de terrain s’intéressent à des objets très hétérogènes : monde du travail, faits divers, violences historiques, maladies, fonctionnement de la justice, marges urbaines, populations désocialisées, franges déshéritées du monde, réalités quotidiennes, territoires, etc. ») et leur commune « préoccupation expérimentale et formelle » : « toutes font le récit de leur recherche ». C’est bien ce type de récit que propose Bruno Lecat : héritier de Debord comme de Dziga Vertov (L’Homme à la caméra), de Barthes, Nadar, Sebald comme de Foucault, il fait de Vendargues une hétérotopie, documentant les strates et sédimentations du terrain qu’il arpente « répétant encore et encore l’expérience du capitaine Nemo foulant d’un pas de plomb le fond de l’océan ». Bruno Lecat enregistre les surfaces comme l’infra-monde, son « obscurité rhizomique », il écrit et photographie comme deux modes de saisie complémentaires d’un lieu à la fois étrange et familier — puisqu’il rappelle à l’auteur aussi bien Valenciennes (et des archives familiales) que le Tarn-et-Garonne ou la mer Égée.

Mais si Archéologies ferroviaires rappelle d’autres dérives à son lecteur, les arpentages de Debord, ceux de Perec, ceux de Philippe Vasset, rien n’est évidemment le duplicata d’un déjà vu ou déjà lu. Bruno Lecat se donne un protocole ophtalmologique : les minutes d’arc seront chez lui des secondes d’arc, manière de « réaffecter la gare » — « je pose qu’une année écoulée sera représentée par une seconde dans l’intervention que je vais mettre en action : 50 secondes pour 50 ans ». Réaffecter : le verbe désigne tout autant un processus industriel que l’accompagnement d’un signe pour en modifier le sens, il est aussi l’introduction de l’affect dans le lieu, une consigne d’écriture. Rien ne sera plus désaffecté, soit déclassé ou abandonné, l’espace ne sera plus sous-lieu ou hypotope, puisque l’arpentage réintroduit mouvement et regard sur le lieu et les traces qui le balisent, qu’il s’épaissit de lectures et de réflexions qui sont autant de bifurcations et substrats qui nourrissent un rapport à la fois extime et intime à l’endroit et font surgir des « espaces-temps qui se télescopent, qui n’en finissent plus de se croiser ».
Archéologies ferroviaires est tout ensemble une saisie photographique d’un lieu à la Sebald, une dérive situationniste, une tentative perecquienne d’épuisement d’un lieu, un jeu oulipien (donc mathématique et poétique), une partition qui juxtapose des espaces et des temporalités et rien de tout cela. Arpenter revient d’abord à « braconner » des pratiques et des termes : les effets de seuil aux sciences, la lissité aux mathématiques, l’arc à l’ophtalmologie — mais, lisant arc, on pense aussi à Emmanuel Hocquard. Chaque notion est action, elle est déplacée et ce mouvement est spatial comme linguistique, il est intrications, tressage du passé et de l’avenir, de espace et du temps, du bitume et de la végétation.
Bruno Lecat joue d’effets de seuils comme d’effets d’échelles, le lieu est vu depuis un satellite comme à la loupe sur le terrain, ce qui confère une forme d’ubiquité à cet espace, par essence réseau. Tout est synesthésies (vues, sons, odeurs, touchers…) et transports au sens extensif du terme. Si le lieu est réaffecté, c’est bien parce qu’il soulève une mémoire et des échos multiples, des plis. Les rails que l’auteur suit sont aussi un retour à soi et une manière de se définir, dans la pluralité d’un « je suis » — « Je suis la voie ferrée en marchant à petite vitesse ». La voie ferrée et déferrée s’écoute, se lit et s’interprète, dans cette fabuleuse (en)quête ouvrant à une « dé/fixion de la réalité ».
Bruno Lecat, Archéologies ferroviaires, éditions Jou, janvier 2022, 96 p., 10 €