Et si le théâtre était un art mort ? Un art dépassé, écrasé par son brillant passé et que, désormais, il gisait inerte dans notre présent, incapable de le comprendre et de s’en saisir ? C’est, à n’en pas douter, la question violente, essentiellement conflictuelle que Julien Gosselin pose avec une rare force dans son nouveau spectacle Le Passé qui se joue actuellement à L’Odéon jusqu’au 19 décembre.

Objet total, objet contrarié, objet contrariant, imparfait et volontairement saturé, Le Passé poursuit le travail patient et total de mise en scène de Julien Gosselin en s’attaquant cette fois non pas cette fois comme il en a l’habitude à un auteur contemporain mais à un auteur qui n’a plus rien de contemporain avec nous, tenu loin de nous, un auteur du passé à lire et à voir comme un auteur dépassé : Léonid Andreïev, dramaturge, romancier et nouvelliste russe de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle qui, depuis, a sombré dans un relatif oubli. Dans ce spectacle de 4h30, comme une somme sans pareille de fureur et de quête de douceur, Gosselin propose une splendide pièce de Andréiev, Ekaterina Ivanovna dont le rôle-titre est magnifiquement et vigoureusement interprété par Victoria Quesnel, histoire d’une femme que Georgui, son mari interprété formidablement par Denis Eyriey, député à la Douma, croit adultère et qu’il tente, dès la première scène, d’assassiner. Progressivement, la jeune femme va sombrer notamment sous les yeux du frère de Georgui (magnifique Achille Reggiani), s’effondrer jusqu’à un atroce et terrible suicide final. Mais cette pièce ne se donne que comme le fil narratif d’un montage plus vaste d’autres textes d’Andreïev, comme un collage très rythmé entre saynètes de nouvelles, de romans et d’autres pièces de l’auteur russe.

Il faudrait le dire sans attendre : Le Passé s’offre comme un prodigieux objet, un acte en soi, une manière de performance qui ne cesse de s’assumer comme performance interrogeant sans trêve les limites mêmes du théâtre et de la possibilité même du théâtre à être. Un spectacle puissant qui a les défauts de ses qualités aussi rares que magistrales.
Car ce qui ne manque pas de frapper tout d’abord le public, ce sont avant tout les forces mêmes du Passé, forces qui, à choisir, seraient doubles. De fait, en premier lieu, Gosselin possède une rare qualité dans le théâtre contemporain : il fait de sa mise en scène le lieu d’une invention sans trêve et d’un questionnement même des outils de son inventivité. Baroque, monstrueuse, irrégulière, sa mise en scène n’a qu’un but, qui est d’ontologie : faire que la vie soit maintenue en vie contre la mort qui emporte chacun sur le plateau de théâtre.
A ce titre, s’il a déjà pu usé de la vidéo dans ses précédents spectacles et en faire comme sa marque de fabrique, jamais peut-être la vidéo à laquelle il a de nouveau recours dans Le Passé n’avait porté, comme medium, un tel questionnement aussi bien esthétique qu’éthique. De fait, le dispositif se présente de la sorte : sur les planches, le décor, le lieu de l’action, chargé, datcha ou salon bourgeois dont pourtant on ne voit presque rien car Gosselin a rétabli le quatrième mur du théâtre. Le public est condamné, sur le plateau, à suivre les faits et gestes des personnages à travers ce qu’il peut en voler, bribes entraperçues derrière des rideaux : le spectateur est chez Gosselin un homme entre deux portes. Mais ce décor très théâtral et très naturaliste est surmonté d’un écran géant où est retransmis en direct par la vidéo ce qu’accomplissent les acteurs sur la scène terriblement dérobée. Sans doute l’erreur serait-elle de croire qu’il s’agit là d’une pirouette modernisante ou esthétisante, d’un énième gadget où le metteur en scène se confondrait avec un vidéaste ou bien encore de croire qu’il s’agit là d’un théâtre filmé : d’une manière de film.
Tel n’est pas le projet tant cette captation peut nous suggérer deux pistes aussi fortes qu’abrasives intellectuellement pour penser notre rapport au théâtre : la première violente et neuve est que, en dépit d’efforts et de moyens techniques, nous ne sommes jamais à la vérité en direct. Le Passé de Gosselin ne cesse de clamer que nous ne sommes jamais au présent que nous vivons, que ce présent, dans cet art direct que se veut le théâtre, n’est qu’une illusion. Que l’illusion théâtrale est celle d’un art au présent, que la vidéo dénonce et pointe en tant que telle.
Car à chaque instant de la captation, des planches à l’écran et de l’écran aux planches, quelque chose est perdu. Par le canal vidéo, rien ne se voit au moment même où cela a lieu : il y a un décalage même infime entre ce que les acteurs jouent et le moment, même presque instantané, où la vidéo le retransmet. Ce que suggère Gosselin, c’est au contraire combien, au théâtre, c’est le passé qui a lieu en direct. La vidéo, c’est déjà du passé, quoi qu’on fasse.
Dès lors, ce passé en direct porte en soi une conséquence directe, dans une distorsion des repères temporels qu’exacerbe Gosselin, c’est que le théâtre apprend à faire le deuil du présent. Massif et terrible, le dispositif de l’écran géant surmontant les planches et leur décor ouvre à une fatale déperdition : en dépit de ses efforts répétés, le spectateur ne peut voir à la fois la scène et l’écran : il y a forcément, fatalement, une perte. La scène devient le lieu du deuil du présent et non du passé : on apprend avec Gosselin à perdre le présent.
A cette puissante et salvatrice interrogation sur les temps de l’illusion théâtrale, la mise en scène de Gosselin ajoute un second paradoxe, celui de frotter la part la plus datée du texte de Leonid Andreïev à une manière d’ultramodernité technologique et plastique pour en faire saillir la part perdue, irrémédiable. Deux moments se font ici saillants : sidérante, la lecture hypnotique à l’autotune de la brève pièce Requiem avec projection du texte au laser sur le rideau noir du théâtre. Comme si PNL lisait du Maeterlinck, la pièce étant une allégorie sur le peintre et la clarté que le dramaturge belge aurait pu aisément signer. Ce que l’autotune souligne, par son caractère et chantant et désagréable, c’est l’irrémédiable éloignement de cette pièce : l’allégorie ampoulée et naïve apparaît là comme très loin de nous, dans un vieillissement stylistique que la voix vocodée ne cesse d’accentuer. L’autre moment magistral est celui de cette manière de court-métrage en noir et blanc, comme presque en direct, de « Dans le brouillard » qui met en scène les affres amoureux du jeune Pavel aux prises avec Katia : ici le théâtre de Gosselin devient un instant comme un cristal échappé des Garçons sauvages de Bertrand Mandico dont il s’inspire ouvertement – comme si le théâtre se frottait depuis son passé à ce que le contemporain plastique pouvait offrir et de plus neuf et de plus délibérément provocateur.

De cette mise en scène comme conjugaisons de paradoxes jaillit une interrogation aussi primordiale que profondément politique : et si, finalement, le passé n’était pas derrière nous mais devant nous ? Est-ce que le passé n’est pas finalement tout l’avenir que nous avons devant nous – comme si le passé se situait quelque part après notre présent ou bien pouvait même se substituer à lui ainsi que le zemmourisme en atteste sinistrement ? Car Le Passé ne se donne en rien comme une pièce passéiste mais comme la réflexion politique d’un enfant sauvage qui a quitté les bords inconnus de la postmodernité. En ce sens, c’est l’époque sinon la manière même de la rendre qui intéresse Gosselin au plus haut degré : là se tient l’intrinsèque force de son théâtre mais aussi bien son inhérente faiblesse depuis ses débuts.
En effet : le seul défaut du spectacle est à chercher sans doute dans les textes de Léonid Andreïev, très inégaux, pour certains comme Requiem, aussi fragiles que terriblement datés. Si Gosselin a déjà mis en scène des écrivains assez médiocres comme Houellebecq ou Aurélien Bellanger aussi bien, et s’il a par ailleurs déjà mis en scène des textes remarquables comme ceux de Bolaño ou encore Don DeLillo, ce n’est pas tant, contrairement à ce qu’il croit peut-être lui-même, la littérature qu’il y cherche (sinon pourquoi mettre en scène Les Particules élémentaires de Houellebecq ou encore le poussif 1993 de Bellanger ?) que la capacité de ces textes à documenter l’époque et à faire époque : être les films révélateurs de leur contemporain. Andreïev n’échappe pas à la règle qui, avant d’être un écrivain remarquable, s’affirme comme un symptôme d’époque – ce pour quoi Gosselin même le met en scène, au risque parfois d’une réaction toujours heureusement évitée. On aurait sans doute aimé que les interludes se donnent comme plus palpitants et peut-être même que la pièce Ekaterina Ivanovna soit montée, elle seule, juste en intégralité. Mais Gosselin s’y refuse tant peut-être son spectacle, et c’est là le plus passionnant, a très peur du plateau de théâtre et le refuse même.
Ce n’est pas là le moindre des paradoxes d’un spectacle qui, s’il possède quelques défauts, s’impose sans doute comme l’une des aventures les plus passionnantes qui soient arrivées au théâtre de ces dernières années. On ne le dira jamais assez : il faut aller voir Le Passé de Gosselin pour comprendre pourquoi, si le théâtre appartient au passé, son présent nous appartient tout entier depuis son vide. Rien de moins.
Le Passé d’après Léonid Andreïev, mise en scène Julien Gosselin, compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur dans le cadre du Festival d’Automne à Paris – 50e édition. Théâtre de L’Odéon, jusqu’au 19 décembre, Durée 4h30, spectacle déconseillé aux moins de 15 ans.