« Dans la recherche multiple de Michèle Battut, je crois discerner une constante : elle tente d’approcher l’objet au plus près. Les choses la fascinent par leur présence et c’est cette présence têtue, obsédante qu’elle veut capter par sa toile » Jean-Paul Sartre
Michèle Battut est une artiste fabuleuse. Je l’ai découverte par hasard, au gré de mes errances esthétiques, et j’ai eu un vrai coup de foudre pour certaines de ses toiles.
Michèle Battut est une femme incroyable. Je le sais, je l’ai rencontrée. Elle m’a généreusement invitée dans son univers, son look-out à la Hugo, son phare qui plane très haut au-dessus de Paris, là où le ciel est immense, envoûtant, où des perruches comme surgies de ses toiles viennent par volées entières admirer ses œuvres en cours et lui chuchoter à l’oreille des nouvelles du bout du monde…
Michèle Battut est une aventurière de la peinture que rien n’arrête, ni des mygales de l’Amazonie, ni des frimas d’Islande, et surtout pas des hordes d’officiers et de marins qui peuplent les vaisseaux de la marine française sur lesquels elle s’embarque pour sillonner toutes les mers du monde car elle est « peintre de la marine ».

Adulée au Japon où on la reconnaît dans la rue, collectionnée en son temps par l’épouse du Shah d’Iran, puis saluée par Indira Gandhi, elle poursuit sa course toutes voiles dehors, fendant les flots, loin des modes, des coteries, et… des grandes galeries parisiennes, qui la boudent depuis des décennies. Trop figurative ? Trop indépendante ? Pas assez « à la mode » ? Peu importe. Je pense que quand on a goûté à ses toiles, c’est comme la mer, on n’a qu’une envie : y revenir.

Michèle Battut est une fille du Nord qui a passé son enfance dans le Pas-de-Calais, où son père, architecte, était venu s’établir après la seconde Guerre Mondiale, armé de sa seule détermination, pour reconstruire les édifices dévastés. Née en 1946, elle grandit donc à la campagne, et observe très tôt son papa dessiner toutes sortes de bâtiments, de perspectives, d’objets, bref, inventer un autre monde sur le papier. Comme elle montre déjà un goût très net pour le dessin, il lui offre le matériel nécessaire : « de beaux crayons, de beaux papiers », de quoi ravir la fillette. Jusqu’au jour où survient le drame… La maîtresse demande aux élèves de dessiner une cité lacustre : Michèle, sept ans, relève le défi et crée la première de ses œuvres qui rencontrera un jury. Hélas, la maîtresse lui met un zéro, car elle ne croit pas un instant que la fillette ait réalisé seule ce dessin, même quand son père vient témoigner qu’il ne l’a absolument pas aidée. Stupeur et début, sans doute, d’une défiance envers l’institution scolaire dont elle ne se départira jamais.

Quelques années plus tard, au Touquet, où elle passe souvent ses vacances, un marchand de matériel de dessin, qui propose aussi de petits ateliers aux jeunes artistes en herbe, est si frappé par son talent qu’il lui consacre sa première exposition : elle a douze ans. Elle s’inspire à l’époque de Joan Miro, Jean Dubuffet, car son père lui offre de petits livres d’art de chez Skira sur Maurice de Vlaminck, Bernard Buffet, Édouard Pignon. La jeune adolescente est tout entière conquise par cet art qu’elle fait déjà sien, au mépris du reste. À l’époque c’est Maurice de Vlaminck qui la ravit entre tous, avec ses ciels tourmentés, sa nature âpre, qui correspond à ce qu’elle voit autour d’elle dans le Nord. Elle commence à copier ses œuvres à la gouache. Dès que ses parents dorment, le soir, elle se met au travail, clandestinement, jusque tard dans la nuit, et le lendemain matin, elle leur montre ses œuvres. Au total, elle produit ainsi une bonne centaine de copies.

La carrière de son père la conduit à Paris et Michèle Battut entre au lycée Fénelon. Mais les études « classiques » ne lui réussissent pas, elle flirte avec les dernières places et préfère faire la fête que travailler. Parallèlement, toutefois, elle prépare à l’Académie de la Grande Chaumière le concours d’entrée à l’École des beaux-arts et, le jour J, elle débarque avec toutes les œuvres réalisées pendant son adolescence. Stupéfaction : on n’a jamais vu un dossier aussi épais chez une si jeune femme – elle a dix-sept ans. Pour la toute première fois de sa vie, au lieu d’être dernière, elle est première et fait son entrée avec tous les honneurs dans cette prestigieuse école. Elle le dit en ces termes : « Quand je suis rentrée à l’École des beaux-arts, je suis rentrée dans ma famille. » Dès 1968, elle remporte la médaille d’argent au Salon des artistes français.
Pendant ses années d’apprentissage aux Beaux-arts, elle continue de fréquenter les musées, comme le Louvre, où elle admire longuement les toiles de Francisco de Goya, Johannes Vermeer, Rembrandt van Rijn, Diego Velasquez, Caravage. Elle se lance alors dans la copie de trois tableaux, dont « Le jeune mendiant » de Bartolomé Murillo. Cette expérience lui enseigne énormément de choses. Pour exécuter cette copie, elle décide de travailler de la manière suivante : elle sépare la toile en plusieurs carrés, qu’elle tente de reproduire les uns après les autres, telles des toiles abstraites, ainsi elle découvre peu à peu les secrets techniques du grand peintre : « Quand tout d’un coup on peint le genou du petit mendiant de Murillo, on se rend compte que pour faire les ombres, il a utilisé du violet, un peu d’ombre brûlée, mais surtout du violet. Tout d’un coup le violet est rentré dans ma palette, je ne m’en servais jamais avant, mais pour faire des ombres et des contre-ombres, c’était vraiment une couleur merveilleuse. »
Diplômée de l’École des beaux-arts en 1969, elle obtient en 1971 le prix de la Casa Velasquez et part pour deux ans à Madrid, tout frais payés. La jeune femme qui n’a connu que le Pas-de-Calais et Paris découvre alors un tout autre univers. En deux ans, elle, qui est pourtant si productive, ne peint « que » six tableaux. Elle passe son temps à fureter à droite à gauche, passe des journées entières dans les salles du Prado, à s’abreuver des œuvres géniales de Velasquez, Goya, Greco (dont elle va visiter la maison à Tolède), arpente toute sortes de musées avec une soif de culture inextinguible. « Ma planète a changé de couleur. Je suis passée du bleu-gris de Paris, tout d’un coup, à la Sierra Nevada que j’avais en face de moi, qui était dans les roses, dans les violets, les violines, les orangés, j’étais émerveillée et ma palette a changé de couleurs. »
À Madrid elle a fait aussi la connaissance de Paul Sonnenberg, marchand d’art parisien venu rendre visite à un de ses amis. À son retour à Paris, Michèle Battut va le voir et, après d’âpres négociations, ils concluent un accord : pour 300 francs par mois, elle accepte de lui céder toute sa production. Or à l’époque, Paul Sonnenberg a pour cliente Farah Diba, la chahbanou, c’est-à-dire l’impératrice d’Iran, avec laquelle ils s’échangent des tableaux de l’époque kadjar contre des toiles des artistes contemporains qu’il représente. C’est ainsi que les œuvres de la jeune Michèle Battut partent pour Téhéran. À moins de trente ans, elle réussit déjà à vivre (chichement) de son art. Il en sera toujours ainsi. Désormais, elle peint dans un atelier avec jardin que son père lui a trouvé avenue Jean Moulin, à Paris, elle est indépendante et vit pleinement sa vie d’artiste.

Toutefois au bout de quelques temps, ne se sentant pas assez reconnue, Battut décide de rompre l’accord passé avec Sonnenberg et part chez un autre galeriste. Entre temps, elle a obtenu la médaille d’or au Salon des artistes français, entre autres distinctions. Le peintre Édouard Mac-Avoy la recommande alors à la galerie Artcurial (propriété de L’Oréal) qui ouvre ses portes avenue de Matignon. Nous sommes en 1974. La galeriste va voir les toiles de Battut au Salon d’automne, et aussitôt elle adore : elles signent un contrat d’exclusivité à 600 francs par mois. Battut demeure pendant près de sept ans chez Artcurial, qui est à l’époque la plus grande galerie d’Europe. Hélas, en 1980, Artcurial décide de changer de cap : le figuratif, l’école de Paris ne rapportent pas assez, et tous.tes les artistes sont mis.es dehors avec pertes et fracs, et leurs toiles promises à la vente aux enchères. Double catastrophe ! À l’époque, Michèle Battut peint environ quarante toiles par an. Elle sait qu’il en reste environ deux cents dans les réserves de la galerie. Heureusement, sa collègue Mireille Miailhe prend les choses en main, et tous.tes les artistes récupèrent leurs œuvres. Battut décide alors de faire un écrémage drastique et elle brûle les tableaux qu’elle juge de qualité inférieure dans le jardin de ses parents.
La Wally Findlay Gallery essaie alors de l’attirer chez elle. Au début tout se passe bien : on lui propose de faire une grande exposition sur l’Inde. Le soir du vernissage, l’ambassadeur de l’Inde à Paris arrive avec toute sa suite, et Michèle Battut reçoit une lettre d’Indira Gandhi, alors première Ministre de l’Inde, qui la remercie de la vision qu’elle donne de son pays : « Le plus humble des lieux a son mot à dire dans le monde des couleurs, en attente de l’œil perspicace et de la main habile qui saura le saisir. L’Inde a le privilège d’avoir pu rencontrer une artiste dotée de ces atouts : Michèle Battut a su relever ce défi en imprégnant les sujets qu’elle peint d’une réelle beauté visuelle d’où émane une force alliée au mystère. »

Hélas, très vite, Battut se voit proposer de peindre ses toiles en série, ce qui évidemment est contraire à ses principes, alors elle plie bagage une nouvelle fois. Pendant un moment, elle reste sans galerie attitrée. Puis, en 1984, elle va voir un galeriste qui travaille beaucoup avec le Japon. Quelques temps plus tard, alors qu’elle est en plein travail chez elle, elle reçoit un coup de téléphone pour lui proposer une entrevue avec des marchands d’art japonais de passage à Paris. Un quart d’heure plus tard, une cohorte de dix-sept Japonais investit son atelier. Michèle Battut les reçoit, vêtue de son tablier d’artiste, un peu décontenancée et avec une certaine appréhension. Ils contemplent ses toiles sans rien dire, puis au bout d’un moment, le chef du groupe lui demande si elle est d’accord pour faire une exposition prochainement chez lui, au Japon. Elle accepte – et depuis trente-cinq ans, elle travaille toujours avec eux. Pendant de nombreuses années, elle fait deux expositions par an au Japon (réduite à une ces dernières années), ce qui nécessite pour elle de produire environ quatre-vingt toiles par an – ce qui est énorme. Elle n’a jamais autant travaillé qu’à cette époque. Elle en tire cet enseignement : « C’est en pratiquant son métier qu’on l’apprend. Plus on peint, plus on sait peindre. »

Et peindre, Battut sait faire. Son style, ses sources d’inspiration, elle les connaît depuis toujours : ce sont les magnifiques voyages qu’elle a très tôt commencé à faire avec son père. Architecte de renom, celui-ci est invité à l’étranger, notamment au Japon, pays qui s’inscrit très tôt dans la vie de Michèle Battut comme un second pôle d’attraction. Son épouse n’aime pas voyager, qu’à cela ne tienne, le père emmènera sa fille, la turbulente et curieuse adolescente. Les États-Unis, puis le Japon, et sur le chemin du retour, la Thaïlande et Bali. La graine est plantée : Battut ne cessera plus de voyager. Afrique, Asie, Océanie, Amérique, elle parcourt tous les continents, tous les océans. Après ses deux ans en Espagne, qu’elle arpente en tous sens, elle rencontre un jeune photographe venu visiter son atelier, et qui plus tard deviendra son mari. Il veut aller photographier les animaux de la jungle : ils partent avec un second photographe pour l’Amazonie.
Dans des conditions extrêmement difficiles, ils passent deux mois dans la jungle, harcelés par les moustiques, dorment dans des hamacs, voyagent parfois dans de minuscules avions sans âge bringuebalant de partout, qui les font voler sous les cascades, se confrontent à une faune magnifique mais extrêmement dangereuse entre singes hurleurs, mygales, crocodiles et anacondas. Leur camarade manque de mourir, mordu par une petite araignée magnifique qu’il a voulu photographier de trop près. Mais la magie opère, Michèle Battut est conquise : « La forêt amazonienne, on rentre dedans comme dans une cathédrale. C’est tout noir, on n’y voit pas grand-chose. De temps en temps, des rais de lumière tombent du ciel et éclairent deux chenilles extraordinaires, noir et blanc, sur une tige, avec la queue comme un logo Nike, c’est absolument sublimissime, ou encore c’est une petite grenouille verte avec le ventre rouge qui vous regarde avec ses yeux dorés. On voit des choses fabuleuses, il suffit d’avoir des yeux et de regarder la nature et on est subjugué par ce qu’on rencontre. Fabuleux. » Après l’Amazonie, elle continue vers les Galapagos où elle fait de la plongée sous-marine : « C’était trop beau, il y avait des mandragores, ce sont des coraux en velours violets, violine, très pâles, un peu céladon, très clairs, de toute beauté », sans parler des poissons magnifiques.

Tout ce que Michèle Battut engrange d’images, de souvenirs, constitue pour elle une source inépuisable d’inspiration. Elle porte sur tous les lieux qu’elle rencontre son regard d’artiste, qui ne juge pas mais analyse les couleurs, les formes, les structures, la lumière. Ce sont avant tout les espaces naturels qui l’attirent, même si ses toiles montrent presque toujours des objets, des éléments d’architecture. Toutefois, certaines destinations l’ont davantage marquée que d’autres. Ainsi, l’Inde, justement. « On ne revient pas de l’Inde comme quand on est parti. Je suis allée douze fois en fois en Inde, la première fois j’avais vingt-cinq ans. On n’a rien compris avant d’être allé se balader là-bas. On est tout près de la mort, car la mort est partout, à chaque pas, l’humanité là-bas est la plus riche et la plus dramatique. Incroyable. Dans toutes les directions, c’est hors mesure. […] Je me souviens à Bénarès, on dormait sur une terrasse recouverte de vieux tapis pourris sur lesquels étaient passés la terre entière, il y avait trois pots de fleurs qui cramaient au soleil, mais à trois heures du matin, quand le jour a commencé à se lever, on a vu le soleil émerger sur le Gange, violet, violine, avec tous les temples roses qui se cassaient la gueule, s’écroulaient dans le fleuve. Extraordinaire. On est allés se promener et on a traversé une espèce de rue qui remontait vers la ville, or c’était là qu’on descendait tous les morts à dos d’hommes, pour les brûler sur les bords du Gange. La rue mouroir. Et puis on s’est retrouvés parmi les lépreux, la cour des miracles, des centaines de gens par terre sans bras, sans jambes, avec des chaînes autour du cou et des gamelles qui pendaient, où l’on mettait du riz pour leur donner à manger. Et les braves qui avaient le toupet de les toucher les prenaient dans leurs bras et les descendaient dans le Gange pour se purifier. Quand vous avez vu ça de près, en revenant à Paris, vous n’êtes plus la même. »

En 2003 on lui propose de devenir peintre de la marine. Elle accepte, très honorée de cette distinction, sans réaliser au départ toutes les opportunités que ce titre va lui offrir. Elle est la deuxième femme après Christiane Rosset à être cooptée dans ce cercle très fermé, qui existe de manière informelle depuis l’époque de Louis XIV. Ce nouveau statut n’entraîne de sa part aucune obligation, mais lui permet d’avoir ses entrées dans tous les ports, et de voyager à sa guise sur les bâtiments officiels de la marine. Ce qui, bien sûr, ne peut que ravir son goût pour les voyages. Ainsi bientôt se retrouve-t-elle sur d’énormes bâtiments de guerre comme elle n’en a jamais vus avant, dont les « bâtiments de projection et de commandement » : dix ponts, sept cent cinquante marins devant leurs ordinateurs, une ambiance de travail très sérieuse. Lorsqu’elle appareille sur ce genre de vaisseaux, Battut s’installe à la proue, à l’extrémité, et elle ouvre grand les yeux. « Quand je suis sur un bateau de guerre, j’observe beaucoup la mer, je ne regarde que ça, car il n’y a que ça qui m’intéresse, et vraiment, c’est passionnant de voir comment ça prend la lumière. Sur le bateau, j’ai un carnet, je prends des notes, je fais des photos. Mais je prends surtout des notes ».
Son dernier voyage en date a lieu à Saint-Pierre-et-Miquelon, où elle se rend avec des collègues peintres de la marine : « Les autres travaillaient en plein vent mais moi j’ai horreur de ça. J’aime travailler dans l’atelier. Je suis incapable de travailler dehors, à cause du vent qui renverse ma palette, mon pot de white spirit, jette mes pinceaux dans l’herbe, non, je déteste ça, et je fais des choses abominables, dignes de quelqu’un qui n’a jamais peint de sa vie. » Et au sujet des nuages : « On ne peut pas travailler dehors les nuages, ça n’est pas possible, car au bout de trois minutes, ils ont changé complètement de dessin et de composition. Je pense que si Delacroix avait eu un appareil photo, il s’en serait servi. C’est un motif fabuleux, donc des photos de nuages et de ciels je dois en avoir des milliers. »

Quand Michèle Battut revient de ses voyages, après avoir fait sa moisson se photos, de croquis, de notes, d’images en tout genre, elle remonte donc dans son atelier au milieu des nuages et se met (enfin) au travail : « Je démarre sur des croquis qui sont très vilains, très moches, mais mon idée est bien en place dans ma tête. Je démarre en grand avec du fusain, puis je rétrécis le dessin au crayon, je rétrécis le crayon en repassant, en ne gardant que l’essentiel, et je démarre à grandes enjambées avec des scotchs. Pour l’horizon par exemple, je commence par tendre un scotch. Ça, c’est indispensable pour moi, au moins pour les lignes droites. Je me sers beaucoup du scotch. Pour une maison, je la scotche de part et d’autre, je mets la couleur puis je la transforme. Pour une toile comme ça [« Tous les volets ouverts au grand vent du dehors »], je démarre un ciel et je commence toujours par le plan le plus éloigné et par la zone la plus claire. Je pose donc les taches les plus claires et puis je laisse passer une journée, pas plus pour que ce soit complètement sec mais que ça accroche un peu, ensuite je reviens dessus avec un pinceau, je fais le deuxième plan, le troisième plan. Le lendemain on a l’œil frais, on revient sur les gris, on les fait passer les uns avec les autres. C’est un travail d’approche, je ne fais rien du premier coup. »

Peindre des paysages est une chose, on part d’éléments concrets, de photos, de croquis, de souvenirs qui s’entremêlent pour créer une image nouvelle, essence de toutes les autres, et qui n’existe que dans la tête de l’artiste. Mais il est une partie du travail de Michèle Battut qui va beaucoup plus loin, et rejoint presque l’abstraction. De plus en plus suspendue entre ciel et mer, elle s’attache à représenter la complexité de l’insaisissable, de ces visions immatérielles qui n’existent qu’entre lumière et transparence, et que dans l’œil de la personne qui regarde. Ainsi « La Vague » : « Je suis partie en réfléchissant à qu’est-ce que c’est que la mer ? La mer, c’est une virgule, et puis ensuite il y a un contresens, puis à nouveau une virgule, et un contresens. Donc j’ai démarré en faisant LA vague, j’ai pris mon feutre, je n’avais aucun modèle. À partir de là, je sais que le haut de la crête prend la lumière et on est dans les clairs, jusqu’à ce qu’on arrive dans l’intensité du ton. Et puis ensuite on a le contrecoup, on reprend, on reprend. Et puisque j’étais trop petite pour peindre le haut, j’ai retourné et j’ai peint le haut de la toile à l’envers. Je me suis dit, on verra ce que ça donne. Et quand je l’ai retournée, je me suis dit c’est pas mal, il y a des révélations du hasard. » Pour peindre ainsi la mer, il faut avoir passer des centaines, des milliers d’heure à contempler les flots, aucune photo, instant figé, ne peut rendre le balancement, les oscillations, le friselis des flots comme le fait la peinture, qui crée le mouvement dans l’immobilité de la matière, qui rapporte ce cycle perpétuel et pourtant sans cesse changeant. Le temps de la peinture n’est pas le temps du commun des mortels. Il faut des décennies pour parvenir à la quintessence de cet art qui consiste à peindre l’impalpable danse de l’océan, fugace et éternelle.

L’année 2018, année où Michèle Battut peint « La Vague », est également pour elle l’année tragique où l’une de ses filles se donne la mort. Un profond changement s’amorce en elle. Étrangement, l’inspiration va la mener à peindre des ciels. Elle en a certes toujours peint, mais ils deviennent alors un des éléments essentiels de sa peinture, comme une aspiration vers une autre réalité : « Je suis inspirée par les ciels comme jamais. Je faisais déjà des ciels, c’était mon côté rêveur, mais vraiment je suis heureuse dans les ciels, incontestablement, c’est ça mon inspiration avant toute chose aujourd’hui : le ciel et la mer. C’est abstrait, c’est grandiose, c’est incompréhensible, c’est magnifique, c’est splendide, c’est le cosmos, ça m’enchante. » Là encore, il faut avoir beaucoup observé le ciel pour pouvoir le représenter dans toute sa splendeur, sa diversité, sa gamme infinie de tons et son incroyable liberté.

C’est ainsi qu’elle va profiter du premier confinement de 2020 pour peindre « Planète bleue » : « Je me suis régalée. Ça a été un gros boulot de trois mois. J’ai recommencé trois fois mon fond car le lendemain matin, je découvrais mon tableau et je voyais un gris triste, bloqué, bouché, moche. Je défaisais tout le travail de la veille, et c’est ainsi que j’ai recommencé trois fois. Là encore, je ne parvenais pas à peindre le haut car le tableau était sur mon chevalet, et je n’atteignais pas le haut, donc là aussi je l’ai retourné, mais quand je l’ai remis dans le bon sens, c’était complètement de travers. Complètement raté. Donc j’ai tout repris. Il m’a fallu deux mois et demi de travail. Sortir le dessin de tout ça, plus les tons, sans me tromper, car pas un seul ton ne sort d’un tube. Vraiment, cette toile a été compliquée. Il s’agit au départ d’une vue aérienne quand je suis allée en Polynésie. Là-bas, j’ai pris plein de photos. Ensuite, j’ai redessiné quelque chose et je me suis dit, allez, j’y vais. »
Ce qui me frappe quand j’entends Michèle Battut me parler de son travail, c’est son incroyable liberté. C’est une artiste qui n’a jamais fait de concessions à quiconque, est allée où elle voulait, quels que soient les dangers encourus, et qui a toujours manifesté une immense curiosité, un énorme appétit de vivre et de créer. Avec un caractère bien trempé, elle a fait fi de toutes les entraves qu’on a voulu mettre à sa carrière et su trouver les appuis nécessaires quand il le fallait. Première au concours d’entrée des Beaux-arts à dix-sept ans, médaille d’or du Salon des artistes français dix ans plus tard, elle a toujours mené sa barque sans renoncer à ses activités, ni même donner des cours comme c’est souvent le cas pour les artistes. Présidente de la section peinture du même Salon des artistes, on lui a proposé la direction du Salon, qu’elle a refusé car elle ne voulait pas se laisser distraire de la création artistique. Deuxième femme à devenir peintre de la marine (depuis, Marie Détrée-Hourrière, Sylvie Duplessis et Marie Smith ont été acceptées, et elles sont désormais cinq sur une quarantaine d’artistes), elle a réussi à pénétrer des cercles extrêmement difficiles d’accès pour une femme, mais sans se laisser brider en aucune manière.
Michèle Battut est aujourd’hui une artiste accomplie, qui avec plus de soixante ans de création derrière elle est arrivée d’une part à un détachement vis-à-vis des contingences matérielles qui la rend totalement libre de faire ce qu’elle veut, et d’autre part à une expérience artistique cumulée que peu d’artistes ont réussi à atteindre. La moindre de ses touches aujourd’hui porte en elle la quintessence de ces milliers d’images qu’elle a vues, à travers le monde ou dans sa tête, mais aussi la perfection du regard de celle qui est capable de peindre une toile entièrement bleue, où mille nuances parviennent à dessiner un paysage d’une subtilité, d’une beauté et d’une profondeur qui nous emporte l’âme. Les Japonais ne s’y trompent pas, qui l’ont sacrée parmi leurs artistes préféré.es. Ils disent que les toiles de Battut leur permettent de s’échapper, que ce sont des fenêtres ouvertes vers un monde de liberté, mais aussi de sérénité, portant à la méditation, et quand je regarde un tableau comme « Une île », qui fait l’ouverture de cet article, moi aussi je me sens partir très loin, dans un monde où « tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté »
Aujourd’hui, hélas, Michèle Battut se fait rare en France, car elle est peu représentée dans les galeries, en dehors de la galerie Cadran Solaire à Beaune. Très indépendante d’esprit, elle ne se retrouve pas forcément dans les tendances artistiques actuelles et préfère ne pas exposer plutôt que de l’être dans un environnement qui ne lui sied pas. Vendre ses toiles n’est pas ce qui la préoccupe le plus. Sa liberté de création, sa liberté avant toute chose, voilà ce qui lui importe par-dessus tout. Alors elle continue de peindre, inlassablement, dans son atelier au bout du ciel, qui domine si magnifiquement Paris, et puisqu’elle ne pouvait voyager pendant ces tristes temps où la planète fut confinée, elle a comme par magie fait venir à elle le reste du monde à travers une volée de perruches qui lui rendent fidèlement visite matin et soir, et bercent sa création de leurs piaillements vigoureux et sauvages. Envers et contre tout, elle continue de créer, elle compte à son actif environ 4800 tableaux, et n’est pas près de s’arrêter, car pour elle, une journée réussie, c’est une journée passer devant son chevalet du matin jusqu’au soir. « Ma priorité c’est mon plaisir à peindre. »
Alors, comme dit si bien son ami Alain Souchon :
« Vive la nature,
Vive la beauté du monde, le ciel, les arbres, les nuages, la mer,
Vive nous,
Vive Michèle Battut »

Je remercie Michèle Battut pour son immense générosité, sa patience, et tout le temps qu’elle m’a consacré, « volé » à sa création. Pour voir d’autres œuvres, je vous recommande son site ainsi que le livre Voyages, qui présente ses œuvres de 1986 à 2000, très bel ouvrage qu’elle a composé elle-même et qui est disponible également sur son site.