Lila Braunschweig : « Le neutre ne propose pas une nouvelle identité mais invite à se défaire du besoin de fixer une identité de genre »

Lila Braunschweig © Stéphanie Dupont

À l’heure où le pronom neutre « iel » entre avec fracas dans Le Robert, c’est à une réflexion importante, neuve et profondément originale qu’invite dans Lila Braunschweig dans son essai, Neutriser : emancipation(s) par le neutre qui vient de paraître dans la remarquable collection « Trans » aux Liens qui libèrent. Fondant son propos depuis Blanchot et Barthes, Braunschweig offre, par le neutre, un verbe nouveau qui, à son tour, pourrait entrer dans les dictionnaires : neutriser, verbe qui cherche à suspendre toutes les assignations identitaires, défaire la tyrannie sociale de la binarité et proposer le neutre comme voie émancipatrice. Le neutre n’y est pas une théorie molle : il est une proposition d’action pour métamorphoser le réel, lutter contre ce qui identifie sans retour. Au moment où Brigitte Macron ou Jean-Michel Blanquer attaquent « iel », Diacritik ne pouvait manquer de donner la parole le temps d’un grand entretien à Lila Braunschweig sur ce neutre qui peut tout changer.

Ma première question voudrait porter sur les origines de votre fort essai, Neutriser : émancipation(s) par le neutre qui vient de paraître aux Liens qui Libèrent. Comment est née votre réflexion sur ce que vous nommez la neutrisation ? L’avez-vous découvert à la faveur d’une lecture de Roland Barthes ou Maurice Blanchot ? Plus largement, y a-t-il un texte ou un événement par lesquels s’est imposée à vous la nécessité de forger ce concept qui défait les assignations et les paradigmes ?

Cet intérêt pour le neutre et pour la suspension des oppositions qu’il représente est né d’une double rencontre. Alors que j’effectuais des recherches sur les politiques scolaires et les stratégies pédagogiques visant à rendre l’école moins discriminante pour les enfants et les adolescent·es LGBTQI*, j’ai découvert le projet de l’école Egalia en Suède qui développe ce que sa fondatrice a appelé la pédagogie neutre. La pédagogie neutre consiste, en fait, à imposer le moins possible des attentes et des préjugées de genre aux enfants scolarisés. Elle porte une attention aux différents éléments de l’architecture, au programme scolaire à l’attitude des enseignant·es qui replacent sans cesse les enfants dans les catégories filles/garçons. Toilettes séparées, langage utilisé pour parler avec les enfants, genre et activités des personnages de livres jeunesse, activités pédagogiques et jeux plus ou moins genrées, etc. Ce qui est intéressant, c’est que cette pédagogie ne vise pas seulement à lutter contre les discriminations qui touchent les petites filles. La pédagogie neutre cherche plutôt à ouvrir les champs de l’expérience pour tou·tes les enfants quel que soit leur genre. En cela elle permet aussi de rendre l’école plus accueillante pour les enfants qui ont un rapport moins évident avec les normes binaires du genre. C’était donc la première rencontre.

Cela m’a poussé à explorer cette idée de neutre d’un point de vue philosophique pour voir s’il n’y avait pas là un concept sous exploré en théorie féministe et pour les pensées de l’émancipation plus généralement. Et c’est comme cela que j’ai lu le cours de Roland Barthes donné au collège de France en 1977-1978 et intitulé Le Neutre. J’y ai trouvé beaucoup d’idées très riches, bien qu’un peu en désordre pour une conception originale et prometteuse du neutre comme suspension de ces binarismes, de ces paradigmes comme les appelle Barthes qui structurent tellement nos vies. Nourrie de lectures féministes et queers et de réflexion sur la justice sociale et les différences, j’ai ensuite mené les intuitions de Barthes là où je ne crois pas qu’il les aurait conduites lui-même…

 Il me semble que c’est un peu comme cela que naissent les idées, par l’élaboration de nouveaux liens entre des textes, des concepts ou des phénomènes sociaux qui jusqu’ici semblaient n’avoir pas grand-chose à voir.

Avant d’entrer dans le vif de votre propos, pourriez-vous définir en quelques mots ce qu’il faut entendre par « neutriser » : en quoi, selon vous, neutriser n’est pas le synonyme de neutraliser ? Pourquoi renoncer à utiliser « neutraliser » ? Est-ce parce que, comme vous l’indiquez d’emblée, la neutralité « est grise, terne et manque cruellement de courage », s’offre contre toute attente comme une prise de position qui, se rangeant du côté des dominants, rejoue tous les conformismes possibles et que la neutralité est, paradoxalement, tout sauf neutre ?

Oui, tout à fait, à première vue, proposer le neutre comme quelque chose de désirable, comme une stratégie politique émancipatrice était vraiment contre-intuitif. Maurice Blanchot le disait déjà avec d’autres mots, le neutre a un potentiel érotique quasiment nul. Il est rare que les goûts neutres, les couleurs neutres par exemple remportent l’adhésion. D’ailleurs être neutre, c’est aussi souvent être indifférent·e. Bref, rien de très excitant là-dedans. Et du point de vue des personnes qui s’intéressent aux enjeux de justice sociale c’est encore pire. L’adjectif neutre y est toujours suspect. De fait, face à une situation de domination, ne pas prendre parti, c’est laisser la domination advenir, et donc neutraliser les chances de survie et d’émancipation des personnes dominées.

Prenez l’exemple des violences conjugales, les pouvoirs publics ont longtemps considéré que ce qui se passait dans les foyers n’étaient pas de leur ressort, que l’État n’avait pas à y intervenir, qu’il devait donc adopter une forme de neutralité vis-à-vis de la sphère domestique. Mais en adoptant une telle neutralité, l’État protégeait en réalité la violence commise par des époux et des pères sur des enfants et des femmes en situation de vulnérabilité économique, physique et psychologique. Or cette fausse neutralité de l’État face aux violences conjugales n’a pas disparu dans les faits et c’est d’ailleurs ce que questionnent les mouvements féministes récents autour des cas de violences sexistes et sexuelles et de féminicides. L’inertie des pouvoirs publics et des agent·es de l’État, une attitude de scepticisme ou de doute face à une personne voulant déposer plainte. Tout cela mène à une non-interférence, à une forme de neutralité qui est en fait tout sauf neutre puisqu’elle laisse la domination et la violence sexiste se reproduire à leur guise.

Il y a toute une tradition critique en philosophie et en sociologie qui vise à mettre en question la façon dont les règles, les procédures, et les attitudes que l’on pense généralement impartiales voire naturelles servent, en réalité, les intérêts des groupes dominants. Or ce que je souhaitais montrer avec ce livre c’est qu’il y a sous cette conception dominante de la neutralité, une autre idée du neutre, qui, justement, n’aurait pas pour objectif et pour effet de servir les groupes dominants mais de transformer radicalement les relations entre les groupes. Ce néologisme neutriser m’a permis de distinguer les effets du neutre tel que je le propose et de le détacher de l’aura négative d’une neutralité neutralisante.

Neutriser, ce n’est donc pas rester impartial en face d’un conflit ou les forces sont inégalement réparties, ce n’est pas laisser se reproduire l’ordre social, c’est bien au contraire chercher à altérer, transformer les inégalités en s’attaquant à une chose tout à fait particulière. Cette chose c’est la reproduction continuelle de la frontière entre les groupes et les identités : l’ensemble des faits sociaux qui font que certaines différences de genre, de race, de sexualité, de corps, de classe ou de religion sont si importantes, si structurantes et si inégalitaires. Ces faits sociaux incluent nos manières de penser et de percevoir le monde, de se comporter avec les autres, et de s’organiser politiquement et socialement.

Nous passons, par exemple, notre temps à catégoriser les gens que l’on rencontre dans l’un ou l’autre genre. Et nous sommes très souvent troublé·es quand nous n’y parvenons pas, quand la lumière est trop faible ou quand l’apparence d’une personne n’est pas conforme à ce que nous attendons du féminin ou du masculin. Dans ces cas-là, nous allons chercher à tout prix un indice pour orienter notre choix de classification. Neutriser c’est faire le chemin inverse et se demander : Pourquoi ai-je absolument besoin de mettre cette personne dans une case ? Ne puis-je pas plutôt interagir avec elle sans chercher absolument à connaître son genre ? Et donc cela nous incite aussi à nous intéresser à autre chose, un sourire, un regard, un parcours de vie. Cette suspension permet d’éviter d’imposer à autrui des attentes et des normes en fonction de la case dans laquelle on croit le reconnaître mais elle peut aussi interroger notre propre rapport au genre.

Quel rapport avec les violences conjugales vous me direz ? Et bien deux choses. D’une part, on pourrait se demander si les agents publics ne devraient pas neutriser leurs préjugés à propos des femmes qui viennent déposer plainte, pour accueillir pleinement leur parole et leur accorder la crédibilité dont toute personne doit pouvoir bénéficier en dépit de son genre, de son origine ethnique ou de sa situation sociale. D’autre part, la proposition du neutre est aussi d’ajouter une autre lecture des rapports de genre. Bien sûr, la lecture en termes de violence et de domination est, ne nous méprenons pas, tout à fait pertinente et nécessaire. Mais ce que propose ce livre c’est de s’intéresser aussi à la reproduction sociale et culturelle de tout un tas de différences qui peuvent sembler anodines mais qui servent, en réalité, les dominations fondées sur le genre, en incitant les femmes et les hommes à adopter de manière continuelle les codes de la féminité et de masculinité.

Dans Neutriser, vous posez sans attendre le neutre comme cette puissance capable de défaire les paradigmes, de les déjouer pour reprendre la définition de Roland Barthes que vous rappelez lors de son cours au Collège de France. Dans le sillage de Barthes et de Blanchot, vous faites ainsi du neutre une force active, un degré zéro de l’assignation identitaire en charge précisément de défaire les assignations. En ce sens, neutriser c’est peut-être défaire une triple assignation : d’évidence défaire l’assignation patriarcale et masculiniste mais aussi défaire l’assignation féministe qui, parfois, assigne les femmes à la douceur et à la maternité et enfin défaire l’assignation de la bisexualité ou encore la pansexualité dont le Neutre ne se donne en rien comme synonyme. En quoi le Neutre défait-il ainsi à la fois masculinisme, féminisme ou encore les désignations bisexuelles ou pansexuelles ? Mais, plus largement, dans quelle mesure votre neutre n’est-il pas une catégorie exactement synonyme de non-binarité ?

Je ne dirais pas que le neutre défait le féminisme. Il est une des multiples façons d’interpréter les deux objectifs que tous les féminismes ont en commun : analyser et dénoncer la position inégalitaire dans laquelle se trouvent les femmes, et identifier des stratégies d’égalité. Il est vrai, néanmoins, que la perspective du neutre emprunte un chemin de traverse, et propose de déplacer les termes du débat sur le genre. Ceux-ci sont généralement centrés autour du problème des inégalités explicites et du chemin à emprunter pour les contrer. Ce que je propose dans le livre, c’est d’interroger plus radicalement la question de la différence elle-même. Différence qui sert de toile de fond, voire de point de départ, aux discriminations et aux violences que subissent femmes, et les minorités sexuelles et de genre. L’intuition du livre est que le projet d’égaliser les groupes, de mener les femmes à égalité avec les hommes, les homos à égalité avec les hétéros, les trans à égalité avec les cis, n’est pas suffisant. Cette réflexion sur le neutre nous suggère plutôt de nous défaire de l’importance de la différence de genre elle-même.

Il faut bien voir, cela-dit, que le neutre n’est pas une identité et n’a pas vocation à neutriser les identités subjectives des individus. C’est-à-dire à inviter les gens à abandonner le genre dans lesquels ils se reconnaissent pour adopter un genre neutre ou non-binaire. Ce qui m’intéresse en fait ce sont moins les identifications, ou les groupes eux-mêmes (de genre ou d’orientation sexuelle) que la façon dont ces groupes se constituent et sont sans cesse reconstitués dans la vie sociale. La façon qu’a la société et ses différentes composantes de nous inciter à trouver notre place dans un groupe et à y rester. Et y rester cela signifie non seulement en porter l’appellation et confirmer, par exemple, que « je suis bien une femme », ou « que je suis bien femme hétéro » mais aussi se conformer aux attentes, aux comportements, aux désirs de ce groupe d’appartenance sous peine de discrimination et de sanction sociale parfois violente. Ce qui m’intéresse ainsi ce sont ces moments où nous sommes assigné·e·s, catégorisé·es par l’espace, le droit, les normes implicites. C’est cela que le neutre neutrise. Ainsi que les moments où nous sommes tou·tes amené·es à imposer ces attentes aux autres, aux inconnu·es à nos proches, nos ami·es, nos amours, nos enfants.

Évidemment, par ricochet, l’idée serait que ces désignations, hommes-femmes, et par conséquent également homo-hétéro, se fassent dans nos vies un peu moins cruciales et importantes. Car si nous n’avions pas à cocher des cases F, M (ou Autre) sur des formulaires divers, si nous n’avions pas à choisir la bonne porte dans les toilettes publiques, si nous pouvions porter ce que nous souhaitions indépendamment du genre, s’il était possible pour un homme d’investir les domaines dits féminins, et vice versa, aurions-nous encore besoin de se dire homo, hétéro, ou bi, et même homme, femme ou non-binaire ?

Le neutre que vous proposez entend, en fait, non pas tant défaire les identités que défaire l’identité même, notamment l’identité sexuelle en défendant notamment ce que vous nommez l’hybridation. Comment cette hybridation que vous appelez de vos vœux se réalise-t-elle concrètement ? Pour aller plus avant, dans le même mouvement d’interrogation, vous appelez ainsi à un neutre qui se donne « comme illisible », un neutre qui se donne à voir comme « un être-au-monde capable d’embrasser les hasards et les incertitudes de l’existence ».  Comment cet ensemble se donne-t-il très concrètement aux sujets qui veulent s’en emparer ? N’y a-t-il pas une mise en danger sinon un risque pour l’individu qui s’affronte à ces questions ? Faut-il d’abord faire du neutre une grille de lecture du monde comme vous y invitez ou le pratiquer sans attendre ?

En fait, il ne s’agit pas de défaire l’identité elle-même mais de défaire ce qui rend ces identités catégorielles si importantes et si rigides, et c’est cela qui permet l’hybridation. La suspension de la frontière entre le masculin et le féminin par exemple, permet aux personnes de les traverser et les hybrider plus facilement. De manière très concrète, il s’agit principalement de s’abstenir d’imposer à autrui des attentes, des désirs et des comportements en fonction des appartenances de groupe qu’on croit lui reconnaître. Mais il s’agit aussi de regarder tous ces éléments du monde social qui divisent les corps et les êtres en deux groupes distincts. On pense à l’état-civil, aux toilettes, mais aussi à la division du travail. Et la pratique du neutre peut s’appliquer bien au-delà du genre. Elle commence toujours par une interrogation réflexive. Qu’est-ce qui dans mon rapport à l’autre, dans les espaces où j’évolue, dans les règles collectives auxquelles je me conforme, renforce le poids d’une différence ou d’une autre, par exemple entre corps blancs et non-blancs, valides et non-valides ? Parfois, la différence sera marquée de manière implicite, sans que les catégories soient clairement énoncées. C’est le cas des infrastructures qui sont inaccessibles aux personnes à mobilité réduite, la différence et ici, l’exclusion résulte de l’agencement architectural. Et une fois que j’ai identifié l’élément spécifique qui assigne et sépare, la question devient : comment faire en sorte d’amenuiser l’importance de cette différence, puisque cette différence va exclure, discriminer certains groupes tout en réduisant les possibles de tou·tes ?

Le neutre a bien une application très concrète, même si le livre est avant tout une exploration théorique qui propose de réfléchir et de questionner ces identités et ces pratiques de différenciation qui nous semblent la plupart du temps aller de soi.

Il est vrai que la pratique du neutre implique un certain inconfort. Les frontières entre les groupes, la classification des personnes et des choses en entités distinctes, c’est rassurant. Cela permet de prévoir les interactions, de réduire les incertitudes dans lesquelles nous plongent la vie sociale. S’abstenir de catégoriser les personnes que l’on rencontre, de tirer des conclusions à partir de leurs identités, cela peut transformer nos croyances sur le monde et sur nous-même. Ce type d’inconfort là, je crois que cela vaut le coup de l’accepter. En revanche, neutriser peut aussi par moment accentuer des formes diverses de vulnérabilité. Il y a des cas où classifier et catégoriser autrui peut relever de la survie et résulter d’une longue expérience de la domination. Une femme qui se méfiera d’un homme car elle redoute des violences sexistes ou sexuelles, par exemple.

Il est vrai aussi que les catégories et les identifications peuvent jouer un rôle dans la lutte contre les discriminations. Les statistiques ethniques, qui sont interdites en France, permettent de faire le constat empirique des inégalités. Les statistiques genrées peuvent avoir aussi cette fonction-là. En fait, je crois, qu’on devrait interroger plus souvent et plus radicalement la fonction de ces classifications. Servent-elles un objectif réel de lutte contre les discriminations ou sont-elles simplement l’expression du statuquo de l’ordre du genre, car cela a toujours été comme cela ? La plupart de nos classifications et assignations existantes reposent sur des normes de genre hiérarchisantes et excluantes. Le cas du congé maternité est intéressant. Pourquoi considérer que ce sont les mères qui, exclusivement, doivent s’occuper des nouveau-nés ? Ne peut-on pas envisager que c’est un rôle et une responsabilité partagée entre les parents quels que soient leurs genres ? Est-ce que le congé parental pour accueil d’un enfant ne doit pas être bien distinct du congé lié à la grossesse et à l’accouchement ?

Au regard de ces interrogations, où situer le neutre que vous théorisez sur l’échiquier théorique : diriez-vous qu’il s’agit d’un concept queer qui permet de neutriser encore un peu davantage les catégories homo/hétérosexuels ? Ou rattachez-vous ce concept à la pensée du care au risque du défaut propre au care, à savoir la reconduction d’une image dépolitisée, patriarcale et hypergenrée d’une féminité assignée à la protection et à la réparation ? Est-ce compatible ?

C’est une question très intéressante. Je dirais que, d’une certaine façon, le neutre queerise le care et infuse un peu de care dans la pensée queer.

Cette réflexion sur le neutre a bien pour toile de fond les pensées queer, et je crois que pour moi, le neutre est un concept queer. À condition qu’on pense le queer, comme c’est le cas en philosophie queer, non pas comme une identité, mais comme un geste de transgression des frontières, des catégories et des binarismes. Ce que j’ai cherché à faire dans le livre, c’est aussi éclairer certains impensés des théories queer à propos de ce qu’il est possible de faire pour transformer les normes. Les pensées queer regardent principalement du côté de la façon dont certaines manières que les gens ont de vivre leur genre et leur sexualité transgressent les binarismes classiques, homme/femme et hétéro/homo, ou cis/trans. Le neutre de son côté nous pousse plutôt à observer la façon dont les normes s’imposent à nous, d’où elles viennent, pour les interrompre à leurs sources, et non pas une fois qu’elles nous ont déjà assigné·es. Quand je dis que le neutre infuse du care dans le queer, c’est qu’il nous rappelle qu’il y a aussi une autre manière de résister aux normes de genre en interrompant nos propres réflexes de catégorisation et de normalisation en face des autres. Quelque part, le neutre prend au sérieux l’intuition queer, selon laquelle les identités sont socialement et culturellement construites et reconstruites, et qu’il y a une promesse émancipatrice dans le fait de chercher l’hybridation ou la fluidité, le fait de désirer un monde moins binaire. Mais, le neutre pose aussi la question, de ce qu’il faudrait concrètement changer, dans le monde, pour le rendre moins binaire, non seulement pour les personnes qui se reconnaissent dans l’identité queer, mais aussi pour toutes les autres.

Lila Braunschweig © Stéphanie Dupont

Quant à la question du care, je dirais qu’il est évidemment nécessaire de détacher les pratiques de soin et de sollicitude de toute association avec une activité ou une éthique intrinsèquement féminine. D’ailleurs une grande partie des travaux sur le soin cherchent bien à montrer que cette association entre féminité et sollicitude est une des sources de la dévalorisation à la fois des femmes et des activités de soin elles-mêmes. Ces pensées-là s’attèlent à réfléchir à des pratiques de soin dont la responsabilité serait plus égalitairement répartie entre tous les membres de la société et qui seraient aussi plus égalitairement prodiguées en fonction des besoins réels de chacun·e. Là où le neutre intervient, il me semble, c’est surtout au niveau de ce qu’il se passe concrètement dans ces relations de soin. Car il ne suffit pas de dire que le soin est quelque chose dont nous avons universellement besoin, que nous sommes toujours dépendant·es de tout un tas de relations et de liens qui nous permettent de vivre. Il faut aussi voir qu’il y a des relations de soin plus ou moins positives, et plus ou moins émancipatrices. Et c’est cela que le neutre permet de regarder. Je peux prendre soin tout en imposant à la personne dont je prends soin des normes qui l’invitent à prendre sa place dans tel ou tel binarisme. Je peux par exemple, accompagner des enfants avec toute la sollicitude possible, mais en enseignant des comportements très genrés et très hétéronormés. Le neutre est une manière de penser et de réfléchir au type de soin que l’on prodigue, et aux normes qui guident nos attitudes de sollicitude, de protection et de de réparation.

Ce qui ne manque pas de frapper à la lecture de Neutriser, c’est combien la parole est tenue par un impératif sinon est emportée par un sentiment d’urgence sans équivalent : la situation actuelle, figeant toutes identités et assignant à résidence les uns et les autres, doit être absolument changée, toute affaire cessante.
Diriez-vous en ce sens que Neutriser s’offre comme un programme de vie dans la mesure où, loin de se contenter d’être descriptif, votre propos procède par autant de constats, de mises à nu de postulats qui appellent sans faiblir, dès la phrase qui suit, à agir ? Diriez-vous qu’il s’agit d’un programme politique ? A ce titre, et à le situer sur l’échiquier politique, le Neutre est-il pour vous une notion qui, par essence, est de Gauche ? Peut-on être neutre et de droite selon vous ?

Le neutre n’est pas une recette miracle à toutes les formes de domination. C’est plutôt une proposition tactique, et l’exploration d’une stratégie politique qui m’avait semblée assez peu explorée jusqu’ici à la fois sur le plan philosophique et sur le plan politique.

Et c’est une proposition qui pourrait très difficilement être de droite. De fait, cette réflexion sur le neutre, a émergée à partir du constat qu’il existe des formes de domination structurelles qui touchent certains groupes sociaux au bénéfice des autres. Elle part aussi d’une volonté d’imaginer des moyens pour lutter contre ces dominations, pour aller vers plus d’égalité. Cela me semble être plutôt un projet associé traditionnellement à ce qu’on appelle la gauche et à la volonté de transformer le statu quo des relations sociales, non pas pour revenir à une situation passée, mais pour inventer autre chose, qui soit plus égalitaire. En fait, j’essaie justement dans le livre de distinguer le neutre, dont je tente de dessiner les promesses émancipatrices, de la neutralité, qui pour moi, et pour d’autres, est fondamentalement un concept de droite. Disons que s’il y a bien un endroit où le neutre n’est pas neutre, c’est celui de l’échiquier politique. Comme toutes les stratégies politiques, le neutre et la neutralité doivent être évalués à partir de leurs objectifs et de leurs effets. À quel grand principe politique répondent-ils ? Et surtout, qu’est-ce qu’ils peuvent faire ? Est-ce qu’ils ouvrent le champ des possibles vers plus d’égalité et de justice, ou est-ce qu’ils nous enjoignent plutôt à préserver les hiérarchies sociales ?

Dans le sillage de la précédente question, Neutriser propose de faire des différences de genre le levier d’un changement sinon d’un bouleversement social profond. En quoi, selon vous, neutriser s’offre comme une action qui permet d’engager la société dans un devenir révolutionnaire qui propose une émancipation ? Mais de quelle nature est cette révolution ? Est-ce une révolution sexuelle qui propose de neutriser tout genre ou bien assignez-vous à la révolution que la neutrisation permet une puissance de métamorphose sociale et, si oui, laquelle ? Est-ce que changer, par exemple, les formulaires administratifs pour y inscrire la mention « Neutre » est le début possible de cette transformation sociale ? Est-ce que le but c’est de défaire la morale d’état civil dont parlait déjà Foucault et que vous rappelez ?

J’ai surtout écrit ce livre comme une invitation à réfléchir individuellement et collectivement à la place de certaines différences dans nos existences, à leurs désirabilités, et possibilités de transformation. Ici encore, il faut se rappeler que le neutre ne propose pas une nouvelle identité qui serait une identité unique, mais qu’il invite au contraire à se défaire du besoin même de fixer une identité de genre ou d’inscrire le genre, quel qu’il soit, à l’état-civil. Pourquoi donc l’État aurait-il besoin de connaître notre identité de genre ? L’inscription du genre dans le droit lui donne une légitimité sociale, une force symbolique tout à fait cruciale, mais elle rend aussi naturelles ou comme allant de soi les autres pratiques sociales qui séparent les groupes de sexe et renforcent les normes de genre.

Mais la morale d’état-civil comme le remarquait déjà Foucault a aussi tendance à s’exprimer bien au-delà des papiers administratifs, et bien-au-delà du genre et de la sexualité. C’est cette morale d’état-civil mâtinée de normes raciales, par exemple, qui est à l’œuvre quand des personnes non-blanches françaises se voient constamment demandées « Mais d’où viens-tu vraiment ? » dans des interactions sociales variées. Le neutre donc s’attaque plus généralement au rapport que l’on construit avec les autres et à l’importance que nous accordons aux aspects « factuels », de leurs identités pour reprendre une expression d’Hannah Arendt qui incluent le genre, la couleur de peau, l’origine nationale et culturelle ou la religion. Se défaire de la morale d’état-civil impliquerait ainsi de rendre certaines différences réellement anecdotiques dans la vie sociale.

Est-ce que cela passe d’abord par une réforme de l’état-civil ? Pas nécessairement. Et puis, il ne faut pas se faire d’illusion. Supprimer la mention du genre à l’état-civil ne résoudra pas d’un coup de baguette magique le problème du sexisme, de l’homophobie, et de la transphobie. Surtout si cela ne s’accompagne pas d’autres transformations radicales de nos organisations sociales et politiques, notamment au niveau de l’économie. Néanmoins, il me semble que l’idée de neutre peut peu à peu faire son chemin, s’infiltrer dans nos vies et dans nos liens, et qu’elle vise en effet à les transformer. Mais les transformer d’une façon un peu particulière, qui a trait aux normes de genre, de sexualité, mais aussi aux normes raciales et validistes qui les organisent.

Enfin, ma dernière question voudrait porter sur la puissance émancipatrice du neutre. De fait, le Neutre se décline comme un verbe d’action qui, à y regarder de plus près, propose de révolutionner le révolutionnaire même. En effet, vous n’hésitez pas à indiquer que le neutre permet « de ne pas attendre le grand soir, de ne pas espérer que la différence perde d’elle-même son importance. » Il faut donc agir ici et maintenant afin, dites-vous encore, de « tenir ensemble deux mouvements apparemment contradictoires : dénoncer les hiérarchies, mettre en lumière les violences et les inégalités, mais aussi s’employer à saper la légitimité, l’importance et la signification de la binarité dans les champs sociaux qui l’organisent encore structurellement ». Ma question sera la suivante : est-ce que neutriser ne revient à tenir ensemble ces deux mouvements qui en fait appellent plus profondément à se passer de la notion de « genre » ? Est-ce que le genre n’est pas l’entrave même ?

Oui, ce sont tout à fait ces deux mouvements qu’il s’agit de combiner et qui peuvent paraître contradictoires. En fait, en réfléchissant au neutre j’ai voulu prendre au sérieux la proposition de théoriciennes féministes matérialistes comme Monique Wittig, pour qui la lutte féministe avait ultimement pour objectif d’abolir non seulement les inégalités et violence liées au genre, mais aussi la différence de genre, elle-même. Pour Wittig, la différence de genre, le fait qu’il nous semble pertinent de séparer les corps et les existences en deux groupes de sexe exclusifs et hiérarchiques, joue un rôle de soutien symbolique et idéologique pour la domination que les hommes exercent sur les femmes. Donc se débarrasser de cette domination, nécessite de se débarrasser aussi de la différence. Bien entendu, cela ne veut pas dire qu’on va agir au niveau des variations physiologiques entre les corps, cela signifie qu’il faut cesser d’accorder à ces variations une pertinence et une importance sociale, politique et culturelle. Le projet d’abolition du genre du féminisme matérialiste était radical et a été contesté pour son idéalisme, notamment. La fin de la différence apparaissait comme une sorte de résultat final après le grand soir de la révolution féministe. Or, ce que je propose avec le neutre c’est de ne pas attendre ce grand soir révolutionnaire, mais de commencer ici et maintenant à saper l’importance de la binarité, à grignoter les différentes façons dont elle s’impose à nous, pour lui faire perdre, petit à petit, son importance.

Est-ce que cela implique de se passer de la notion de genre ? Ça dépend de ce qu’on entend par genre. Car le genre a été et continue d’être un prisme de lecture crucial pour comprendre le monde tel qu’il est aujourd’hui. Il ne suffit pas déclarer que la différence de genre n’est pas pertinente pour qu’elle cesse effectivement de l’être. Il faut surtout tenter inlassablement de repérer les endroits où elle se reproduit pour essayer de transformer ces lieux et ces moments de reproduction, trouver des façons de faire autrement. Mais oui, l’intuition que je développe est bien celle de la désirabilité d’un monde avec moins de genre. Il me semble que nous nous en porterions mieux, et quand je dis « nous », j’inclus les personnes qui se reconnaissent comme des femmes et sont facilement reconnues comme telles par les autres, mais aussi les personnes dont l’expression et l’identité de genre dérogent aux normes traditionnelles de la féminité et de la masculinité. Mais, j’inclus également les hommes, qui, même s’ils bénéficient des privilèges de la masculinité, auraient grandement intérêt à pouvoir explorer des manières d’êtres au monde au-delà de ce que la masculinité majoritaire leur réserve. Le neutre finalement serait un des antidotes à notre addiction sociale et culturelle à la binarité, ses exclusivités et ses inégalités.

Lila Braunschweig, Neutriser : émancipation(s) par le neutre, éditions Les Liens qui libèrent, collection « Trans », octobre 2021, 212 p., 16 €