Écrire la vie : Jacques-Henri Michot (Derniers temps : un capharnaüm)

Quelles que soient ses variations, il n’est pas exclu qu’en une œuvre ne s’écrive finalement jamais qu’un seul et même livre. Reste dans ce cas à se demander ce que peut bien envelopper pareille obstination. Pour celles et ceux qui connaissent les ouvrages de Jacques-Henri Michot, notamment Un ABC de la barbarie ou Comme un fracas (Al Dante, 1998 et 2009), il n’est pas très difficile de se prononcer. On pourrait dire qu’il s’agit, pour l’écrivain qu’il est, de ne céder ni sur le désir de vivre, d’éprouver, de penser ni, simultanément, sur celui de saisir ce que cela suppose, implique, fût-ce douloureusement, et peut bien signifier. Projet proche, on le voit, de celui de Stendhal qui, au début de Vie de Henry Brulard, précisait les choses dans ces termes : « Je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été ».

Mais ce n’est pas tout, et ce n’est pas si simple. La lecture nous apprend en effet très vite que tout se passe comme si, de livre en livre, Jacques-Henri Michot avait de surcroît affaire, encore et toujours, au constat selon lequel, rapporté à l’état des choses et aux épreuves et difficultés qu’il faut bien endurer, l’acte d’écrire s’avérait à la fois impérieux, nécessaire et urgent mais, au moment de s’y consacrer, quasiment dérisoire. Comme si, entre le bruit et la fureur du monde et la suite des signes imprimés sur la page, la disproportion était telle que le geste d’écrire risquait d’être toujours déjà frappé de vanité. Soit, mais alors que faire ? « Continuer, malgré tout ? » Ou se laisser glisser sur la pente de l’« à quoi bon ? », quitte à sombrer dans l’acédie, sentiment que l’auteur semble avoir approché plus d’une fois ? Il va de soi que le risque est grand, et peut-être ne sera-t-il jamais complètement écarté tant il est vrai que tout conspire à faire douter d’une quelconque paix, en soi comme entre nous. Lucide sur ce point mais par ailleurs décidé, Michot s’emploie et parvient, heureusement pour nous, à ne pas renoncer. Comment ? En donnant tout bonnement raison au fait même d’engager l’écriture : « Écrire : sans doute, pour lui, le seul et unique moyen de passer de je ne peux pas continuer à je vais continuer… ».

De ce seul point de vue, on peut dire de Derniers temps, Un capharnaüm, son nouveau livre, qu’il continue bel et bien ce que les précédents avaient entrepris. Il confirme, tout en l’infléchissant, la trajectoire qu’avait tracée en son temps Comme un fracas, prolongeant ainsi la mise en forme d’un type très singulier d’autobiographie dont l’enjeu consiste à mettre au jour ce que dictent une sensibilité extrême, une critique intransigeante de la réalité et un recours, toujours scrupuleux et instruit, à ce que suggère le souvenir. À quoi il faut ajouter que ce livre-ci s’autorise par-dessus le marché la fantaisie en adoptant, chemin faisant, la contrainte du lipogramme ou celle de l’ordonnancement des listes. Tout cela contribue à la composition d’un volume d’une originalité puissante, d’une précision et d’une probité inouïes. Tour à tour émouvante ou coupante, facétieuse ou sévère, la particularité de l’écriture de Jacques-Henri Michot tient à ceci qu’elle ne cesse de produire sur ses lecteurs un effet qu’on dira pour le moins paradoxal. Un peu comme si, en se déployant, elle entendait aussi actualiser le nuancier des passions humaines, ne taisant rien de l’expérience de la noirceur ni de cette forme fugace de joie qui surgit en nous, pour peu que les mots ou les mouvements d’un quatuor figurent enfin ce qu’exister veut dire.

Ce livre, Derniers temps, Un capharnaüm, votre sixième ouvrage publié, semble s’être d’emblée inscrit sous l’horizon d’une formule que vous empruntez au Rousseau des Confessions — « Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j’ai besoin, moi, de le lui dire » —, formule que vous  mentionnez au tout début (p. 12) puis presque à la fin de l’opus (p. 484), comme s’il s’agissait ainsi d’envelopper l’essentiel. Diriez-vous que la nécessité qu’un tel besoin suppose a été plus flagrante et plus vive pour ce livre que pour ceux que vous aviez écrits auparavant ?

Sans le moindre doute.  Même si ledit livre ne se borne pas à l’évocation des  « derniers temps » de ma vie propre, il n’en reste pas moins que — liée, bien entendu,  à l’âge qui est le mien,  mais aussi à un mauvais état de santé,  et à une fatigue de plus en plus intense — la conscience aiguë d’y être entré,  dans ces temps-là (quelle qu’en puisse être, comme écrit dans le préambule,  « l’imprévisible durée » ) a rendu comme requise et même urgente pour moi (Titre d’abord envisagé : « Avant qu’il soit trop tard »), la composition d’une manière d’Opus ultimum,  « testamentaire » en diable, qui contiendrait des fragments relevant de l’autobiographie.  Reste que, tout au long de l’écriture, la première partie de la phrase de Rousseau n’a guère cessé d’insister. Ce qui, dans une version antérieure, aboutissait à des énoncés répétitifs quant à l’intérêt que pourrait bien présenter pour « le lecteur » tel ou tel détail relevant du « vécu » . Il subsiste quelques-uns de ces doutes-là — non feints. Et voilà, au vrai, la principale raison pour laquelle la rédaction de Derniers temps a été infiniment plus ardue que celle des textes précédents. S’est donnée au départ, rien moins que la difficulté de COMMENCER. C’est, en effet — comme indiqué dès les premières lignes du préambule — en novembre… 2013 que ce livre m’a été proposé — comme un « chantier », soit, pour l’essentiel, un recueil comportant des textes inachevés, d’autres publiés en revue ou sur tel ou tel site ou blog.  Et je ne l’ai entrepris qu’en juin 2017. Tant j’avais le plus grand mal à me résoudre à telle forme organisatrice plutôt qu’à telle autre. Et, une fois entreprise, à partir de la décision d’adopter — à la manière, malgré de notables différences, de Comme un fracas — l’écriture a avancé d’une manière chaotique, avec plusieurs – longues — périodes d’interruption, dues à de multiples moments d’insatisfaction.

Les lecteurs de vos ouvrages précédents — en particulier Un ABC de la barbarie et Comme un fracas (Al Dante, 1998 et 2009) — retrouveront ici un certain nombre de vos intérêts, de vos passions, sinon parfois de vos obsessions. Ils reconnaîtront votre exigence, votre lucidité critique, non exempte parfois de colère, et votre goût pour la précision mémorielle. Reste que l’originalité de ce livre-ci tient à ce qu’il semble malgré tout soutenu par une forme paradoxale de sérénité. S’il vous arrive de faire droit à ce que dicte une inévitable mélancolie, vous ne renoncez en effet ni au jeu ni à la fantaisie en recourant par exemple, dans le sillage de Perec, à la contrainte du lipogramme. Un peu comme s’il était temps de considérer les choses avec un certain détachement, histoire peut-être de pouvoir s’en déprendre. Feriez-vous alors vôtre cette remarque de Nietzsche : « dans presque toutes les situations difficiles et pénibles pour toi, tu conserveras une petite porte sur la joie et un refuge, même lorsque tes propres passions fondront sur toi » ?

Voilà un fragment qui touche à l’essentiel, et que je fais mien sur-le-champ. Détachement, oui. Au sens, certes, non pas d’être ou de se dire « détaché » (de la politique, de la société, «de tout »…), mais de SE détacher — soit, comme vous le dites, de se déprendre. Il s’agit que les « situations difficiles et pénibles » auxquelles est confronté un sujet, ainsi que la conscience qui peut être la sienne de ces  multiples « désastres du monde » évoqués par Buñuel à la fin de Mon dernier soupir, ne provoquent pas durablement la mélancolie paralysante, le blocage de la spinozienne agendi potentia, le surgissement répétitif du funeste « À quoi bon ? » — à quoi bon écrire, par exemple. Or, il est au moins deux figures de Beckett, qui, en supplémentant cette question, en opèrent le renversement même. Il s’agit du savoureux : « À quoi bon se décourager ? ». Pour en revenir à l’usage des lipogrammes comme pratique gaie (il en est d’autres), voici, dans le Post-scriptum de La Disparition, une phrase qui m’importe au plus haut point : « L’on n’inscrit pas pour assombrir la population » — réécriture d’une déclaration de Queneau (d’une trivialité assumée, elle). Dès la rédaction d’Un ABC de la barbarie, j’ai eu la conviction que l’évocation de situations et évènements d’une noirceur plus ou moins intense ne devait pas aboutir à un livre lui-même à dominante noire. Que se passe-t-il donc dans La Disparition (cet exemple choisi puisqu’il est question de lipogrammes) ? Une série de mensonges, trahisons, coups fourrés, complots, assassinats, massacres, etc. L’Histoire avec sa grande hache. Et l’on sait que, pour Perec, le terme même de « disparition » renvoyait à celle de ses parents (en particulier : celle de sa mère).  Reste que (Postscriptum, toujours) : « son propos lui parut amusant », puis « mais aussi il s’amusait ». Il ne s’agit donc pas seulement d’égayer — pas nécessairement tout du long, certes ! —  le lecteur (est ici en jeu un pari), mais, d’abord, de s’égayer soi-même. Moyen de sortir du noir.  Bien entendu, il en est d’autres que la pratique du lipogramme. Reste qu’une trouvaille – ou vue comme telle – à la fois musicale et burlesque qui peut surgir au cours du travail d’écriture sous contrainte, est de nature à provoquer mon rire. Rappelons, à ce propos, que la célèbre maxime (« La plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri. ») est évoquée dans le fragment « Chamfort » du Gai savoir.

Cela dit, une question : S’agit-il ici de sérénité ? Pour ma part, je ne me suis jamais, au cours de ma longue existence, éprouvé comme serein. Et nulle sérénité n’est venue avec le « grand âge ».

Un capharnaüm, tel est le sous-titre que vous avez choisi. Beckett, Leiris et Perec vous fournissent d’ailleurs en exergue de quoi préciser les choses : c’est un fouillis qui nous attend. Que votre livre soit foisonnant est incontestable. Pour autant, l’impression générale est loin d’être celle que pourrait provoquer un banal désordre. Tout paraît obéir au contraire à une multitude de déterminations, délicates et sensibles, desquelles procède la mise au jour d’éléments biographiques, de souvenirs de rencontres — amoureuses, amicales —, d’événements, de lectures, d’émotions esthétiques — la musique y tient une place cruciale —, d’engagements, de prises de position, etc. C’est donc moins à l’expérience d’un capharnaüm qu’à celle d’une traversée, celle d’une existence qui se rapporte à elle-même, que le lecteur est convié en vous lisant. Comment avez-vous, sinon conçu, du moins mis au point, chemin faisant, les règles de composition d’une telle traversée ?

Peut-être la seule « règle de composition » a-t-elle été celle — en somme, assez vague… — de la variété,  avec résonances et entrechocs. Question — comme toujours dans les quelques livres que j’ai publiés — de montage. Dont je ne peux guère m’empêcher d’estimer que, dans ce livre-ci, ledit aurait dû  être effectué d’une manière plus cohérente, plus inventive, je ne sais… Quant aux citations en épigraphe, sur le capharnaüm, celle qui m’importe au plus haut point , c’est celle de Beckett – inscrite, du reste, en caractères gras. Car ce capharnaüm-là est, en somme – pour le dire vite – intérieur. Il est naturellement exclu de convoquer ici une foule de phrases de Beckett qui vont dans ce sens. Mais je pense aussi au « et comme chacun de nous était plusieurs ça faisait pas mal de monde » de  Gilles Deleuze à propos de son travail avec Félix Guattari.

Suivant le double impératif de Joseph Joubert qu’il vous plaît de citer fréquemment — « Pensez aux maux dont vous êtes exempt », « Dites-moi ce qui se passe sur terre » —, vous en venez à observer, non sans malice, saluant au passage l’énoncé de Pavese, que vous ne vous êtes finalement « pas trop mal tiré du métier de vivre ». De notre côté, la lecture de Derniers temps achevée, on en est largement convaincu, ce qui ne nous empêche pas de nous interroger : comment s’y prend-on et de quelles ressources dispose-t-on pour parvenir à pareil constat lorsqu’on est par ailleurs, comme vous ne cessez de l’être, attentif à tout « ce qui se passe sur terre » ?

Je vous sais le plus grand gré d’user de l’adjectif « attentif » – essentiel à mes yeux (dans Comme un fracas, j’ai évoqué le substantif « attention »,  connecté aussi avec « attentionné »). Au vrai, je suis fort loin d’être attentif, à TOUT « ce qui passe sur la terre. » Je n’opère que des prélèvements plus ou moins aléatoires. Il fut une époque où je passais beaucoup plus de temps aux recherches (livres, articles de journaux,  sites Internet…) sur l’état du monde. Au risque, parfois, de m’y engluer. Sans, maintenant, le moindre désir de me faire aveugle et sourd aux réalités (le plus souvent effroyables et sans doute de plus en plus effroyables) du monde contemporain – sans, donc, la tentation de quelque « tour d’ivoire » que ce soit – j’estime que, pour moi, en ces « derniers temps » de mon existence, la possibilité de continuer nécessite – entre autres – une (relative) distance prise avec ces réalités-là. Ce qui ne signifie nullement que j’aie en vue quelque autre « projet d’écriture » que ce soit. Du moins pour l’instant. Car enfin, sait-on jamais…

Jacques-Henri Michot, Derniers temps : un capharnaüm, éditions Nous, collection « Disparate », novembre 2021, 510 p., 28 €