Le dragon fume encore: Terebrante, création d’Angelica Liddell

Angelica Liddell, Terebrante © cdn Orleans

D’Angelica Liddell on sait déjà beaucoup. On connaît sa vie : sa rupture amoureuse déployée avec incandescence dans la casa della forza (2012) et son rapport à ses parents, exploré dans son récent diptyque : una costilla sobre la mesa et padre (2020). On sait ses combats contre le puritanisme ambiant et pour l’expression libre et brutale des désirs dans you are my destiny (2015) et Scarlett letter (2018). On a beaucoup vu son intimité physique : dans tous ses spectacles elle exhibe son sang, son sexe, sa sueur. Et on aime son imaginaire baroque, sexuel, immoral, rouge et flamboyant. Quand après un an de silence, la sombre atrabilaire revient sur les plateaux, c’est un événement. Elle a présenté son combat avec le taureau dans Liebestod en Avignon cet été. Et juste avant la fête des morts, c’est Terebrante qu’elle crée au CDN d’Orléans.

En ce 29 octobre, même si on en a déjà beaucoup vu et même si on en sait déjà beaucoup, elle assure dès les premières minutes qu’on est encore loin du compte !

Le plateau est nu, un rayon de lumière oblique éclaire une paire de chaussures noires et blanches à talons, posée là en attente de la danseuse qui les fera sonner sur un air de flamenco. Cette danseuse c’est Angelica qui les enfile avec détermination pour arpenter dans tous les coins le plateau, en une gesticulation de pantin entravée par la petite culotte qu’elle a d’emblée fait glisser sur ses chevilles. C’est une Angelica fulminante, fumant par tous ses trous qui ouvre le bal. Elle bascule dans une posture inversée et nous fait face, cul par-dessus tête, un cul comme un visage, barré d’une bouche verticale d’où ne sortira que la fumée de cigarette qu’elle y a fichée mais jamais le moindre mot articulé.

Angelica Liddell, Terebrante © cdn Orleans

Car jamais dans ce spectacle Angelica ne parle. Le public attend sans doute ses vitupérations adressées en espagnol rocailleux qui le clouent sur son fauteuil. Mais ici c’est un chant archaïque qui sous-tend le spectacle, un chant désarticulé, fragmenté et modulé. Quelques phrases seront projetées affirmant le primat de l’amour et de la douleur sur la pensée, la nécessité de la souffrance pour faire naître la beauté.

Cette souffrance « terebrante » qui fouille et s’acharne sur les plaies encore vives, Angelica nous la donne à traverser, par tous les moyens légaux permis par le théâtre et dans un mutisme assourdissant. En une succession de tableaux, de plus en plus somptueux, elle met à mal, nos yeux meurtris par des images sanglantes, nos tympans tyrannisés par des vibrations tonitruantes, nos cœurs émus par ce qu’elle s’inflige à elle-même et notre raison sans cesse déconcertée par les énigmes que compose l’accumulation des objets, des gestes et des effets…

Après son entrée fulminante, le dragon mène la danse macabre et fracassante. Elle commande d’une main assurée et fait entrer à son rythme un couple hiératique, un enfant masqué, un ballon grelot ; elle fait descendre une poule des anges, des roues, des carcasses, des guitares. Prêtresse toute puissante de cette bacchanale, elle en orchestre parfaitement le cérémonial, répétant autour d’un bouc superbe le sacrifice initiatique

La longue scène centrale joue sur les nerfs et les tympans du public : le rituel se répète dans un vacarme hallucinogène dont on sort exsangue. Alors, la beauté explose : les guitares dansent, le monde s’écroule, un chant céleste caresse nos oreilles éprouvées par la séquence précédente.

Angelica est cintrée, elle commande au ciel du théâtre d’où tout tombe autour d’elle, sans même quelle sursaute. En deçà des mots, au-delà de la raison, Angelica est plus que jamais Artaud, Dionysos, la sorcière à demi nue et l’infante à demi vêtue.

Noyée finalement dans le feu de l’alcool, la flamme n’est pas prêt de mourir. Elle couve dans un coin, n’attendant que le prochain lever de rideau pour renaître dans ses cendres humides.

Pas de salut, presque pas d’applaudissements, Angelica Liddell renoue avec les origines du théâtre, de la danse et nous fait vivre l’expérience extravagante et sidérante de « la douceur qui fascine et du plaisir qui tue ».

Terebrante
Texte, mise en scène, scénographie et costumes Angelica Liddell
Avec Angelica Liddell et la participation de Salté Ye, Gumersindo Puche et Palestina de los Reyes
Assistant à la mise en scène Borja López
Régisseurs Nicolas Guy, Michel Chevallier
Son Antonio Navarro
Assistant lumières Tirso Izuzquiza
Première mondiale, CDN Orléans 29 et 30 octobre 2021
Festival Temporada Alta, Gérone, le 19 novembre
Festival de Otoño, Madrid, les 27 et 28 novembre
Emilia Romagna Festival, Bologne, les 29 et 30 avril 2022