En lien avec le 31e Salon de la Revue qui se tient le 16 et 17 octobre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, innervent en profondeur le paysage. Aujourd’hui, entretien avec Joël Cornuault, maître d’œuvre de la très belle revue Des Pays habitables.
Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?
J’ai rédigé pendant une trentaine d’années une feuille confidentielle et auto-éditée, une sorte de tract littéraire, dont j’étais l’unique auteur (Gilgamesh et ses amis, devenu Notes de Phénix). Parallèlement, j’animais une revue intitulée Les Cahiers Élisée Reclus entièrement consacrée à la vie, l’œuvre et l’action du géographe anarchiste. Dans ses 59 numéros d’un petit format publiés entre 1996 et 2009, les Cahiers poursuivirent un triple objectif : rééditer des textes rares ; publier des études contemporaines, venues de France ou d’autres pays, hors académie ; tenir une rubrique d’information et de bibliographie récentes. Les Cahiers Élisée Reclus refusaient de pratiquer l’habituelle coupure entre science, politique et qualité de l’exposé : géographie, ethnologie, anarchisme, entraide, sens du beau dans la nature et le milieu vécu, toutes dimensions qui m’occupent, aux différents sens du terme, depuis longtemps y faisaient bon ménage, me semble-t-il. Libraire par profession, j’étais en outre traducteur de l’anglais, auteur (chez Plein Chant, Fédérop, Pierre Mainard, Bleu autour plus récemment) et micro-éditeur à l’enseigne de Librairie La Brèche, éditions où je publiais, et publie encore, des textes courts et, depuis le printemps 2020, la revue Des Pays habitables. Je participais aussi, en tant qu’auteur, à plusieurs revues (Europe, par exemple), mais surtout à la revue Plein Chant, créée par Edmond Thomas en 1971 et que je considère comme l’une des plus importantes de celles qui se publièrent jusqu’au début du XXIe siècle (2016, exactement), pour son indépendance d’esprit et matérielle, autant que pour son impeccable tenue typographique et esthétique.
La revue Des Pays habitables est née dans ce contexte personnel et ces filiations, combinant poésie et formes plus objectives de recherche et de connaissance. Elle a hérité de mes précédentes expériences et de l’attraction et de l’admiration que je n’ai cessé d’entretenir pour les revues dadaïstes, surréalistes et l’Internationale situationniste. Je lui ai donné pour devise : « Naïveté Utopie Exubérance », trois raisons d’être déjà suggérées par les publications précédentes, que je les édite ou les écrive.
Une différence mérite peut-être d’être signalée : je n’écris pas moi-même dans Des Pays habitables, hormis certains chapeaux, jugés nécessaires pour présenter auteurs ou œuvres. Plusieurs personnes, très précieuses, auteurs elles-mêmes, m’informent et m’aident à la relecture. Cette collaboration informelle et affinitaire a de fermes racines amicales. La devise de la revue a donné lieu entre nous à une belle discussion.

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?
Des Pays habitables ne cherche pas à se situer dans le courant principal de la culture, mais plutôt à s’en écarter. Il ne s’y trouve pas d’éditorial ; ce n’est pas non plus une revue thématique. Elle demande à se construire organiquement. J’ai néanmoins distribué autour de moi quelques notes, dont voici un extrait, pour préciser au départ ce que serait la tonalité de ces pays souhaités habitables : « Chaque numéro met directement en présence des textes de trois à quatre auteurs contemporains avec quatre ou cinq auteurs du pré-romantisme et de l’utopie jusqu’au surréalisme et ses alentours poétiques et artistiques, en passant par l’art brut. Ces textes seront des essais, des essais poétiques, des rêveries, des contes, des poèmes. L’idée est de placer sous un éclairage réciproque le passé et le présent d’une sensibilité marquée principalement par un esprit de rêve, d’émerveillement et par la conscience, ou le pressentiment, de ce que le réel lui oppose.
La revue ne tentera pas d’expliquer ni d’indiquer où se trouvent les pays habitables (notez l’article indéfini, « Des », en italiques dans le titre). Nous les cherchons ; nous les espérons – la nature n’est-elle pas à inventer, toujours ? Sont-ils des royaumes fixes, temporaires ? Réels, imaginaires, présents, enfuis ? Pourrons-nous éviter leurs antipodes, les lieux antagonistes, et ne pas laisser jouer les oppositions ? Ils seront l’expression d’un désir. Plus haut. Devant – sachant que le passé relève aussi des promenades de l’imagination. Par contre, « pays habitables », et sans abandonner toute référence à la nature et aux paysages, ne s’entend pas seulement géographiquement, écologiquement ; l’enfance pourrait être un pays habitable ; l’humour également ; comme l’amitié et l’amour ; comme la poésie… Et tout ce et ceux qui les exaltent. N’oublions pas ce sens du mot « pays » ou « payse » : compatriote, compagnon, compagne. L’utopie ? Ce sera plutôt un espoir sans objet, qui se gardera de se perdre en règles et en obligations : un rêve-bouclier, une cuirasse de cristal. Dans la naïveté (mot qui désigne au départ ce qui est sauvage) et dans l’exubérance. »
Ces notes, relativement précises, ne constituent pas un programme. Mais elles permettent de guider mes choix parmi les textes que je dépiste ou qui me sont offerts. Retrouver « … la beauté du monde dans laquelle l’enfant marche », selon la parole d’Eymeric Jacquot, voilà un chemin que j’aimerais prendre.
Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?
Pour l’heure, je ne peux isoler les numéros entre eux, même si j’aspire à faire mieux à chaque livraison. C’est un rythme tourné vers la vie, la passion que j’essaie de trouver, dans l’espace et le temps. L’actualité littéraire ne joue de rôle dans la revue que pour être ignorée – j’emploie des termes modérés. Des Pays habitables vaudra donc par ce qu’elle saura éviter la complaisance, manifestée de toutes parts, envers les échecs de l’activité humaine et de la sensibilité qui la détermine ; de sorte qu’il n’existerait plus d’autre choix, pour quiconque dans le monde, que d’accepter son sort. Elle s’écartera du langage médiatique et cybernétique, qui est la prose de ce temps.
La composition en est subjective et aussi capricante que possible, tentant de créer un équilibre entre longueurs des textes, sujets abordés, auteurs passés et contemporains, du domaine français ou traduits. Plusieurs textes inédits en français ont trouvé place dans les quatre sommaires publiés : des lettres d’amour de Margaret Fuller ; des contes et poèmes de Paul Scheerbart, polygraphe allemand, pré-dadaïste, qui est pour moi une révélation ; le vitaliste, allemand lui aussi, Alexander Braun, sur le rajeunissement dans la nature. Ils s’assemblent bien avec les recherches exprimées actuellement par Anne-Marie Beeckman, Julien Nouveau, Sylvain Tanquerel et Katryn Backes pour ne citer qu’eux. Le passé, très vivant à mes yeux, peut être, doit être l’objet du nouveau. Et le nouveau mesuré à l’aune du passé. De même, l’acte de traduction complète celui de création. Lorsque Boris Monneau m’a proposé de présenter et traduire des enfants-poètes colombiens dans la revue, ma réponse fut immédiatement positive : ils apparaîtront pour la première fois en France dans le cinquième numéro.
J’ajouterais que si Des Pays habitables est une revue de textes, l’illustration, essentiellement faite de dessins au trait et de collages, en traduit l’esprit, davantage peut-être que je ne l’imaginais initialement. J’aimerais que l’on puisse parler « d’exubérances », comme on parle de « natures mortes » ou de « vanités ».

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?
Les auteurs cherchent souvent à être uniques ; mais, si la répétition est leur ennemie – et la nôtre –, ils s’honorent aussi à être reliés. Cela n’a rien à voir, à mon sens, avec le besoin de se réfugier derrière des ancêtres, reproche inadéquatement adressé à André Breton. Encore une fois, quand bien même l’oubli est parfois nécessaire, le sens historique engendre le sens de l’avenir ; et la destruction du premier conduit à celle du second.
Revisiter le courant de sensibilité qui va du pré-romantisme au post-surréalisme sera une constante dans la revue. En tentant de souligner quelque aspect inaperçu : par exemple, nous savons maintenant, grâce à Nicolas Eprendre dans le numéro 4 qui vient de paraître, que la première traduction française du Walden de Thoreau avait été entreprise par Élisée Reclus et deux de ses proches, bien avant Louis Fabulet.
Thoreau et Reclus ont désormais trouvé une place dans l’édition – un peu trop même, on ne saurait installer ces grands récalcitrants sans les trahir ; il y a là une contradiction à surmonter. Mais l’aperçu donné par Nicolas Eprendre est nouveau. Nous parlerons bientôt d’André Hardellet à partir d’un bref document inédit ; rien de neuf sur le fond, mais l’assurance d’une amitié spirituelle réaffirmée, et très attentive, par ailleurs, au renouvellement des générations. Évoquer, comme nous l’avons fait dans ces quatre numéros, Saint-Pol Roux, Malcolm de Chazal, Fourier, Jean-Pierre Brisset, Margaret Fuller, par exemple, ou Breton et Jean-Pierre Le Goff comme nous le ferons, n’est en rien nostalgique. « Faites passer », voulons-nous dire. Jouvence, jouvence !
Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?
Sans doute. Mais je dirais, si je comprends bien votre question, que le coût de production d’une revue comme celle-ci n’est pas le seul obstacle rencontré. Du reste, l’impression numérique a plutôt allégé les prix de revient (mais pas les tarifs postaux, scandaleusement élevés !). Ce qui est sûr, c’est que les conditions et l’ambiance créées par l’industrie culturelle (exigeant une rotation, une surproduction incessante de « nouveautés » facilement ingérables sous forme de livres, de films, de concerts, de « grandes » expositions), sont entièrement étrangères et hostiles aux revues comme Des Pays habitables.
Ce genre de projet hors marché résulte de l’élan vital. Aussi, quoi qu’il rencontre face à lui, qui cherche à le canaliser, le réutiliser, à taire son existence ou, ce qui revient au même, à le noyer au milieu d’un Niagara de signes, d’images et de moyens techniques qui segmentent la vie, séparent les consciences et donnent l’illusion que le Pouvoir a disparu, alors qu’il est de plus en plus actif, l’élan vital, disais-je, doit à toute fin s’extérioriser.
Comme André Hardellet, dont je viens de citer le nom, j’imagine – je ne cesse d’imaginer – qu’il existe, cachés derrière les façades, sous les bosquets et les couverts, dans l’obscurité, des terres, des sources et des olympes qui constituent le maquis secret de la poésie et de la jeunesse — « J’imagine qu’il subsiste dans Paris, invisibles derrière leurs murs, des jardins et des parcs à l’abandon qui constituent son maquis secret ; c’est là que trouvent tout naturellement leur refuge idéal des personnages qui ne se sentent plus à l’aise parmi nous. » (André Hardellet, Donnez-moi le temps).