Les petits ouvrages admirablement maquettés et façonnés que propose la collection « Discogonie », aux Éditions Densité sont des objets agréables. Je dirais même, des objets à collectionner. (J’en fais, pour ma part, la collection. J’en offre régulièrement.) C’est à chaque fois la même histoire, à la caisse, en librairie. Où diable est le code barre de ce petit livre ? Eh ! bien, sur la couverture. Gros yeux derrière le comptoir. Car les sillons qui ornent la couverture desdits bouquins, s’ils renvoient à la galette de vinyle, peuvent aussi bien être scannés en caisse. En faisant du gencod la couverture même du livre, le discogonie en tant que marchandise a intégré le sceau de la consommation de masse, pour tâcher d’en atténuer la terrible damnation. Et ces précieux petits livres en format de poche restent abordables. (Alors même que d’autres éditeurs, plus en vue, font des livres incommensurablement plus moches et chers…).
L’esprit de la collection dont le nom est une contraction de « disque » et de « cosmogonie », le voici : « Il s’agit de considérer qu’un vinyle, ce trou noir qui opère trente-trois révolutions par minutes sur une platine, est le récit sonore du commencement d’un monde propre au groupe de musiciens qui l’a gravé, dont le big-bang serait l’impact du tout premier son, et dont les sept jours de la Création seraient ramassés sur quarante-cinq minutes environ. » OK Computer de Radiohead, In Utero de Nirvana, Horses de Patti Smith, mais aussi L’Histoire de Melody Nelson (Gainsbourg) ou encore Fantaisie militaire de Baschung donnent lieu — entre autres albums — à des études réunies dans une collection éclectique, à la ligne claire et précise, dont le premier volume (The Cure : Pornography) date de 2014. Le vingtième volume de la collection Discogonie est consacré au Double Blanc éponyme des Beatles.
Il s’agit du volume jusqu’ici le plus copieux de la collection, avec plus de 230 pages. C’est d’un double album dont il est question, après tout. Trente morceaux en tout. Mais Palem Candillier évoque aussi bien « Hey Jude » qui, s’il n’est pas sur le Double Blanc, figure en face A du 45-tours de « Revolution ». On lira ce The Beatles : The Beatles avec un plaisir accru ; la maquette est encore plus exigeante que les dix-neuf discogonies qui lui précèdent : la couverture du livre imite astucieusement la pochette de l’album blanc. (Terreur en caisse : embossé dans le carton de la couverture, le code barre est invisible. Tout juste s’il figure dans le coin d’un rabat fort élégant. La légende veut que certains libraires ont même contacté Hugues Massello, l’éditeur à moitié dingue, pour lui dire que ça ne va pas, les livres sont défectueux car immaculés.) Le scrupule est poussé très loin : un numéro de série a été attribué à chaque exemplaire, sur la couverture, tout comme ce fut le cas pour le premier pressage du mythique opus des Fab Four. Je suis l’heureux possesseur du n° 01015.
L’approche discogonique consiste en une analyse précise de chaque morceau qui compose l’album soumis à l’étude. Ici, on passe en revue les quatre faces du double album, titre après titre. On peut écouter en lisant, on peut circuler à sa guise dans le livre également. Chaque discogonie propose également de belles pages à la pochette du disque. Pour ce qui est du Double Blanc, Palem Candillier, qui a déjà signé un In Utero dans la même collection, consacre dix bonnes pages à l’impossible élucidation du mystère de cette pochette. Son livre donne à voir « d’infinies nuances de blanc » dans The Beatles. On lira et on rêvera loin avec Candillier qui n’a pas la naïveté de fermer l’analyse, ou d’arrêter trop hâtivement le sens de ce grand carré blanc. « Qu’on ait été ado en 1968 ou juste désireux d’étendre sa culture en 2021, la couverture de The Beatles sera toujours un voyage au long cours dans l’inconnu. » Ce blanc, c’est aussi bien celui qu’Hergé avait traversé avec Tintin au Tibet. Pourquoi pas ? Tout se passe comme si l’avion de Tchang s’était écrasé à Rishikesh, non loin de la villa du Maharishi Mahesh Yogi où John, Georges, Paul et Ringo passèrent quelque temps. Et ce n’est, bien sûr, pas un hasard si l’album débute avec des réacteurs de Boeing.

À chacun chacune son voyage ou son trip dans l’inconnaissable du Double Blanc. The Beatles : The Beatles est en tout cas un agréable viatique. On suivra le gourou Palem sans aucune crainte. L’étude, aussi bien la mise en contexte que l’analyse successive des trente morceaux de l’album, est sérieuse et poussée ; l’écoute précise et juste. Les « Esher Demos », par exemple, sont superbement perçues comme « une déambulation à rebours dans la genèse de The Beatles où les quatre plus grandes figures de la pop se montrent vulnérables et imparfaites ».

Il est convenu de dire que cet « Album blanc » est un assemblage hétéroclite, dont Palem Candillier parvient à éclairer les tensions, les fragilités mais aussi les lignes de force. On peut approfondir l’écoute des grands morceaux comme « While My Guitar Gently Weeps », ou encore de « Happiness is a Warm Gun ». Et si l’on a plaisir à se perdre, à nouveau, dans l’étrange « Revolution 9 » on peut tout aussi bien réécouter l’incroyable « Helter Skelter » d’une oreille neuve.
Candillier ne se contente pas de décrire les morceaux de l’album mythique ; il les remet en perspective en s’intéressant à quelques-unes de leurs reprises, ou encore à leur contexte : aussi bien les querelles d’égos, la défonce, la fin des années 60 ou l’affaire Charles Manson qui fut la « face sombre du Double Blanc ». À la fois symptôme et révélation, cet album est à comprendre comme un véritable phénomène culturel, le précipité génial d’une époque dont Joan Didion saura elle aussi prendre acte avec ses chroniques californiennes.
Palem Candillier, The Beatles, éditions Densité, « Discogonie », août 2021, 240 p., 12 € 90