Cy Lecerf Maulpoix : « Rendre visible un nouvel écosystème mémoriel fertile » (Écologies déviantes)

Avec Écologies déviantes, le militant et journaliste Cy Lecerf Maulpoix, nous offre un livre-parcours qui mêle récit de vie et de voyage, enquêtes historiques, lectures, interviews et réflexions politiques autour des tentatives passées, présentes et futures, d’articuler luttes écologistes et luttes queer. Un projet ambitieux et généreux sur le personnel, le collectif, la mémoire et les futurs possibles.

Ce premier livre de Cy Lecerf Maulpoix distille six ans de recherches, de lectures et de voyages, entamés par l’auteur en 2015 lorsque, après les attentats du 13 Novembre, il décide d’embarquer pour les États-Unis. « À la recherche d’une histoire collective états-unienne plus communautaire », il s’engage à partir de ce point de départ dans un parcours reconstruisant cette histoire qui lui fournira, comme à celleux qui le liront, des outils pour une guérison personnelle et pour la lutte politique. Cette lutte, et c’est la thèse principale défendue par l’auteur, peut et doit articuler les problématiques LGBTQI et les problématiques écologistes.

Voyage personnel, nécessité collective

 

Fidèle à une longue tradition de textes et de théories féministes qui n’a cessé de montrer que « le personnel est politique », les réflexions sur les actions ou les pratiques collectives de Lecerf Maulpoix sont inséparables du cheminement intime de son corps et de sa pensée dans lequel elles prennent racine. Le corps est une archive vivante dont les expériences façonnent la sensibilité politique et inversement : le rapport adolescent douloureux avec son corps et son image motive une réflexion sur la nature et ce qu’on en exclut, laquelle est en retour imprégnée, enrichie par une attention aux organismes présentés comme déviants, remettant en cause les limites de ce qui est « naturel » ou « contre-nature ».

Cet ancrage dans l’archive vivante qu’est le corps de l’auteur explique aussi l’insistance de certaines références, masculines et gaies, dont on entre-aperçoit l’importance pour son parcours personnel. Par exemple, celle au réalisateur Derek Jarman, mais surtout la référence à l’écrivain Edward Carpenter. C’est en effet dans la vie et l’œuvre de ce dernier que Lecerf Maulpoix trouve une alternative aux discours écologiques réactionnaires et l’un des modèles passés « chargés d’une énergie essentielle pour envisager les années à venir. » Si les figures et modèles féminins de vie et de pensée ne sont pas absentes, comme par exemple Donna Haraway, Gloria Anzaldúa, ou Vita Sackville-West, le retour sur des figures masculines passées qui offrent une articulation entre vie queer et écologie, apporte un complément intéressant aux publications, par la collection « Sorcières » de Cambourakis, des travaux de Starhawk et du recueil Reclaim.

Mais, Ce parcours n’est pas seulement un parcours littéraire dans les figures du passé, il prend également pour point de repère les différentes tensions qui agitent ou paralysent les mouvements de luttes écologiques et queer, et surtout les tentatives d’articulation entre les deux. L’invocation des figures du passé sert, pour l’auteur, à enrichir les perspectives futures et à cartographier les problématiques qui se posent au présent. C’est ce magma de problématiques politiques et militantes présentes qui motive l’écriture du livre et le mouvement ex-statique vers le passé.

Parmi ces problématiques, le cas des débats autour de l’anti-technicisme et de la pharmacopée me semble paradigmatique de l’éclairage et du décalage que cherche à produire l’auteur. D’un côté, des critiques intellectuelles et militantes de la domination technique, de la modification technique du corps et de l’influence des entreprises pharmaceutiques. De l’autre, des corps et subjectivités queers dont les demandes portent notamment sur des transformations chirurgicales (rhinoplastie, mammectomie, vaginoplastie, etc.), sur les traitements médicamenteux (antirétroviraux, PreP, hormones, etc.), et sur des actes liés au choix procréatif (avortement, FIV, etc.). Or, constate l’auteur, les arguments anti-technicistes peuvent être mis à contribution pour servir des mécanismes d’exclusion. C’est exactement ce qu’il constate dans les discours « écologiques » réactionnaires qu’on peut trouver dans la revue Limite ou La Décroissance, mais également dans les discours censément plus à gauche : « MutiléEs, hormonéEs, intoxiquéEs volontairement, les corps des transpédégouines seraient selon eux, monstrueux, tristes reflets d’une aliénation à tout un système ».

C’est exactement contre ce type de discours, qui consiste à détourner les arguments écologiques pour servir des processus d’exclusion, que cherche à lutter l’auteur d’Écologie Déviantes. Il s’agit de proposer quelques exemples d’alternatives à ces « écologies » qui considèrent les corps et les subjectivités queer comme des corps contre-nature et, par là, indésirables (« spectre religieux et hétéronormatif qui hante le jardin-corps d’une partie des écologistes »).

Or, ces solutions apparaissent toujours collectives et communautaires. Il s’agit de cartographier les tensions qui conduisent à l’exclusion, mais aussi les énergies collectives présentes qui permettent une plus grande ouverture de l’écologie. Les travaux de Poussy Draama, du collectif GynePunk, de l’artiste Mary Maggic, rappellent qu’il est possible d’articuler une critique du capitalisme pharmacologique tout en œuvrant pour la transmission de pratiques DYI, de savoirs forgés en commun, et pour que fleurissent des réseaux d’échange de produits hors des logiques marchandes. C’est par une attention aux pratiques politiques présentes que certaines fausses oppositions qui limitent encore les possibilités d’articuler luttes écologiques et luttes queer se trouvent déconstruites.

Écologies déviantes est donc un outil intéressant au moins à deux titres : à la fois parce qu’il constitue, pour celleux qui sont les moins au fait de ces questions, une introduction informée aux problématiques posées par l’articulation entre écologie et luttes queer ; et, en même temps, le livre offre, pour celleux qui connaissent déjà ces problématiques, quelques pistes à creuser pour l’articulation concrète entre les luttes.

De l’écologie réactionnaire à une écologie mémorielle

L’évocation de nombreux exemples d’articulation entre écologie et luttes queer produit un effet surprenant d’extension du champ des pratiques rattachées à l’écologie. Si l’auteur précise que « l’écologie utilisée ici ne se réduit pas à la préservation des écosystèmes, aux énergies renouvelables ou à un changement de consommation individuel [ ni] avec un réformisme dont le but serait de faire durer le plus longtemps possible le capitalisme », la question se pose de savoir comment il définit l’écologie. Le refus d’imposer une définition stricte à l’écologie et la promotion d’une « écologie plurielle », correspond à la volonté de ne tracer aucune borne ou limite qui pourrait réduire et épuiser la portée et la potentialité du concept et de la politique censée l’incarner.

La définition du geste ou du mode de vie écologique ne s’esquisse qu’à partir du réseau des divers exemples que l’auteur tisse. L’écologie peut, par exemple, prendre la forme d’une « permaculture sociale ou relationnelle » que Lecerf Maulpoix évoque en lien avec le travail militant de Starhawk : « Au sein des douze principes fondateurs définis par les concepteurs de la permaculture, la valorisation de la diversité des espèces, des marges des jardins et des bordures naturelles, l’exigence d’intégration de la biodiversité existante et la réutilisation des « déchets » et des rebuts dans la création d’un écosystème productif et viable écologiquement, transforment profondément notre rapport à la culture, à la résilience et au soin du vivant. »

L’écologie peut s’entendre aussi dans les rapports entre les pratiques sexuelles, les plantes et les rochers, dans les endroits de cruising. Après avoir cité le poète et dessinateur marseillais Lazarus Lazare, l’auteur se demande : « De quelles quantités de liquide la terre a-t-elle été abreuvée chaque après-midi et chaque soir de l’été 2020, alors qu’un flux incessant de milliers de parisienNEs braillardEs en pèlerinage marseillais venaient trouver au Mont Rose un peu de la sacralité vaporeuse des paysages calcaires ? Les arbres, les plantes, les différents biotopes se sont-ils accoutumés, se nourrissent-ils depuis des siècles du sperme, des liquides que nous leur transmettons ? »

Cy Lecerf Maulpoix © Gaëlle Matata

La valorisation d’une écologie sans limite, « intersectionnelle, fondamentalement anticapitaliste, queer, décoloniale et féministe » répond directement à la l’exploitation du concept de « limites » par les écologies réactionnaires, limites par lesquelles iels ne cessent de creuser les dualismes « culture/nature, raison/nature, masculin/féminin », et j’en passe. L’effet de cette extension est également de montrer que, loin de constituer une restriction de l’écologie, ou un « ilot communautariste » au sein de l’écologie, comme le pensent certain·es critiques, son articulation aux autres problématiques sociales constitue plutôt une extension, un élargissement des possibilités offertes par l’écologie.

Cette extension va jusqu’à concerner une écologie des morts ou plutôt, « une écologie mémorielle » qui consiste à tisser des liens au sein des différentes archives, afin de (re)construire, y compris avec l’aide éventuelle de la fiction, ces « histoires minoritaires [qui] se dérobent souvent, tapies dans des recoins », rejoignant alors aussi bien les travaux engagés par Sam Bourcier et le collectif des Archives LGBTQI que les travaux de Vinciane Despret ou Donna Haraway.

La colère et l’espoir, affects pour des futurs

Cette écologie mémorielle, que l’auteur appelle de ces vœux mais qu’il performe également autour des figures de Jarman, Carpenter ou Sackville-West, est importante au présent et pour le futur en ce que « les mémoires minoritaires, l’histoire de nos luttes, abondent d’exemples déviants (…) de rêves et d’utopies précieuses à même de nourrir nos imaginaires et nos espoirs. » Si ce retour vers le passé qui vise, par une pratique de tissage, à reconstruire des histoires, est essentiel, c’est qu’il réouvre, peut-être paradoxalement, la possibilité d’un futur sous la forme de l’affect d’espoir.

Je crois qu’ici se fait jour une grande proximité entre le projet de Cy Lecerf Maulpoix et celui proposé par Muñoz dans Cruiser l’utopie, récemment traduit aux Éditions Brook, lorsque ce dernier évoque la nécessité d’une conception extatique du temps queer. Tout comme chez Muñoz, l’extase temporelle que propose Lecerf Maulpoix, qui consiste à trouver dans le passé, une énergie pour réouvrir le futur, vise à lutter contre le présentisme de certaines politiques (y compris des politiques queer no future), et la mélancolie, laquelle porte « le risque du désengagement du corps et de l’esprit ». Contre le pessimisme croisé d’une partie des théories et des politiques queers et des politiques écologiques, la mobilisation de l’affect d’espoir est essentielle, car comme le dit Muñoz, « la politique queer a besoin dune bonne dose dutopisme ». Nous pourrions aussi le dire de l’écologie.

Le refus du pessimisme, même si le risque n’en est jamais balayé, répond également au fait que ce pessimisme signifie la paralysie sur le plan politique. Dans la mélancolie et le pessimisme « tout se mélange : noms de pays, territoires, populations humaines ou non-humaines, déjouant alors toute possibilité d’échapper au vortex de cet imaginaire négatif. » Le problème de la mélancolie, en plus d’être un affect douloureux, est un problème épistémologique. La lecture mélancolique (sur le mode de la lecture paranoïaque dénoncée par Sedgwick) empêche l’attention aux pratiques et possibilités locales, dans lesquelles résident pourtant la force politique principale contre les politiques étatiques insuffisantes et l’appel moralisateur à la responsabilité personnelle.

Nulle naïveté pourtant dans Écologies déviantes qui montre que, si l’espoir est un affect qu’il est utile politiquement de mobiliser et de susciter, la colère ne l’est pas moins. On la sent poindre, cette colère, dans certaines attaques explicites ou à mots couverts, mais également dans l’expression d’une sensibilité lucide sur les destructions, passées, présentes et futures, des formes de vie et des rapports entre ces vies : « Combien de fois au cours des dernières années ai-je fait l’expérience d’un paysage en m’interrogeant simultanément sur les formes que prendrait sa destruction ? » Cette menace concerne par exemple l’espace de cruising du Mont Rose à Marseille, que nous avons évoqué, avec la construction d’un nouveau sentier littoral et le projet d’un « village les pieds dans l’eau » qui perturbera à coup sûr, s’il est réalisé, l’étrange harmonie entre les fluides pédés, les plantes et les roches propre à ce lieu.

C’est cette balance, cette oscillation affective, entre la colère, produite par les destructions, et l’espoir, produit par les gestes de résistance et les pratiques alternatives, conjuguée à l’efficacité dans l’expression et la richesse du matériau recueilli par l’auteur, qui font la beauté du texte, sa sensibilité particulière et sa force politique.

 

Cy Lecerf Maulpoix, Écologies déviantes – Voyage en terres queers, éditions Cambourakis, septembre 2021, 272 p., 22 €

Remerciements à Gaëlle Matata pour la photographie de Cy Lecerf Maulpoix