« C’est dommage que tu ne sois pas une vraie psy, me dit mon mari, on serait riches » : Lizzie n’est en effet pas psy mais bibliothécaire à Brooklyn, un poste d’observation rêvé de nos vies contemporaines. Elle a une vie « remplie de gens » et croque celles et ceux qui viennent emprunter des livres, mais aussi les gens qu’elle croise dans la rue ou dont elle traque les conversations dans les cafés ; elle dit son quotidien de mère, de femme et de sœur, raconte nos vies et la marche du monde par bribes et éclats qui finissent par composer une fresque de nos modernités aussi fantasque, lucide et tragiquement drôle que le furent les Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon au siècle dernier.
Si les éditions Dalva ont fait le choix d’Amosphère, le livre de Jenny Offill s’intitulait Weather en vo. Et la romancière a en effet quelque chose de la météorologue : elle excelle à saisir un moment absurde ou un comportement émouvant et à les précipiter en quelques phrases. Par fragments, elle raconte « l’homme en costume minable » qui refuse qu’on efface ses amendes parce qu’il a l’impression de contribuer au financement de la bibliothèque, la femme qui passe en coup de vent pour voler un sac plein de rouleaux de papier hygiénique. Il y a aussi ceux qui lui infligent leurs théories sur la vaccination ou le capitalisme tardif, le défilé des profs grincheux et, en dehors de cette foule bigarrée, le quotidien de Lizzie, quarantenaire qui a fort à faire avec son mari (qui a abandonné sa thèse de philo pour faire de la programmation de jeux vidéo), son fils Eli et son frère dépressif qui tente de décrocher de ses addictions. Lizzie est comme vous et moi, une mère qui tente d’en éviter d’autres à la sortie de l’école, une femme qui essaie de tout faire pas trop mal même si tout déborde et qui a le sentiment que « les jours s’accélèrent. Ce genre de choses n’est pas censé se produire, mais je suis certaine de le percevoir quand même ». Lizzie capte tout avec une acuité suraiguë, un peu comme son frère — avec les narcotiques « le monde cessait de l’interpeller ». Lizzie, elle, prend des notes pour penser/classer le chaos qui l’assaille. Et la relève semble assurée avec Eli : Lizzie l’emmène dîner dehors « ANIMAUX NON AUTORISÉS prévient un panneau devant le restaurant. « Mais on est des animaux, non ? » « Ne sois pas tatillon », je lui dis ».
Sylvia, l’ancienne directrice de thèse de Lizzie, tient un podcast sur le dérèglement climatique, l’Apocalypse et ses « cavaliers invisibles qui galopent vers nous ». Lizzie écoute le dernier en date, intitulé « « Le centre n’est pas une position tenable ». Ils pourraient tous s’appeler comme ça » et Atmosphère aussi. Sylvia propose à Lizzie d’arrondir ses fins de mois en répondant à sa place au courrier électronique dantesque qu’elle reçoit et en se chargeant de la logistique de ses déplacements professionnels. Voilà donc Lizzie accompagnant Sylvia dans la Silicon Valley, faisant montre du même esprit caustique. Elle feint d’enregistrer objectivement les échanges quand une remarque, en passant, fait basculer la chronique dans ce qu’est le monde contemporain : une course un peu (voire très) déjantée, dans laquelle l’humour apparaît comme la seule porte de sortie un peu élégante. Chaque saynète le montre, chaque encadré (mail reçu et réponse de Lizzie) qui rythme le texte : on rit beaucoup alors que tout est tragique.
Le sel de ce livre singulier est en effet dans sa saisie du cœur ardent des situations et des êtres, dans sa manière de faire affleurer les contradictions, sur le fil (si mince) entre normalité quotidienne et folie brute soit le monde comme il va — plutôt mal et vers la catastrophe. Trump est en campagne puis élu président, on construit des digues pour tenter de contrer la montée des eaux et on entend les mouettes sans plus jamais voir la mer, la folie des réseaux et autres plateformes nous transforme en écureuils, voire en rats de laboratoire. Au milieu de ce délire, Lizzie tente de surnager, elle se demande si le mieux est de prendre un amant ou de se convertir au survivalisme. « Un jour, je dois courir pour attraper le bus. Je suis tellement essoufflée quand je monte, je comprends que tous mes préparatifs pour l’apocalypse sont vains. Je mourrai dans les premiers, et de façon atroce ».
Ces vignettes lapidaires, d’une ironie douce-amère, nous font redécouvrir un quotidien que nous ne voyons plus. Et qu’on ne s’y trompe pas : ce récit qui se construit en patchwork n’est en rien expérimental, il se lit comme un roman dont la forme implosée est la seule mesure possible de nos modernités qui ont « un goût de fin du monde ». Et on a rarement lu un récit de de l’anthropocène aussi (faussement) léger et singulier.
Jenny Offill, Atmosphère, traduit de l’anglais (USA) par Laëtitia Devaux, éditions Dalva, août 2021, 208 p., 20 € 50