Vies imaginaires (1/x) : « Il fit souvent portraiturer son génie » Nicolas Cavaillès (Le Temps de Tycho)

Tycho Brahe, Astronomiae instauratae mechanica (Wiki Commons)

On aurait pu penser la vogue des vies imaginaires dépassée, l’exofiction tarie après une grosse décennie commerciale épuisant le genre. À lire les romans de la rentrée littéraire 2021, on en est loin : du portrait rapproché de Lucette Destouches aux vies de Chevrolet, le choix demeure large dans les rayons des libraires. Si cette production ne brille généralement pas par sa singularité et ne dépasse pas la portée littéraire d’une fiche Wiki, quelques romans font exception. Parmi eux, Le Temps de Tycho signé Nicolas Cavaillès qui paraît chez Corti.

Cette vie, Tycho Brahe, astronome danois du XVIe siècle, a lui-même choisi de l’écrire. Puisque nul ne sait quel jour exact il est né (13 ? 15 ? 19 ? décembre 1546), il en décide, ce sera le 13 à 22 heures, manière de mettre son existence sous les auspices d’une « formidable concentration de forces cosmiques ». Son obsession est de « faire œuvre » et c’est cette mécanique horlogère que (dé)monte Nicolas Cavaillès, « après Pierre Gassendi qui le premier raconta sa vie ».

Le savant a fait des études tournées vers les humanités : logique, rhétorique, philosophie, poésie — et il « retrouverait dans son enquête astronomique la beauté mystérieuse rencontrée dans la grande métrique latine, quand elle condensait les rigueurs de la fatalité et la magnificence du cosmos en une suite dactylique de syllabes comptées, d’une force incompréhensible, puisées au contact direct des harmonies secrètes de l’univers ; les poètes imposaient à l’écoulement du temps l’eurythmie que les astronomes détectaient, eux, dans la carte du ciel ». Ce travail sur le rythme, poétique comme astronomique, est la clé musicale du Temps de Tycho : la prose de Nicolas Cavaillès puise elle aussi à ces deux sources, elle célèbre la magie d’une éclipse solaire qui sera révélation pour Brahe, détaille les nouveaux instruments d’observation qu’invente le savant ; elle dit ses tâtonnements, ses révélations, sa manière de construire sa propre légende, jusque dans son corps. À 22 ans, Tycho s’est battu en duel, un morceau de son nez a été irrémédiablement coupé. Il se crée un appendice nasal en or et argent qu’il fixe chaque matin, manière de se singulariser à jamais.

L’astronome commence à regarder Copernic « de haut », il est le protégé de Frédéric II qui met à sa disposition une île tout entière, Hven « également appelée Vénusie ou Scarlatine », 8 km2 dans le nord du détroit d’Øresund, « non loin d’Elseneur », un « îlot providentiel » consacré aux astres et à la science. Tycho y fait construire Uraniborg, la cité des Cieux dédiée à la muse Uranie et l’observatoire souterrain, Stjerneborg. L’île est une forme de monastère voire de phalanstère avant l’heure, autosuffisante avec son armée de paysans et artisans, sa cour d’astronomes, notables et aristocrates. Tycho règne sans partage sur son domaine terrestre/céleste, il observe les comètes, propose une nouvelle carte du firmament. Mais son obsession est de mesurer le temps, de le maîtriser, il invente alors la trotteuse, cette « aiguille monotone » qui désormais rythmera « le passage mécanique du temps », « illustration métallique de l’inexorable fugacité de la vie ». Avec son invention diabolique, le temps sort de son silence et Tycho entre bientôt au « panthéon des astronomes ».

Lui-même œuvre à sa postérité, avec des tableaux le représentant ou immortalisant les instruments de son invention, dûment affichés sur les murs de ses observatoires ou illustrant ses livres. Dans la salle des portraits de Stjerneborg, il est le huitième tableau, héritier de la lignée des plus grands, Ptolémée, Al-Battani ou Copernic. Les cadres forment la carte de la science vers son accomplissement moderne et peuvent aussi figurer un alignement de planètes. Mais quelle que soit la lecture choisie, tout converge vers Tycho Brahe qui s’est autoproclamé « prince des astronomes ».

Le savant travaille sans répit, il corrige les errances et erreurs du passé, sans même imaginer que ses propres découvertes et avancées seront reléguées par d’autres au statut, labile et paradoxal, de méprises provisoirement justes. Tycho voudrait posséder l’univers, donc le temps, du passé à l’avenir (sa trotteuse est elle toujours chargée de mesurer le présent), il exerce sa mégalomanie despotique sur son île. On le loue pour son génie ou on le méprise, on le traite de « mécanicien vaniteux », parce qu’il place la Terre au centre du monde, le soleil et la lune tournant autour de lui. Tycho n’a pas le courage de contredire les écritures saintes, aurait-il peur de l’Inquisition ? Il n’est pas Giordano Bruno, il préfère un « système géocentrique et fini, bâtard et hypocrite ». Critiqué puis ruiné à la mort de Frédéric II, Tycho doit quitter son île et s’exiler,pour finir sa vie à Prague. Il aura Kepler pour proche collaborateur et « héritier scientifique », Kepler qui le relèguera à jamais « dans les archives de leur discipline ».

Avec son Tycho Brahe, Nicolas Cavaillès compose une vie brève exemplifiant la marche d’un temps « out of joint », disloqué par sa trotteuse. Articulant Tycho à Claudius ou Hamlet comme Hven et Elseneur, l’écrivain rend son épaisseur à une existence oubliée, prise entre « faits authentiques » et « limbes paradoxaux de la vérité », il en fait la figuration même des apories de la science, entre aventures du sens et échecs. Comme l’énonce le titre du livre et conformément à l’art poétique énoncé dans ses premières pages, Tycho est « un temps », il incarne une période comme un moment musical, condensant les rigueurs de la fatalité et la magnificence du cosmos ».

Nicolas Cavaillès, Le Temps de Tycho, éditions José Corti, août 2021, 108 p., 15 € 50