Jean-Luc Nancy : « Monstrueux, peut-être » (entretien avec Jean-Clet Martin)

Jean-Luc Nancy au Salon du livre de Paris lors de la conférence Dessine-moi un roman, mars 2010 © Georges Seguin (Wiki Commons)

En 2012, dans un entretien amical, Jean-Luc Nancy et Jean-Clet Martin échangeaient au sujet de Derrida, du corps, du politique, de Spinoza – échanges ouvrant ou soulignant des résonances, des lignes possibles entre l’œuvre de l’un et celle de l’autre, des transversales à l’intérieur de chacune de ces œuvres qui sont aussi des lignes qui tendent vers un dehors, comme pour toute pensée véritable.

Derrida vous a consacré un livre important. Avez-vous été surpris par sa façon de tout reployer autour du « toucher » ?

A vrai dire, comme Jacques Derrida le raconte d’ailleurs au début de son livre, il avait engagé ce motif par un texte bref, écrit il y a plusieurs années – et dont le thème et l’élan, en somme, sont restés ceux du livre : il m’avait donc déjà en quelque sorte mis sur la trace de ma propre… comment nommer cela ? obsession ni hantise ne conviennent – prédilection ? penchant ?

Il y aurait tout un travail à faire sur de tels « traits de caractère théorique », si l’on peut dire : comment un travail philosophique a ses marques et repères propres, ses inclinations sensibles et/ou métaphoriques…

Je n’étais pas totalement inconscient d’une prégnance du toucher chez moi, mais pas vraiment avisé non plus. Donc, Derrida m’a surpris, oui, surtout lorsqu’il est remonté si loin en arrière. Mais ce qui m’a surpris aussi, c’est la justesse de sa visée : car lorsqu’il a été prélever ce texte bref, Psyché (une courte méditation sur le thème de Freud : que la psyché, l’« âme », est elle-même étendue, spatiale : c’est une note posthume, un peu énigmatique), comme une sorte de leitmotiv ou de schème transcendantal – en quelque façon – il a très bien senti (sans que je lui en aie parlé) que la phrase de Freud : « Psyché est étendue, n’en sait rien », est pour moi depuis plus de trente ans comme un « motto »… Et le rapport qu’il fait avec la Marie étendue du Caravage est d’autant plus juste que pendant qu’il finissait son livre, avant donc que je le lise, j’étais en train de m’occuper d’une autre figure de femme étendue – Vénus et la Musique, cinq toiles du Titien : or ce n’est même pas moi qui, le livre paru, ai fait le lien, mais Peter Szendy, un ami musicologue…

Derrida m’a donc surpris, si je peux dire, à partir de moi-même : ou plutôt, bien plutôt, à partir d’un autre en moi, de moi peu connu… comme une forme-femme étendue à travers mes pensées, et qui les penserait ou qui les rêverait… Comme si cette forme-femme était aussi Derrida lui-même, ou bien comme si elle était couchée en travers de ses pensées et des miennes. Etrange scène…

En tout cas, la précision de sa lecture, sa perspicacité à repérer les accents d’un leitmotiv qui me vient certainement de très loin, d’un lieu très enfoui, à me surprendre le doigt dessus et frôlant l’impalpable (donc, avec toutes les ambigüités possibles, effleurées…), oui, cela ne me laisse pas intact !

L’âme étendue… Seriez-vous peut-être en accord avec Spinoza disant que nul ne sait exactement ce que peut le corps ? avec quoi il compose ses rapports ? quels individus ? quels intrus ? jusqu’où s’étend son pouvoir de persévérer dans l’être ?

Je connais bien trop mal Spinoza pour vous répondre ! Cette phrase célèbre, souvent invoquée, séduit une pensée qui se veut libérée des idéalismes et des spiritualismes – mais je ne sais comment on peut l’entendre au juste hors d’un contexte spinozien précis, que je suis incapable de reconstituer.

Pour ne pas me dérober, je proposerai seulement ceci, quitte à n’être guère fidèle à Spinoza : d’abord, la phrase dit « un corps », me semble-t-il, ce qui est important. Un corps, c’est une réalité déterminée, finie (un « mode fini » pour Spinoza). Il s’agit donc de ce que « peut », chaque fois, un corps singulier, dans sa singularité. Or, Spinoza est tout le contraire d’un dualiste : le corps est certes pour lui l’autre de l’esprit, mais cet autre n’en est pas moins l’autre face du « même » qui est la substance unique, « Dieu » ou « la nature ». En tant que tel, un corps entre dans une quantité indéfinie de rapports, par quoi il rend possible l’activité et l’affectivité de l’« esprit ». Le « corps » est le mode fini – donc indéfiniment singularisé – de l’exercice d’une puissance infinie.

C’est peut-être ce que Spinoza veut dire : en tout cas, je le comprends ainsi. Mon corps n’est pas le bateau dans lequel est logée mon âme (ici, exprès, je parle plutôt comme Descartes, car lui non plus n’est pas aussi « dualiste » qu’on le dit…) : il est le bateau dont l’« âme » est le bois et la forme, la coque et l’étrave. Le corps ce n’est pas « une chose », au sens ordinaire, c’est ceci : qu’un « sujet » existe hors de soi, exposé au dehors, touché du dehors, pénétré du dehors. Nous ne savons pas jusqu’où un corps « peut » aller au dehors, puisque la mort est qu’il n’y a plus de corps pour nous instruire de ce à quoi un corps aura touché en cessant d’être « ce » corps : or, il aura touché à lui-même, à son essence de corps « sub specie aeternitatis » comme le dit Spinoza. Ou il aura été touché par cette éternité.

Je crois que, pour Spinoza, le corps en mourant change de forme : je me risque à dire qu’il « connaît » ce changement. Il ne « ressuscite » pas, ni ne devient « glorieux » : mais sa limite est une transformation à l’intérieur de l’infinie substance. Voilà bien une des pointes les plus acérées de la pensée… Le corps compose ses rapports avec des corps : donc avec une diversité et même avec une disparité et une impénétrabilité. Il ne communique pas comme un « esprit » qu’on supposerait transparent, perméable et homogène à tout esprit. Il communique avec l’autre, le distant, l’impénétrable…

Difficile d’aller à l’esprit, en effet. Le distant, l’impénétrable… Parfois la peinture en dit long là-dessus, comme certains autoportraits… Que faire d’ailleurs de ce regard qui ne nous concerne pas vraiment, entièrement pris dans la singularité de son lieu ? Quelque chose d’intrusif ?

J’ai plutôt écarté l’autoportrait : je l’ai subordonné au portrait en général, en tant qu’il est toujours portrait de l’« auto », du rapport à soi (au lieu de poser l’autoportrait d’un côté, du côté d’un renvoi à soi, et de l’autre côté le portrait comme vision de l’autre). Il m’a semblé que le portrait montre sans réserve que l’autoposition imputée au « sujet » n’a jamais lieu que par, dans et comme un portrait. Donc, a lieu exposée ou s’exposant. En ce sens en effet, un intrus est indispensable : un autre qui m’expose.

Quel est l’intrus qui me fait sortir du ventre maternel ? Est-ce la mère ? le père ? moi-même ? moi-même à moi-même déjà intrus dès ma conception ? Pourquoi sortir du ventre et se montrer ? peut-être parce que justement j’étais un intrus dans ce ventre ? (c’est une amie philosophe, Sylviane Agacinski, qui m’a écrit après avoir lu L’Intrus qu’il faudrait parler de cet intrus qu’est l’enfant dans sa mère…). Vous dites : ce regard du portrait reste pris dans son lieu : mais non, je ne crois pas, justement pas : il irradie de son lieu singulier une capacité d’universel qui pourtant reste singulier et ne peut être universel que singulièrement…

Le corps s’expose, s’écarte de lui-même autant que s’écartent les singularités qui le peuplent. Vous semblez préoccupé, ces derniers temps, par un type d’espace sans cesse menacé de dispersion. Est-ce là le statut nouveau du corps qui reçoit ses mains ou son cœur du dehors ?

 

Pourquoi dire « menacé » ? L’extériorité, la dispersion sont toujours ressenties dans l’ordre de la menace. L’intériorité, l’intimité sont le « dedans », le foyer, l’identité… Or nous savons ce dont sont capables (ou incapables) les identités crispées… Mais il est vrai qu’il y a aussi dans notre actualité un éloge hâtif de la multiplicité et de la fragmentation, etc. En vérité, ce qui est à penser, c’est qu’une identité (une « intériorité ») n’advient – car il faut qu’elle advienne, c’est hors de doute – que quelque part (dans un corps, par exemple, dans tel corps) : mais quelque part implique la pluralité des « parts », des places, des lieux et des avoir-lieux. Il faut toujours un lieu-tenant de l’identité. Qui dit un lieu dit plusieurs lieux et leur exposition entre eux (ouvertures, frontières, passages, partages). Et que vienne une circulation inouïe jusqu’à nous des organes – bientôt sans doute entre des animaux et l’homme – qu’est-ce d’autre que la gigantesque intrication de la technique et de la nature que la nature a engagée depuis qu’il est issu d’elle un anthropoïde, un animal à outils et à symboles ? Dans cet animal, la « nature » s’est faite son propre « art » – à ses risques et périls…

Qu’est-ce précisément pour vous que le lieu, occuper le lieu ? Le lieu propre ne s’ouvre-t-il pas sur un lieu commun, une communauté ?

Occuper le lieu ? justement pas « occuper », pas comme une armée d’occupation. Non pas être là et s’y installer, au mépris des singularités du lieu, mais tenter d’être-le-là (comme voulut le penser Heidegger) : de se faire l’ouverture d’un lieu, cela par quoi il ouvre sur d’autres lieux – car sans cela il n’y a plus de lieu, il y a des places, des positions, rien d’autre – un « lieu », c’est d’abord une capacité de sens hors du lieu

Mais ce corps démembré-remembré est-il susceptible de rejaillir sur la constitution du corps social ? A cet égard pourrait-on envisager le mythe de Frankenstein comme le lieu d’émergence d’un homme nouveau – pour autant que Frankenstein puisse faire figure d’intrus dans la lignée des descendances ? (Il n’a pas de mère, cette mère dont vous parliez plus haut. C’est un corps sans filiation qui compose ses rapports avec des individus nombreux et qui n’exclut pas, peut-être, un cœur de femme. C’est un nouveau Christ dans son genre, un ressuscité d’un type nouveau)

C’est tout le « corps social » qui est désormais en proie à des processus très complexes de transformation, au point de devoir se demander en quel sens il est ou n’est pas « corps ». Nous avions eu le « corps du roi ». Puis le « peuple en corps ». Mais toujours, en somme, un corps organisé et ordonné en une autonomie souveraine. La « souveraineté » a un sens aussi longtemps qu’on peut désigner le « plus rien au-delà » que son nom signifie (souverain = au-dessus de tout). Mais désormais – c’est cela, l’extrême contemporain (pour reprendre la devise de Michel Deguy) – il faut voir la souveraineté se déconstituer d’elle-même : un autre rapport s’engage. Ni corps social, ni « lien » (terme à tout faire), ni « communauté » (trop en intériorité) : la complexité et la relative obscurité de l’« avec » : être « avec », c’est extérieur/intérieur, l’un et l’autre et ni l’un ni l’autre.

On dira que vous avez un entretien avec moi, mais aussi qu’il y a sur la table un clavier avec une souris, ou bien que Céline sort avec Mikhaîl : « avec » dit beaucoup de choses compossibles et incompossibles. Mais je ne verrais pas Frankenstein ici – pas du moins selon ma perception spontanée de ce mythe. Pour moi, Frankenstein est vieilli : il est d’ailleurs vieux dès qu’il est fait. Il est un assemblage mimétique d’un corps : pour nous, il s’agit d’autre chose, d’un tout autre mode de com-position ou de com-parution, de com-possibilité : compossibilité d’incompatibilités, peut-être, com-passibilités. Une humanité qui n’a plus un modèle qu’elle singerait par un monstre, mais qui discerne devant elle les traits indiscernables d’un à-venir qu’elle voit venir en tant qu’inconnu, monstrueux peut-être, peut-être monstratif d’un autre homme… Mais votre interprétation de Frankenstein est ici différente, et je vous l’accorde !